Vacarme 10 / arsenal

l’étrange cas du docteur Anatrella

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Le texte qui suit répond à un article publié il y a plus de six mois dansLe Monde à l’occasion de laLesbian & Gay Pride. À Vacarme, on a l’esprit de l’escalier et la périodicité paresseuse. Mais on n’en est que plus opiniâtre et entêté. Si la réponse est tardive, elle est aussi actuelle. Si elle prend prétexte d’un article de Tony Anatrella, elle renvoie aussi à tous ses livres, qui tricotent inlassablement la même idée : l’homosexualité serait une négation de l’altérité. Mais elle voudrait faire d’une pierre plusieurs coups, tant il est vrai que cette pauvre idée est l’une des choses au monde les mieux partagées. C’est la psychanalyste Simone Korff-Sausse, qui estime dansLibération que « l’union homosexuelle est la traduction sur le plan juridique de ce que le clonage promet dans le domaine de la biologie : la logique du même au détriment de l’altérité » ; c’est la sociologue Irène Théry et la philosophe Sylviane Agacinsky qui s’accordent sur une « définition » de l’homosexualité comme « désir du même ». Pour eux, la pensée s’arrête à l’étymologie, et l’éthique se réduit à une cartographie.

La réalité pose des problèmes à M. Anatrella.

Il n’est pas le seul. La vie est compliquée pour tout le monde. Ce qui est plus pittoresque, c’est sa façon à lui de faire face. Cette méthode s’appelle l’hallucination.

Il nous en offre une application spectaculaire dans un article paru dans Le Monde du samedi 26 juin 1999, qu’il signe en sa double qualité de prêtre et de psychanalyste. Un article où sa technique de l’hallucination s’expose sous une forme si claire qu’elle en prend une incontestable dimension comique.

Les bons gags étant les plus courts, l’hallucination de M. Anatrella tient en une phrase, une seule, mais dont elle ravage le sens si impitoyablement qu’on en est presque gêné de trouver la chose si drôle. Voici (je cite ses propos) : « S’il est vrai que certains slogans, entendus ici ou là, sont inacceptables, personne n’entretient une haine quelconque à l’égard des homosexuels ou ne leur reproche leur tendance. »

Il faut rappeler les faits auxquels il est fait allusion. Il s’agit de quelques-uns des slogans de la « Génération anti-Pacs » qui a manifesté au Trocadéro fin janvier 1999. Sur certaines banderoles on a pu lire des choses comme « Pédés au bûcher », ou encore « Pas de neveux pour les tantouses ».

Ce rappel étant fait, nous pouvons relire la phrase de M. Anatrella en rétablissant ce qu’il avait tu (dans un réflexe de pudeur après tout bien compréhensible). Cela donne : « S’il est vrai que certains slogans [comme « Pédés au bûcher » ou « Pas de neveux pour les tantouses »] sont inacceptables, personne n’entretient une haine quelconque à l’égard des homosexuels ou ne leur reproche leur tendance. » Autrement dit : S’il est vrai que ces choses existent, il est vrai par ailleurs qu’elles n’existent pas. On reste sans voix !

Mais, le premier éclat de rire passé, la conviction devient imprenable qu’on a purement et simplement affaire ici à ce que l’on appelle une hallucination. Ou, à tout le moins, que cette phrase révèle un fort penchant pour ce que, sans forçage, on appellera le déni du réel.

Tout cela évoque la parabole très drôle que le philosophe Clément Rosset propose justement pour illustrer le déni du réel et les ennuis qui s’ensuivent. Il faut, dit Rosset, imaginer un automobiliste qui se présente à un carrefour, voit le feu passer au rouge, et en conclut que c’est à lui de passer.

De même que l’automobiliste de Clément Rosset a vu le feu, M. Anatrella a bel et bien entendu ou lu les slogans. Son équipement sensoriel n’est pas en cause. Mais, comme on le sait, il n’y a pire sourd que celui qui entend. Il en conclut donc que ces expressions de haine sont justement tout autre chose que de la haine.

Notons que, pour ce qui concerne M. Anatrella, le comique tient aussi au fait que son hallucination a lieu dans un article qu’il a lui-même intitulé «  À propos d’une folie  ». La folie en question, c’est celle que constitue à ses yeux la reconnaissance sociale du couple homosexuel. Mais, dans un second sens, ce titre commente aussi et surtout son propre cas, son déni du réel. Gag second, emboîté dans le premier, et bâti sur l’increvable formule de l’arroseur arrosé.

Qu’on le veuille ou non, M. Anatrella est homophobe. Sa dénégation des manifestations homophobes le prouve. Certes, il repousse cette accusation avec énergie. Il y voit la preuve d’un déficit de la pensée de ses détracteurs. Mais il y a beaucoup de raisons de penser que c’est au contraire sa propre pensée qui est carencée et qui nourrit, comme un vilain fruit, son homophobie.

Ces carences sont profondes. Et un examen plus attentif de son raisonnement montre que, loin d’être un simple accident, son hallucination fait partie (la partie la plus voyante) d’un système qu’on pourra globalement qualifier lui-même d’hallucinatoire au sens où il est tout entier orienté vers l’évitement du réel.

