une réconfortante hygiène l’hôpital carcéral de Fresnes

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L’hôpital carcéral de Fresnes, Hôpital Central des Prisons. Un hôpital destiné exclusivement à la population carcérale. Le seul en France. Une grande variété d’occupants. Des détenus de toute provenance nationale. Des détenus de toute nature (prévenus, condamnés, fins de peine...). Deux raisons communes de s’y trouver  : la maladie, la prison. Deux administrations pour s’y croiser  : l’Administration pénitentiaire chargée de la sécurité en l’espèce de ses « surveillants » et rattachée au ministère de la Justice, le personnel médico-social (personnel infirmier, médecins, travailleurs sociaux) dépendant du ministère de la Santé. Ici à Fresnes hôpital, les lexiques hospitaliers et pénitentiaires se chevauchent, on est un peu confus. Le personnel soignant a tendance à nommer les pièces où se trouvent les détenus malades des « chambres », le personnel de l’Administration pénitentiaire parle plutôt de « cellules ». D’aucuns, en effet, qui tiennent à fondre les deux registres — « la culture de l’établissement » et l’éthique médicale —, insistent pour parler de « chambre-cellule » et de « détenu-malade ».

1983  : l’État engage une réflexion sur la santé en prison, adossée à l’idée d’une nécessaire coopération entre ministère de la Santé et ministère de la Justice. Le contrôle de la santé en prison dépendra désormais de façon périphérique (DDASS) et centrale (IGAS) du ministère de la Santé. Un comité Santé-Justice est créé. L’hôpital des Prisons devient établissement hospitalier public grâce à deux amendements de Robert Badinter «  visant à l’intégration des structures à caractère hospitalier de l’Administration pénitentiaire dans le service hospitalier public, afin d’améliorer progressivement la qualité de la médecine en milieu carcéral.  » Quelle forme prend cette double tutelle au sein de l’hôpital  ? L’Administration pénitentiaire est présente au niveau de la direction — directeur, sous-directeur —, ainsi qu’au niveau de la surveillance. Toute la hiérarchie des gardiens de prison s’y retrouve  : surveillants, premiers surveillants, chefs de service pénitentiaire, chefs de détention. Le personnel médico-social appartient désormais quant à lui globalement au corps hospitalier. Avant 1983, en revanche, les médecins présents étaient sous contrat avec la Justice, en un mot nommés et révocables par l’Administration pénitentiaire, et les infirmières susceptibles de relever de différents statuts (infirmières pénitentiaires formées par des concours maison, infirmières Croix-rouge, infirmières issues de congrégation religieuse et celles qui appartiennent à l’Assistance publique mais sous contrat avec Fresnes).

Alors l’hôpital carcéral de Fresnes — «  hôpital-prison ou prison-hôpital  »  ? «  ... éternel débat  », selon l’un de ses anciens médecins. La forme hospitalière présente une analogie avec la forme pénitentiaire — séparation d’avec l’extérieur, quadrillage fonctionnel de l’espace intérieur  ; et toutes deux présentent des différences de degré — la règle de clôture tant interne qu’externe est absolue en milieu carcéral. La forme hospitalière prévaut-elle  ? L’hôpital introduit-il un peu de sa porosité en prison  ? Ou bien la discipline carcérale règne-t-elle, s’insinuant dans les formes de l’hospitalisation, en créant des tactiques inédites et plus subtiles pour reconduire sa mission punitive  ? Comment appréhender la juxtaposition de deux espèces de disciplines, la pénitentiaire et l’hospitalière, à Fresnes  ? Y a-t-il conjugaison, renforcement mutuel de deux coercitions distinctes, ou bien addition hasardeuse de deux disciplines relativement hétérogènes, dans la concurrence desquelles surgissent de petites occasions de liberté — des souplesses  ?

