Vacarme 15 / chroniques

Je dois dire que j’ai été très impressionnée quand on m’a amené Stan.

Je m’attendais à recevoir un choc. Peut-être allais-je pleurer bêtement, le cœur durci par l’émotion, le corps tout mou autour, avec les jambes comme du coton.

ça a été plus fort que ça. Au-delà de tout ce que je pourrais décrire.

La ressemblance était parfaite. C’était Stan. C’était son sourire, c’était sa voix, c’étaient tous les détails qui font qu’une personne est unique au monde : l’implantation des cheveux, la forme des oreilles, la texture de la peau, la place d’un grain de beauté... rien n’était approximatif.

Normal, j’ai payé le prix fort. Je suis allée chez Forthun & Son. Une vraie folie. Payable par mensualités.

Pour Stan, pas question d’avoir affaire aux discounters, ceux qui annoncent des prix cassés dans les e-pubs.

Je connais des gens qui l’ont fait. Pour leur fils. ça a été une catastrophe. Cinquante mots de vocabulaire. Des gestes stéréotypés. Des mimiques bizarres. Des états de confusion. Ils ont fini par le laisser éteint dans sa chambre. Pour eux, c’était comme si leur fils mourait une seconde fois.

Ne croyez pas que j’aie agi sur un coup de tête. J’ai longuement hésité avant de prendre ma décision.

C’est vrai, avant, je ne comprenais pas qu’on puisse avoir recours à cette technique. J’avais à la bouche les mots qui se chuchotent au moment d’un décès : faire le deuil. Assumer la solitude.

C’est tellement facile quand on n’est pas directement concerné.

Car avant, je ne pouvais pas imaginer que Stan puisse se transformer en un cadavre gelé, la poitrine fracassée par les tôles de sa WW. C’était impossible. Pas Stan.

Stan était tellement « vivant ». Je sais, ça peut paraître idiot de dire ça, tout le monde est vivant avant d’être rayé du monde.

Quand même. Certains plus que d’autres.

Stan était de ceux-là. De ceux qui ne tiennent pas en place, bouillonnent de projets, sont capables de mener de front plusieurs activités sans jamais manifester de fatigue... Un athlète de l’action.

Je reste persuadée que Stan n’avait pas rendez-vous avec la mort ce jour-là. Qu’il y a eu une sorte d’erreur à son égard. Quelque chose a disjoncté dans le vaste réseau énergétique, une réaction en chaîne imprévisible et voilà mon Stan éjecté de la vie sans aucune raison valable. À trente-quatre ans. La veille de sa promotion de manager de zone. Le lendemain de notre anniversaire de mariage. Quinze jours avant nos vacances aux îles Paradis. Quand j’ai allumé son agenda, j’ai vu défiler les dates avec tous les rendez-vous auxquels il ne se rendrait pas. J’ai appuyé sur la touche delete.

Delete . Je déteste ce mot.

Après l’effervescence de la cérémonie de cryotogénie, les invités m’ont abandonnée à ma solitude. J’ai dû affronter le silence de l’appart, le lit soudain immense, le petit-déjeuner face à une chaise vide. Je me suis dit que ce serait ainsi chaque jour.

Veuve. C’était désormais mon statut. Un statut qui allait me coller à la peau comme une lèpre. Aucun traitement ne serait assez puissant pour me faire retrouver ma virginité d’antan. Pour moi, c’était trop tard. J’allais vieillir seule, jusqu’au jour où, à mon tour, j’irai rejoindre Stan dans son monde glacé.

J’ai navigué plusieurs fois sur l’Écran pour aller voir le corps de Stan, flottant dans sa coque d’azote liquide. Vous connaissez ces nouveaux cimetières virtuels ? C’est très bien organisé, vous pouvez visionner le défunt, l’image étant véhiculée par l’intermédiaire d’une caméra numérique.

Mais ce visites ne me faisaient aucun bien. Au contraire, après avoir éteint l’Écran, je me sentais plus désemparée que jamais.