À côté de l’hallucination, un autre instrument travaille à cet évitement. C’est la prestidigitation. Un tour de passe-passe qui intervient au moment où, sur un terrain en apparence platement descriptif, M. Anatrella installe son message central. Ce message est le suivant : l’homosexualité, par définition, n’a pas accès à la différence sexuelle, elle est donc une négation de l’alterité sexuelle, et donc une négation de l’autre. Il s’agit pour lui de montrer que reconnaître socialement l’union homosexuelle reviendrait à admettre un mal, celui en quoi consiste la négation de l’autre. Or ce message s’appuie sur une confusion soigneusement entretenue entre deux idées que tout invite pourtant à distinguer : le différent (ici la différence sexuelle) et l’autre (l’expérience de l’altérité).

Il y a des différences, oui, certes. Et on peut les décrire. Elles sont consignées dans des tableaux, des catalogues, et selon toutes sortes de classements. Les différences sont un objet pour le savoir. Autrement dit, la différence est nécessairement connue pour être nommée.

Or l’autre, c’est justement celui que le savoir ne contrôle pas. L’altérité c’est l’expérience de ce qui échappe aux cartographies du savoir. Ce qui fait l’expérience de l’altérité c’est que l’autre, quand il se présente à moi, suspend le savoir que je crois avoir rassemblé sur lui et qui me permettrait de lui faire face facilement. C’est en ce sens que l’altérité est salutaire. Parce que l’autre se présente alors à moi autrement que dans ses contours connus (ceux dans lesquels mon savoir de sa différence pourraient m’inviter à le cantonner), il m’émancipe moi aussi de mes propres contours et me sort de moi-même (de mes certitudes et de mes stabilités).

L’autre n’est pas approchable par la stabilité du savoir. Il est l’incertitude et l’inattendu mêmes. L’autre n’est donc pas le sexe différent. Il peut arriver à travers les deux sexes pour chacun des deux sexes, à travers chacun pour chacun, en tout lieu et en tout temps. Le lier à une substance, ou à un moment, ou à un lieu, ou à n’importe quelle définition stable, c’est l’assigner à résidence (Eh, l’autre, vous avez vos papiers ?). Confondre l’altérité et la différence, revient à l’arraisonner, à la rabattre sur le déjà connu. C’est, autrement dit, rabattre l’autre sur le même. C’est nier l’autre.

M. Anatrella ne fait pas autre chose.

L’autre est une expérience, non un savoir.

L’autre est un événement.

Du coup, pour l’accueillir, l’espace des classifications stables ne suffit plus. Il faut le temps, qui est la condition de possibilité des événements que sont l’arrivée et la rencontre. Il faut le temps pour que quelque chose ou quelqu’un arrive.

Voilà pourquoi ces aspects restent inaccessibles à l’optique défendue par Tony Anatrella. Il ne peut tout bonnement pas voir l’autre. Son optique ne fonctionne que si le temps est arrêté, bloqué. Temps arrêté des constellations psychiques intangibles ; temps arrêté des vérités éternelles (depuis que l’homme est homme) ; temps arrêté de la fin des temps proprement dite (les catastrophes promises aux générations futures si nous commettions la folie de reconnaître socialement l’union entre deux personnes du même sexe). Son optique ne fonctionne que dans un espace sans temporalité, c’est-à-dire dans lequel rien ne peut arriver. Où l’autre ne peut pas arriver.

Il s’agit peut-être de ce que mon contradicteur appellerait un déficit de pensée. C’est, en tout cas, une incapacité pure et simple à comprendre lui-même la question qu’il pose et dont, circonstance aggravante, il cherche à exclure une partie de ses contemporains. Une incapacité liée à un espace mental fictif qui, en faisant sans le temps, lui interdit, chose terrible, d’accéder à la question de l’autre vivant.

L’altérité, c’est ce qui se présente à moi sans que je puisse me protéger derrière le savoir. C’est le courage qui est demandé pour cet accueil sans protection, c’est ce don sans arrière-pensée que la société reconnaît dans la célébration d’une union, là où M. Anatrella voudrait faire croire qu’elle se contente de rembourser par le symbole une performance biologique (la perpétuation de l’espèce).

Ce courage et ce don, la société peut donc et, pour être conséquente, elle doit les reconnaître chaque fois que deux personnes expriment la volonté de construire leur vie autour d’un serment de cet ordre et de cette dimension.

La société se renforce et se consolide chaque fois qu’elle reconnaît la volonté de créer des liens. Libre à M. Anatrella de croire que cette société conspire contre ses enfants. Pour ma part, je l’invite à moins se laisser distraire par les questions sexuelles et à corriger plutôt les impasses de sa conception de l’altérité.

Et aujourd’hui, ce n’est pas au sort des générations futures que vont mes pensées. C’est aux malheureux qui, par insouciance ou par malchance, ont placé leur souffrance psychique, dans l’espoir de la dénouer, entre les mains d’un prestidigitateur halluciné.