L’obsolescence originelle

Les murs de Fresnes hôpital sont vieux. Une petite loge d’accueil d’un étage au style exemplairement IIIe République, duquel part le mur d’enceinte de 8 mètres de haut surmonté de barbelés, circonscrivant un espace de 2,5 hectares, et séparant, sur sa droite, l’hôpital de la Maison d’arrêt des hommes. Derrière la loge d’entrée et ses grilles, un espace à l’air libre qui débouche sur la très longue façade de quatre étages d’un bâtiment rectangulaire, l’hôpital. Les deux premiers étages percés de hautes fenêtres rectangulaires munies de barreaux blancs datent de 1898, époque où l’hôpital de Fresnes n’était encore que «  l’infirmerie centrale des prisons de la Seine  ». Les deux étages supérieurs rajoutés en 1965 sont eux ajourés au moyen de claustras en béton. Greffés sur le bâtiment, quelques préfabriqués destinés à l’administration. La structure de l’actuel hôpital n’a donc quasiment pas varié depuis 1898, date de construction de l’ensemble du « domaine de Fresnes », incluant en outre la Maison d’arrêt des hommes et la Maison d’arrêt des femmes, deux autres réseaux de bâtiments séparés l’un de l’autre par des murailles. Cette construction devait répondre à une triple volonté  : débarrasser Paris qui, depuis les travaux haussmaniens, ne cesse de repousser à sa périphérie les classes laborieuses réputées dangereuses, (et ce avant l’Exposition Universelle de 1900) de ces «  verrues sociales et architecturales  » qu’étaient les prisons de Mazas, Sainte Pélagie et de la Grande Roquette  ; ramener les détenus dénaturés par les vices urbains à se « renaturer » au bon air de la campagne frénoise  ; et enfin faire appliquer la loi du 5 juin 1875 prescrivant le régime cellulaire — un détenu par cellule — pour les prisons départementales, ce qu’aucune des vieilles prisons de la Seine n’est en mesure de réaliser hormis la Santé. Les chambres-cellules de l’hôpital de Fresnes mesurent 9 m2 maintenant comme à l’origine : 4 m de longueur sur 2,50 de largeur  [1].

La prison modèle de Fresnes était déjà rétrograde à sa naissance. Sorte d’anti-panoptique, plus proche des antiques modèles du couvent et du cachot, avec ses grands bâtiments rectangulaires parcourus de très longs couloirs, que d’une nouvelle technologie carcérale fondée sur «  le piège de la visibilité  » et la transparence. Rapportés au projet
«  Prison 4 000  » annoncé par Élisa-beth Guigou, Garde des Sceaux, tout baigné quant à lui des lumières du Panopticon, Fresnes et son hôpital apparaissent résolument désuets.

Périmé, l’hôpital de Fresnes l’est également un peu au regard de la loi de 1994. Cette loi dite de continuité et d’égalité des soins fait passer la totalité des questions de santé en prison sous la tutelle du ministère de la Santé. Elle prévoit la création dans chaque prison publique d’UCSA (Unités de consultations et de soins ambulatoires) gérés par un personnel hospitalier, ainsi que la construction d’«  unités de soins sécurisées  » dans les CHU (centre hospitalier universitaire) d’ici 2000. Il s’agirait d’espaces clos et surveillés dans lesquels les détenus seraient gardés et depuis lesquels ils seraient envoyés dans les services requis par leurs pathologies. La santé des détenus dépendra donc de plus en plus des hôpitaux de proximité, et la vocation nationale de Fresnes s’en trouve remise en question ; son nouveau bassin d’attraction se limitera aux régions Centre et Nord.

Alors Fresnes-hôpital, ce cas unique en France, archaïsme, témoin d’un paysage carcéral en voie de disparition  ? Son actualité est pourtant bien là. Factuelle, d’une part  : 206 détenus-malades y vivent. D’autre part, seul un hôpital lyonnais s’est doté jusqu’à présent d’une «  salle de sûreté  »  ; dans cette mesure, et pour tout ce qui ne relève pas de l’urgence, l’hôpital de Fresnes conserve une vocation nationale. Actualité des pratiques ensuite. Cet objet marginal et désuet n’est-il pas révélateur des formes prises par la coopération des disciplines pénitentiaires et hospitalières, précisément parce qu’il en constitue la trace la plus ancienne et l’expression la plus outrée ?

Fortifier les sentiments

La prison de Fresnes est conçue dès sa création comme un immense hôpital. L’hygiène physique, produite tant par la structure propre de l’édifice que par le fonctionnement de la prison, a pour vocation de produire une hygiène mentale et sociale. «  Nous avons cru que le milieu où le condamné subira sa peine n’est pas indifférent pour susciter ce courage moral, et que les idées du bien, les résolutions viriles ne sauraient guère germer dans les geôles infectes. C’est ainsi que, de notre profonde compassion pour les malheureux frappés par la Justice, est né le désir de placer dorénavant les prisonniers dans un milieu où puissent naître et se fortifier les sentiments de respect de soi-même, de propreté corporelle, de tenue qui le conduiront aux plus nobles pensées de repentir et de relèvement moral [...] Tout a été combiné pour faciliter les services, pour assurer la santé du personnel et des condamnés, pour réaliser une réconfortante hygiène.  »  [2]

L’ensemble des bâtiments carcéraux de Fresnes adoptent donc le modèle cellulaire, en application de la loi de 1875, elle-même motivée par l’épidémie de choléra de 1831. Emprisonnement cellulaire individuel, circulation de l’air à travers les longs couloirs, semblent aux théoriciens hygiénistes du temps le meilleur remède à la contagion. 1994  : l’épidémie de sida joue un rôle déterminant dans l’élaboration de la loi dite de continuité et d’égalité des soins. Les grandes réformes de la santé en prison sont toujours corrélées à des épidémies.