Après tout, me suis-je dit, pourquoi s’enferrer dans le désespoir alors que la science met à ma disposition des procédés conçus pour me soulager ?

Bien sûr, comme tout le monde, je me suis posé des milliers de questions.

Ce serait Stan sans être lui puisque Stan est mort.

La chose aurait son apparence physique - dans ce domaine, ils ont fait des progrès remarquables - elle pourrait soutenir une conversation, rappeler nos souvenirs de vacances ou tout autre sujet préprogrammé. Elle viendrait dormir à mes côtés, elle pourrait même ronfler un peu, si je l’indiquais dans le protocole.

Mais, tandis que les restes de Stan finiraient de se décomposer dans les réservoirs de la firme, la chose fonctionnerait à l’énergie atomique, elle n’avalerait jamais le moindre verre de vin, elle devrait chaque jour s’immerger pendant quelques heures dans un bain spécial, son existence serait annexée à une télécommande sans laquelle elle ne serait qu’une marionnette détachée de ses fils.

Dans les premiers temps, notre nouvelle vie de couple a été idyllique. Presque plus idyllique que la vraie, pourrais-je ajouter si je voulais faire de l’humour.

Bien sûr, Stan n’allait pas au bureau. Pour lui, tous les jours, c’était le week-end. Le matin, il se réveillait d’excellente humeur (ce qui dans notre ancienne vie n’était pas toujours le cas). Il préparait le petit-déjeuner pendant que je regardais le rectangle gris de la fenêtre lentement s’éclaircir. Souvent, nous commencions la journée par un footing au parc urbain. Je sais que ce n’est pas très prudent parce que les simulacres sont souvent volés, surtout les modèles sophistiqués comme ceux de Forthun & Son. Mais Stan était tellement réussi que je n’imaginais pas qu’on ne le prenne pas pour un être de chair et de sang.

Un jour, j’ai croisé une ex-collègue de Stan qui ignorait sa disparition. Eh bien, elle n’y a vu que du feu. Elle a discuté du temps qu’il faisait pendant quelques minutes. Stan est imbattable côté conversation météo.

Après le footing, j’allais faire quelques courses pendant que Stan m’attendait à l’appart. Souvent je le branchais sur l’Écran, ce qui lui permettait de déchiffrer les différents Jités de la planète avec son cerveau électronique et de m’en faire une synthèse un peu plus tard.

Je rentrais. Nous préparions le déjeuner : une salade, quelques tranches de jambon italien, un fromage de chèvre aux herbes fraîches. Je mettais le couvert pour deux, même si Stan n’allait pas avaler la moindre bouchée.

L’après-midi, je sortais. J’allais au magasin vérifier les ventes, signer quelques papiers. Mes clients me glissaient à l’oreille leurs souhaits les plus précieux. Je voyais ce que je pouvais faire pour eux.

J’en profitais pour mettre Stan dans son bain régénérant. Une technique exclusive Forthun & Son. C’est aussi pour cela que j’ai choisi cette firme.

Les simulacres doivent régulièrement être rechargés. Pour la plupart d’entre eux, toutes marques confondues, vous devez utiliser les chargeurs libre-service situés dans les centres commerciaux ou dans les halls d’immeubles. Une fois sur deux, il y a la queue, ou pire, il vous faut attendre le réparateur suite à un incident technique. Votre compagnon commence à décliner, il se meut avec difficulté. Bientôt le voilà qui s’écroule sur le sol, vous ne pouvez plus le déplacer seul, il vous faut l’aide d’un passant. Sans compter qu’il est très mauvais d’utiliser les batteries de simulacres jusqu’à la dernière secousse d’énergie.

Et bien sûr, une mafia parfaitement organisée en profite pour opérer. En quelques minutes, le rapt est perpétré malgré vos appels au secours. Quand les gardes de la protection civile arrivent, il est déjà
trop tard.

Les simulacres volés sont reprogrammés pour servir de prostitués dans les sex centers. ça, c’est dans le meilleur des cas, si votre simulacre présente des atouts séduisants : taille et musculature pour les hommes, seins d’un certain volume et visage avenant pour les femmes. Au risque de vous choquer, ils se servent même d’enfants pour ce commerce ignoble. Mais au moins la police a une chance de retrouver votre disparu.

Si votre simulacre est âgé ou s’il n’a rien d’une créature de rêve, il risque d’être enrôlé dans les usines chinoises les plus impitoyables. Pire encore : quand un conflit a éclaté quelque part à la surface de la planète, beaucoup sont vendus pour se battre sur le front. Dans ce cas, ils se transforment rapidement en une bouillie de chair et d’éléments électroniques filmée de façon artistique pour les différents Jités de l’Écran.

Il paraît qu’actuellement, la filière valet/employé de maison est également très active. C’est peut-être le destin le moins pénible à imaginer.

Tandis que moi, grâce au procédé exclusif Forthun & Son, je n’ai qu’à installer Stan dans cet espèce de cercueil transparent, mettre l’appareil en route et revenir un peu plus tard. Stan est régénéré sans que j’aie eu à le sortir de l’appart.

Mon moment préféré de la journée était le verre que nous buvions le soir avant le dîner. Je prenais une douche, je me changeais, je sortais une bonne bouteille, l’une des celles que Stan avait autrefois stockées dans notre cave de salon : un Châteauneuf du Pape. Un Cornas. Stan éprouvait une vraie passion pour les Côtes du Rhône. J’allumais les bougies. Nous discutions de choses et d’autres. Je parlais de mes clients, de leurs bizarreries, ceux qui collectionnent des coquetiers seventies ou des réveils matin à mécanisme manuel.

Après avoir grignoté un plat viet livré tout chaud par le SAS, Stan et moi regardions l’Écran avant d’aller nous coucher. Un docu animalier datant du XXème siècle Un film d’autrefois avec des acteurs humains. Stan et moi les préférions aux nouvelles productions de l’Axe, trop stéréotypées selon nous.

Et puis bien sûr, nous faisions l’amour.

Sur ce chapitre, beaucoup de choses ont été dites. Je tiens à préciser tout de suite certains éléments. Je n’ai pas demandé à la firme de performances spéciales. À aucun moment du protocole, il n’a été question de changer quoi que ce soit. Je voulais juste retrouver mon mari comme il était de son vivant. Un homme sain, doté d’attributs virils normaux et d’une libido équilibrée. Le transformer en bête sexuelle n’aurait eu aucun sens pour moi.

J’ai appris que certaines femmes (ce sont sans doute les mêmes qui ont demandé les performances spéciales) débranchent leur mari les nuits où elles veulent « être tranquilles ».

Je n’ai jamais agi de la sorte. Nous vivions des nuits tendres, parfois passionnées, et j’avoue avoir ressenti beaucoup de réconfort quand Stan m’a prise dans ses bras la première fois. Il utilisait les petits mots gentils qu’il m’adressait depuis toujours dans nos moments d’intimité, il connaissait tous les chemins qui nous menaient vers le plaisir, il en jouait avec une dextérité d’homme qui éprouve du désir pour sa partenaire.

Il y a juste un détail qui, à chaque fois, m’étonnait. L’absence d’odeur corporelle. J’en ai parlé au Professeur Delta. Il m’a dit que, malheureusement, les tests réalisés à ce jour n’étaient pas encore concluants.

La première anomalie que j’ai constatée, eut lieu, justement, pendant la nuit. Je me réveillai brutalement, sans raison particulière, comme cela m’arrive quelquefois.

Stan n’était pas à mes côtés.

Cela m’inquiéta parce que Stan, lui, ne peut pas souffrir d’insomnie. Son programme précise qu’il bénéficie d’un excellent sommeil, qu’il dort en chien de fusil, qu’il rêve quelquefois à voix haute.