L’hôpital carcéral de Fresnes a le statut de CHG (Centre hospitalier général), son plateau technique est par conséquent limité comparé aux CHU (Centre hospitalier universitaire)  : ne sont présents ni scanner, ni radiothérapies, ni appareils de ventilation... En une quinzaine d’années, la tendance à l’individualisation des chambres s’est traduite par la fermeture d’environ 40 lits. La chambre individuelle traduit une ambivalence. Constitue-t-elle un alignement sur les normes hospitalières classiques, une garantie d’intimité des soins  ? L’Assistance publique prévoit des chambres de 12 m2 pour une personne, soit 3 m2 de plus qu’à Fresnes, où les chambres sont pourtant occupées la plupart du temps par deux personnes. Toutefois elle reflète aussi le souci d’une partie de l’hôpital de se retremper dans l’idéologie originelle de Fresnes  : il faut que le détenu «  se retrouve face à lui-même  » pour faire le point. L’hôpital comprend sept services  : médecine, orthopédie, cardiologie, chirurgie viscérale, moyen séjour, unité de soins intensifs, polyclinique de femmes (25 lits). Le personnel, maintenant. Les médecins  : 2 à 3 à temps plein, 15 à 20 à temps partiel et quelques vacataires. Le personnel infirmier  : 12 cadres infirmiers, 77 infirmières, 48 aides-soignantes et 17 ASH (agents de service hospitalier).

Il semblerait que les détenus apprécient certaines corrections apportées au régime de la prison par la dimension hospitalière  : la nourriture, fournie par une cuisine extérieure à Fresnes et de même nature que dans un hôpital traditionnel, le rythme des soins qui rompt la routine, le « parfum de femme » dégagée par le personnel infirmier. Il n’y a pas d’heure de visite pour les familles, certes, mais les parloirs, qui fonctionnent globalement comme en détention non médicale, peuvent être aménagés selon les cas. Les détenus ne sont pas entravés dans leurs chambres, mais celles-ci possèdent toutes les caractéristiques d’une cellule  : verrous extérieurs, barreaux aux fenêtres, toilettes non fermées, lavabo, ainsi qu’une table, une chaise, une étagère. Chaque chambre est également équipée d’une sonnette d’alerte, qui ne fonctionne pas toujours. Une télévision aussi, parfois, lorsque le détenu a les moyens d’en louer une, moyens considérablement allégés lorsqu’il est hospitalisé, puisque, ne travaillant plus, il n’est guère en mesure de cantiner et doit donc puiser sur ses réserves. Qui plus est, son « pécule » ne suit pas toujours lors du transfert. La recherche de « distractions » pour les détenus-malades serait l’un des objectifs actuels du personnel de Fresnes-hôpital.

La dimension carcérale de l’hôpital varie selon l’horaire. En effet la journée, (de 7 h à 18 h30), les clés des chambres sont aux mains du personnel soignant, tandis que, la nuit, elles sont conservées par le premier surveillant, dans son logement, hors du bâtiment même de l’hôpital.

Au chapitre de la surveillance, notons encore l’existence de « surveillants à fonction d’aides-soignants » affectés aux soins à donner aux DPS (détenus particulièrement surveillés). Nous ne connaissons pas le nombre exact de surveillants, mais nous savons qu’un surveillant est présent à chaque étage — il y en a quatre — au milieu du couloir derrière son pupitre. Par ailleurs la mission des surveillants, définie comme « accompagnement dans les soins », implique qu’ils soient en nombre suffisant pour suivre tous les mouvements internes des détenus.

Stigmates de la prison encore  : l’emploi du temps carcéral maintenu, la non-mixité des services de soins, l’autopsie systématique des corps de personnes décédées... Mais la présence du carcéral dans l’hôpital ne se résume pas à quelques signes, aussi forts soient-ils  ; elle est surtout vivace lorsque les coercitions pénitentiaires s’emmêlent dans le pathologique.