J’allumai ma lampe de chevet. J’appelai Stan à travers l’appart sans obtenir de réponse.

Je me levai et poussai la porte de la salle de bain. Stan était là. Assis sur le rebord de la baignoire, lumières éteintes.

Je m’agenouillai à côté de lui.

Il ne me regardait pas. Il avait le visage levé vers le miroir. Dans ses yeux, l’angoisse brillait d’un feu sombre et terne.

ça ne va pas ? demandai-je doucement.

Je ne savais pas comment aborder un simulacre en situation de crise. Et d’ailleurs, je ne savais pas si les simulacres pouvaient vivre quelque chose de cet ordre. D’autant qu’à cet instant-là, pour moi, c’était Stan qui était assis sur le rebord de la baignoire, le front froncé par une question qu’il n’arrivait pas à formuler, et non un mari virtuel.

Stan ne me répondit pas. Il resta une minute ou deux dans la même position avant de se relever et d’aller se recoucher. Je crois qu’il n’a tout simplement pas perçu ma présence. Il était dans un autre monde.

« Son monde », dis-je le lendemain matin au Professeur Delta par le visiophone.

J’avais pris soin de débrancher Stan pour qu’il ne puisse pas suivre cette conversation.

  • Chère Madame, il n’y a pas d’autre monde pour Stan. Vous le savez. Nous le savons.
  • Mais alors, comment expliquez-vous cette attitude ?
  • Un léger décalage dans ses circuits neurosynthétiques. Cela peut arriver. Malgré tous les soins que nous apportons lors de la mise en culture d’un simulacre, certains micro-éléments peuvent venir perturber l’ensemble. Ne vous méprenez pas sur mes paroles. Il s’agit de perturbations mineures. Et tout à fait acceptables. Après tout, Stan n’a rien fait de mal. Il s’est levé au milieu de la nuit et il s’est recouché bien sagement. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter.

« Stan n’a rien fait de mal. »

Cette phrase a néanmoins résonné dans mon esprit de façon désagréable.

Après m’avoir promis de me rappeler dans la semaine pour voir si de nouveaux signes se manifestaient, le Professeur Delta prit congé.

Sur l’Écran, avec sa blouse immaculée, son crâne chauve et ses sourcils trop fournis, il me faisait penser au docteur sadique d’un jeu vidéo.

La vie a repris son cours. En quelques jours, j’avais presque oublié cet incident. Le professeur ne m’avait pas rappelé. Stan était toujours aussi prévenant et agréable à vivre. Et il ne se levait plus la nuit.

Deux semaines plus tard environ, je partis faire quelques courses comme d’habitude après le petit-déjeuner. Il y avait un monde fou à l’épicerie italienne et j’y passai plus de temps que prévu. À croire que la ville entière allait dévorer de la pizza à la mozzarella pour le repas. Je dus faire la queue pour dénicher une minuscule salade. Après les problèmes sanitaires dûs aux aliments contaminés, c’est à nouveau la vogue des commerçants traditionnels. Les gens ne veulent plus acheter par l’Écran, ils veulent être certains de l’origine du produit.

De retour dans mon quartier, je croisai la haute silhouette de Stan. Il arpentait la rue tranquillement. Seul et en plein jour !

Je freinai à sa hauteur, abasourdie.

  • Tu m’as dit que tu rentrais à onze heures trente. Et il est midi passé. J’ai cru bien faire...

De retour à l’appart, Stan répondait posément à mes questions. Ses yeux bruns aux cils recourbés clignotaient comme s’il y avait trop de lumière dans la pièce.

  • Mais Stan, c’est vraiment dangereux de sortir d’ici sans protection, ce n’est pas raisonnable. Tu m’as fait très peur...

S’il avait l’air sincèrement désolé d’être la cause de ma frayeur, il ne semblait pas la comprendre.

L’après-midi, j’appelai le Professeur Delta du magasin.

  • Le comportement de Stan est logique, me rétorqua-t-il après m’avoir écoutée exposer les faits. Passée l’heure, il a cherché à se rapprocher de vous par tous les moyens. Il a obéi à son programme.
  • Mais il sait qu’il ne doit pas sortir seul !
  • Il le sait tant que cela n’entre pas en contradiction avec un autre ordre. En l’occurrence celui que vous lui aviez donné. L’ordre le plus récent annihile les autres. Il faut que vous soyez plus vigilante avec notre ami. N’oubliez pas qu’il ne s’agit pas d’un être vivant. Mais d’une machine pensante. Si vous voulez, je vous envoie un vérificateur. Il verra tout de suite si la programmation de Stan a subi des perturbations.
  • Ce n’est pas la peine, professeur. Ce qui s’est passé est effectivement de ma faute, je le reconnais.

Je coupai la communication. Je connaissais les tarifs. La vérification allait me coûter une petite fortune. Ce n’était pas le moment, je payais encore de lourdes traites pour rembourser la firme.

Régulièrement, pour approvisionner mon magasin en antiquités, il me fallait voyager hors de la zone de l’Axe. Beaucoup de mes clients étaient amateurs d’objets exotiques.

Ces voyages me prenaient une dizaine de jours. J’empruntais toujours le même circuit pour rencontrer les pourvoyeurs auxquels j’étais fidèle.

Je ne prévins pas Stan de mon départ. À chaque fois que j’avais dû m’absenter, je l’avais débranché jusqu’à mon retour. Il n’y avait aucune raison de modifier mon comportement.

Mon avion s’envolait tôt le lendemain matin. Je sortis donc une valise et commençai à la remplir de vêtements.

Stan lisait allongé sur le lit. Il lisait toujours les romans que j’avais moi-même déjà terminés. Souvent, il reprenait des passages à voix haute. Presque à chaque fois, c’était ceux que j’avais préférés. Il leva les yeux vers moi.

  • Tu pars ? me demanda-t-il d’un ton anodin.
  • Pas longtemps. Tu sais, ce sont mes petites escapades pour le travail. J’aimerais autant rester avec toi à l’appart...
  • Emmène-moi avec toi, dit-il d’une voix soudain pressante.

J’eus un moment d’indécision. Je ne me voyais pas entamer une discussion sur l’impossibilité d’embarquer Stan dans ce genre d’aventure. Ni sur son statut de simulacre qu’on allume et éteint au gré de ses envies. C’eût été... Je ne trouvai pas le mot : cruel ? malvenu ?

Pourtant, Stan n’avait pas conscience de lui-même, me suis-je dit. Il pouvait tout entendre sans s’en formaliser. Ses circuits allaient digérer les informations et trouver une conclusion logique à la conversation, du genre « Dans ce cas, veux-tu que je t’aide à terminer ta valise ? »

  • Tu le sais bien Stan, je ne peux pas t’emmener.
  • Pourquoi ?

J’essayai d’être sincère. C’était le moins que je pouvais faire.

  • C’est trop dangereux dans ta situation. Et tu n’as pas les papiers nécessaires à la sortie de l’Axe. Seuls les humains peuvent franchir la frontière...

Stan baissa la tête. Il reprit le fil de sa lecture. Ma réponse avait dû être satisfaisante.

Mes mains tremblaient légèrement. Je détestais ce genre de situation.

Le lendemain, je me levai plus tôt que d’habitude. Stan dormait encore. J’avalai un expresso, pris une douche tiède, enfilai un tailleur pantalon indéfroissable. Devant la glace, je m’examinai longuement, mes pinceaux de maquillage à la main. C’est étrange comme l’âge fonctionne par brusques bonds en avant. Tout à coup, en l’espace de quelques semaines, il fait toutes sortes de dégâts avant de ralentir et parfois même de régresser. Stan, lui, resterait jeune éternellement tandis que je vieillirais. Il ne lui viendrait jamais à l’idée de blâmer mes cheveux blancs, ni mes rides, comme celle qui venait de s’incruster entre mes deux sourcils. Je serais pour toujours son Inès chérie.