La prison aggravée

Fresnes, même si sa vocation d’Hôpital Central des Prisons tend à disparaître, draine encore pour l’heure une population carcérale venant de toute la France. Pour les détenus issus de prisons provinciales et pour leurs familles, l’éloignement rend plus difficiles les parloirs. Il rend en outre nécessaire le transfert des affaires du détenu, le paquetage. Lorsque l’hospitalisation a été prévue de longue date, ce transfert est assuré par l’Administration pénitentiaire mais, dans le cas contraire, et s’il n’y a pas de trafic régulier entre Fresnes et la prison d’origine du détenu, celui-ci se voit dans l’obligation de faire venir à ses frais son paquetage.

En outre, les détenus provinciaux sortants peuvent, dans l’attente de leur transfert, être placés dans la Maison d’arrêt des hommes, et ce parfois durant plusieurs mois. Or les détenus ont de la prison de Fresnes une image répulsive — réputation largement fondée. Prison historique, insalubre, surpeuplée. L’ironie est qu’elle serve de lieu de convalescence à certains détenus. La question de la convalescence est d’ailleurs brûlante  ; il n’y a en effet d’autre alternative à l’hospitalisation que la prison. C’est pourquoi la durée moyenne de séjour est plus longue à l’hôpital de Fresnes que dans les hôpitaux classiques  : le personnel soignant s’assigne pour but de rendre le malade « autonome ». La peur d’un transfert à la prison de Fresnes est telle qu’elle conduit certains détenus à refuser l’hospitalisation à l’hôpital de Fresnes. Ici la fonction punitive de la prison prend des biais retors  : la punition est infligée par le détenu lui-même sur son propre corps qu’il refuse de soigner. Ce refus de soins, en droit libre dedans comme dehors, est en fait susceptible de rétorsions, ainsi que nous l’apprend un détenu qui reçut pour cette raison un avertissement. Le droit à librement disposer de son corps rentre également en contradiction avec la pratique dite de la « contention », plus métaphoriquement nommée le « gavage », qui peut être pratiqué à l’hôpital en cas de grève de la faim. Le Code de procédure pénale prévoit en effet qu’on puisse «  attacher un malade pour le nourrir  ». Fresnes-hôpital inspire la répulsion pour une autre raison  : parce qu’il étend son régime de maison d’arrêt à des détenus de toute nature, qui pourraient bénéficier de régimes plus souples, s’ils n’étaient pas malades.

Mais l’ambivalence de cet hôpital n’est jamais aussi claire que dans la manière dont administration pénitentiaire et soignants coopèrent. Hormis les médecins qui sont sous la seule dépendance du ministre de la Santé et que personne ne note, tout le personnel de l’hôpital est évalué par la direction pénitentiaire. Le cas de l’évaluation des infirmières est particulièrement édifiant. Leur notation dépend de trois instances  : le cadre infirmier, le chef de service, le directeur. L’un des critères de l’évaluation est la bonne connaissance du Code pénal et des textes juridiques. «  On contribue à la sécurité.  », nous dit un membre du personnel infirmier. Cette contribution est d’ailleurs sanctionnée par des formations communes au personnel soignant et pénitentiaire, ainsi que par la mise en place de « référentiels de transmission » qui, tous les matins, mettent en contact le surveillant de nuit ainsi que l’infirmière de jour. Dans ces conditions, l’inviolable et double secret du dossier médical et du dossier pénal paraît largement compromis. S’agissant du dossier médical d’abord, nous ne sommes plus au temps (qui dura à peu près jusqu’à 1994), où les « secrétaires médicaux » chargés de garder les dossiers étaient membres de l’Administra-tion pénitentiaire. Toutefois les demandes de grâces présidentielles qu’adressent systématiquement les médecins pour les malades incurables et qui passent par la direction, ainsi que la participation des assistants sociaux, qui ont accès au dossier médical, aux commissions d’insertion et de probation dans lesquelles ils jouent un rôle déterminant, rendent très hypothétique le secret médical. Concernant le dossier pénal, la «  prise en charge globale du malade  », c’est-à-dire le refus d’une conception fragmentaire et strictement technique du soin, s’assortirait fatalement, selon le personnel infirmier, d’une connaissance vague du dossier pénal qui repose le plus souvent sur la confidence. «  De toute façon les détenus parlent beaucoup aux infirmières, et s’ils ne parlent pas c’est qu’ils ont honte. C’est qu’il s’agit de mœurs, alors...  »

Post-scriptum

Alix Hericord et Serge Lastennet sont membres de la commission « prisons » d’Act Up-Paris.

Notes

[1Cf. Christian Carlier, Fresnes, la prison, les établissements pénitentiaires de Fresnes.

[2Discours d’inauguration de la prison, le Président du Conseil Général de la Seine.