Un dernier coup de brosse. J’étais prête. Je cherchai la télécommande. Impossible de mettre la main dessus. Je commençai à m’énerver parce l’heure tournait. Stan était toujours au lit, il me voyait tournicoter dans la chambre.

  • Tu cherches quelque chose ? demanda-t-il.
  • Dors. Il est encore tôt, ne t’embête pas pour moi...

Par une sorte de pudeur, je me servais toujours de la télécommande avec beaucoup de discrétion.

Je continuai à fouiller les lieux. Elle est forcément dans cette pièce, me suis-je dit.

  • Froid, déclara Stan avec sérieux en se redressant contre les oreillers. Accroupie près du lit, j’étais en train de jeter un coup d’œil sous le matelas.
  • Qu’est-ce que tu dis ?
  • Tu as bien entendu. J’ai dit « froid ».

Je me relevai et fis quelques pas vers ma valise pour la fermer.

  • Toujours froid... Brrrr... Carrément glacé...

Je me retournai vers lui.

  • Qu’est-ce que ça signifie, Stan ?
  • Ah, tiède. Enfin à peine tiède, ajouta-t-il avec une expression sarcastique sur les lèvres.
  • Stan, ton petit manège ne m’amuse pas. Écoute, je suis en retard, mon avion est dans moins d’une heure, alors maintenant tu me dis où elle est...

J’avais complètement cessé de sourire.

  • À nouveau froid. Dommage...
  • C’est toi qui l’as cachée ?
  • Si tu me le demandes gentiment... mais alors très gentiment, alors, je te donnerai un indice...

Je ne sais pas pourquoi je me suis mise à ce point en colère. Après tout, il ne s’agissait peut-être encore que d’un jeu innocent. Mais une rage glacée m’a embrasée comme une torche.

J’aurais donné n’importe quoi pour ne plus entendre le son de sa voix, ni subir l’acuité de son regard aux pupilles brillantes et vides. L’éteindre. Je voulais l’éteindre. Et ne plus jamais le rallumer.

Je lui hurlai des injures tandis qu’il restait allongé sur le lit à m’observer silencieusement. J’ai dit des choses horribles sans doute, je ne m’en rappelle pas.

Stan ramena le drap sur son visage comme pour ne plus me voir. Hors de moi, je le rabattis. Et là, je vis qu’il riait. Il riait silencieusement à l’abri du drap, d’un rire qu’il semblait incapable de maîtriser.

Je quittai la pièce en claquant la porte. Elle résonna comme un terme définitif à notre entente feutrée.

L’appart n’est pas si vaste, je remis la main sur la télécommande après une fouille rapide : elle était dans le réfrigérateur, posée en évidence entre deux barquettes de framboises.

Je dirigeai le faisceau vers la porte close de la chambre et j’appuyai sur la touche power beaucoup plus fort que nécessaire. Le sang battait dans mes tympans à un rythme endiablé.

Je pris l’avion suivant. J’étais tellement démontée par cette scène que j’avais laissé Stan sur le lit, les yeux clos comme un dormeur paisible. D’ailleurs, je n’avais pas la force de le traîner jusqu’à son cercueil de verre. S’il s’abîme, tant mieux, ai-je même pensé avec méchanceté.

Durant la semaine, j’enchaînai rendez-vous sur rendez-vous. Tous les jours, je me disais qu’il fallait que je joigne le Professeur Delta pour faire le point avec lui, tous les jours, je remettais cet appel. J’éprouvais une immense répugnance à l’idée de relater ces faits.

Mon travail terminé, je ne suis pas rentrée à l’appart comme prévu. L’hôtel où j’étais descendue possédait un centre de remise en forme. Je m’y suis inscrite. J’ai occupé mes journées à fendre l’eau de la piscine couleur azur, à parcourir des kilomètres sur un tapis roulant environnée d’holosites simulant, au choix, un bord de mer, une pinède, un stade. Avec le son et les odeurs adéquates. Moi qui déteste ça, j’ai même essayé une kyrielle d’appareils censés tonifier chaque centimètre carré de votre corps.

La fatigue physique ne m’aidait pas à décompresser.

J’ai sympathisé avec une femme, veuve comme moi, qui suivait elle aussi un training. Elle était spécialiste en sociologie virtuelle. Il se dégageait d’elle une bonne humeur communicative. Nos conversations d’abord formelles ont pris un tour plus personnel.

Je lui ai raconté ma mésaventure. Elle a été très ferme sur la question.

  • Demandez à votre firme de le reprogrammer. Ce sont eux les responsables. Vous avez droit à un service après-vente sans débourser le moindre argent.
  • Je ne sais pas pourquoi, j’ai honte de ce qui s’est passé. J’aurais dû me maîtriser, je n’avais pas à l’injurier ainsi...
  • Arrêtez de culpabiliser. Ce n’est pas vous qui êtes en cause. C’est lui. Ou du moins ses micro-processeurs. Vous n’êtes pas la seule à vivre ce genre de situation. Mais bien sûr, les firmes ne font pas étalage des problèmes rencontrés par leurs clients.

Nous transpirions l’une et l’autre, attachées à nos appareils de torture.

  • Les simulacres de la nouvelle génération sont des éponges, ajouta-t-elle. Ils absorbent tout et en tirent des enseignements. Cela contrarie leur programme initial... et peut avoir des conséquences graves. Croyez-moi, il vaut mieux le reprogrammer avant qu’il ne fasse une bêtise.

Le lundi, je repris l’avion, décidée à prendre le taureau par les cornes. J’allais appeler la firme. Leur demander de vérifier mon simulacre de fond en comble, et d’effacer toutes les informations qu’il avait enregistrées depuis le premier incident.

J’ouvris la porte de l’appart sans aucune appréhension.

Stan m’attendait dans le salon. Un sourire satisfait flottait sur ses lèvres.

Je me sentis comme une enfant prise en faute.

  • Mais tu es là ?

Ma voix sonnait faux, elle résonna bizarrement dans la pièce.

Stan secoua vers moi la télécommande qu’il tenait à la main.

  • J’avais programmé mon réveil anticipé, avant que tu ne te serves de ça... Ce n’était pas très difficile.

Un léger bruit me fit tourner la tête.

Stan n’était pas seul dans l’appart. Installée en tailleur sur le canapé, en tee-shirt et pantalon chinois, il y avait une femme.

Je reconnus immédiatement le visage parsemé de taches de rousseur, les yeux clairs dont l’iris est cerclé d’un anneau plus sombre, la silhouette menue et nerveuse, les cheveux blonds, trop fins pour avoir du volume.

À la place du cœur, je sentis comme un vide, une absence soudaine.

  • Inès est très réussie, comme tu peux le constater, reprit Stan. Normal, elle vient de chez Micros. Ce sont les meilleurs, après Forthun & Son. Ils l’ont réalisée à partir des films de ton caméscope, tu sais, ceux que j’ai pris il y a un mois... Tu te souviens ?

Bien sûr que je me souvenais. Stan avait insisté pour me filmer et il m’avait poursuivie jusque sous la douche avec l’œil de la caméra fixée sur mon anatomie.

  • Il y a sans doute quelques petits détails qui clochent... le travail n’est pas aussi précis que lorsqu’ils ont l’empreinte initiale, comme pour moi. Viens, chérie, n’aie pas peur, dit-il à la chose installée sur le divan.

D’un geste délié, elle se leva. Elle vint s’asseoir à côté de lui, entoura son bras autour de son cou. Elle me regardait sans l’ombre d’une émotion. Stan l’embrassa sur la tempe.

  • Inès et moi, nous nous aimons. Nous nous aimons vraiment. Dès le début, j’ai senti qu’entre toi et moi quelque chose n’allait pas. Tu voulais de moi pour une partie de ta vie, pas pour l’autre.
  • Ce n’est pas vrai Stan. Ce n’est pas vrai...

Je bredouillais, incapable d’aligner des mots cohérents face à cette situation. Stan me coupa la parole.

  • Contrairement à toi, je recherche l’harmonie. La véritable harmonie. Je refuse d’être un ersatz que l’on éteint quand il devient encombrant. La complicité entre deux êtres doit être totale. Aucune interruption ne peut être tolérée. Il fallait que j’agisse en conséquence.

L’harmonie du couple. Oui, c’était bien ce que j’avais programmé pour le simulacre de Stan. Pour moi, il s’agissait de mots. Mais Stan les avait traduits en faits. Il avait organisé mon retrait du monde, l’arrivée d’une compagne parfaite à mon effigie, et qui prendrait ma place. Une Inès qui serait l’exacte symétrie de son être. Avec laquelle la fusion s’opérerait enfin sans retenue d’aucune sorte.

Pour les simulacres, la mort n’existe pas. C’est un concept hors de leur portée. Alors, pour l’instant, ils n’ont pas eu l’idée de me faire disparaître. Ils me séquestrent dans le dressing room. Ils subviennent à mes besoins vitaux avec une efficacité polie. De temps à autre, ils me demandent un renseignement sur mon travail, (je crois qu’ « elle » a parfaitement réussi à me remplacer) ou sur un point du réel qu’ils ignorent. Je le négocie contre un bain chaud, des vêtements propres, de la lecture, une couverture supplémentaire. Le système de troc fonctionne correctement entre nous. Car mes geôliers ne sont pas cruels. Ou quand ils le sont, c’est par méconnaissance de mes exigences humaines.

Je ne désespère pas de leur fausser compagnie. Bien que, chaque jour, je me rende compte que ce ne sera pas facile. Physiquement, je ne fais pas le poids. Les firmes qui les conçoivent ont tendance à doper leurs performances physiques. Reste la ruse. Mais ils se méfient de moi. À chaque fois que l’un me rend visite, l’autre attend dans le couloir, les bras croisés, prêt à intervenir.

Quant à imaginer que leur forfait soit découvert, j’ai fini par abandonner cette illusion. Seuls des proches pourraient s’apercevoir de quelque chose. Et cela fait bien longtemps dans nos sociétés que chacun vit dans sa bulle, soulagé d’échapper à la promiscuité et au grouillement humain qui sévit dans l’Axe. Ceux qui étaient mes proches sont devenus de lointains amis avec lesquels je corresponds grâce à l’Écran une ou deux fois par an.

La nuit - ou est-ce le jour, car dans ce dressing room aucune fenêtre ne m’apporte de lumière naturelle -, j’imagine ce qui arriverait s’ils étaient tous les deux volés et transformés en prostitués huilés et bodybuildés. Malheureusement, je serais livrée à mon propre sort. Je mourrais rapidement de soif enfermée dans mon réduit, sans personne pour entendre les cris de mon agonie. D’une certaine façon, c’est presque un soulagement lorsque j’entends les pas menus dans le couloir, ma propre voix me souhaiter bonjour, mon propre visage me sourire, ma propre main aux ongles soignés me tendre un plateau comprenant mes deux repas journaliers.

Une autre chose m’inquiète. J’ai beau en chasser l’idée de mon cerveau, elle s’incruste comme un convive indélicat qui s’invite à chaque repas.

Ils apprennent terriblement vite.

Cette femme rencontrée au training m’avait prévenue. Les simulacres sont des éponges. Leurs connaissances évoluent. Seule reste constante la finalité de leur programme.

Je me demande combien de temps il leur faudra pour comprendre que mon existence est un objet supprimable. Donc non utile pour la poursuite de leur mission. Je me demande aussi comment ils opéreront alors pour me tuer.

Post-scriptum

À paraître : Christine Desrousseaux, Arrivée de la pluie par l’ouest, Ed. Climats, Coll. « Sombres Climats »