Vacarme 10 / chroniques

l’équipement

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Ça ne va pas fort du côté des adultes depuis une bonne quinzaine de jours. Pourtant, il fait doux ; le temps n’a plus rien à voir avec la fraîcheur féroce des premières semaines. Peut-être redoutent-ils le retour des grosses chaleurs, et ses conséquences pour nous ? C’est en tout cas l’opinion méprisante de Nilja, mais je crois qu’elle se trompe. C’est bien de son âge, cette morgue. Tous les adolescents sont comme ça. Moi, je suis encore trop jeune, je me contente de la regarder ricaner, ça lui passera à peu près au moment où ça me prendra. Bientôt, j’espère.

Non, à mon avis, ils sont trop contents du redoux pour craindre déjà la venue de la canicule. C’est autre chose qui les tracasse. Je ne sais pas quoi au juste, ce qui redouble les ricanements de Nilja quand j’en parle avec elle. Nous sommes rarement du même avis, c’est comme pour les tongs. Moi, je suis ravie d’en porter, je ne m’en lasse pas. Elle, elle les déteste. Les tongs, ce sont des bijoux de pied ; ça claque contre le talon, et ça fait des orteils magnifiques. Et puis c’est toujours propre : je les passe sous le robinet à chaque fois que je suis de corvée d’eau, et je sors avec les pieds ruisselants d’une princesse. En plus, c’est déjà la troisième paire qu’on me distribue, et j’ai des tongs toujours impeccables. Je ne me lasse pas du plaisir d’en choisir la couleur, sur le hayon de la camionnette, et de les rapporter chez nous dans leur sac en plastique scellé. Ma sœur me trouve évidemment débile, je le sens, bien qu’elle s’efforce de ne pas gâcher mon plaisir. Elle a toujours sa première paire, qu’elle ménage ostensiblement, pour éviter l’humiliant déplaisir d’en étrenner de nouvelles. L’autre soir, elle m’expliquait détester par-dessus tout l’absence de chaussettes qui forçait nos pieds à aller nus au contact des allées poussiéreuses. Dire à quel point elle les a en horreur : elle réserve un nouveau quolibet aux journalistes les plus gluants, qui nous fait tous mourir de rire autour de l’équipement. Elle les traite de « têtes de tongs » avec son plus charmant sourire. Bien évidemment, les interprètes sont incapables de traduire, et bredouillent une gentillesse quelconque que les journalistes retiennent à peine.

C’est à l’installation de l’équipement que je fais remonter le début du malaise. Comme cela coïncide avec l’arrivée des beaux jours, Nilja n’accorde aucun crédit à ma thèse, et s’entête à me répéter que si les adultes sont abattus, c’est qu’ils appréhendent la fournaise de l’été. Je la soupçonne de vouloir me rassurer. Elle n’est pourtant pas dupe de l’étrange et triste ambiance qui règne ici le soir, depuis quelque temps.

À vrai dire, et selon ses propres termes, Nilja trouve que les tongs donnent une allure débraillée. C’est un trait caractéristique des adolescents, me semble-t-il, que de détester le débraillé, bien que je me garde d’étaler cette opinion devant ma sœur, qui me la ferait bien vite ravaler, sous le prétexte de mon jeune âge, et avec une certaine brutalité je le crains. Les enfants aussi, d’ailleurs, ont horreur du débraillé. Contrairement à l’idée préconçue qu’ont de nous les adultes, nous ne sommes jamais débraillés. Sales, oui. Débraillés, jamais. Les enfants sont sales parce qu’ils sont toujours occupés. Nous n’arrêtons pas ; il y a toujours quelque chose à faire, et nous n’y pouvons rien si le travail laisse des traces. Ici, bien sûr, il ne s’agit plus de marques de feutres ou de taches de colle, puisque nous en manquons hélas cruellement. Mais la boue entre les tentes, et la poussière des allées suffisent grandement à nous cochonner des pieds à la tête, et l’équipement, s’il draine aujourd’hui une grande partie de nos énergies, n’a eu aucun effet bénéfique sur notre tenue. Ce serait même plutôt le contraire : plus on joue, plus on est sale.

Tout ça pour dire que je ne suis absolument pas d’accord avec Nilja et sa clique sur le débraillé des tongs. Et même si le caoutchouc et le plastique ne sont pas à proprement parler des matières élégantes — pas au sens, en tout cas, où l’entendait Maman quand elle a repéré le chemisier qu’elle souhaite s’offrir pour le mariage de Bobs, dans la vitrine de Flo 2000, mais ça, c’est à l’époque où on avait encore des vitrines — ce sont des matières formidables. En tout cas, moi je trouve ça magnifique. Et l’équipement nous en donne une belle preuve.

Il me semble que les adultes ont un problème avec le silence. Le silence qui s’est installé il y a une quinzaine de jours. Le silence inhabituel et formidable des premiers soirs où l’équipement a été enfin accessible. Il faut dire à la décharge de nos parents que le changement a été brutal. Quand nous sommes arrivés, les soirées vibraient de l’énervement des petits, des caprices des plus grands, comme moi, qui refusaient de dîner dans ces conditions, des colères des plus déterminés et des sanglots des plus désemparés. Et même le cœur de la nuit n’était pas tranquille. Jusqu’à l’aube, il était vrillé par les cris de nos cauchemars. Depuis deux semaines, nous soufflons. Il y a bien quelques pleurs forfaitaires, ici et là, histoire d’aller se coucher dignement, mais à part ça, les petits s’endorment comme des masses.

Nilja, malgré son bon cœur, regrette un peu le tumulte déchirant des anciens soirs. Quand les enfants hurlaient, refusaient de dormir, les plus grands étaient libres, et leur chahut, couvert par notre vacarme, passait inaperçu. Depuis quelques jours, l’étau parental se resserre le soir autour des adolescents : Nilja doit rendre des comptes et baisser la voix pour tenir avec ses nouvelles amies ses longs conciliabules au bord des allées. Moi, je dors bien à présent.

Ce que je préfère, dans l’équipement, ce sont les dalles de sol en plastique mou. Les tongs dessus se dérobent. Du mou sur du mou. Nilja déteste, elle préfèrerait du béton, c’est une radicale ; moi, j’adore, j’ai l’impression de marcher sur une bonne blague, et je me mets pieds nus pour jouer. Elle m’expliquait cet après-midi qu’on ne devrait accueillir les étrangers que sur un terrain ferme, et qu’elle trouvait humiliantes toutes les photos que les journalistes prenaient de nous au milieu des tubulures multicolores de l’équipement.

Il a été installé en un temps record, à la place des baraquements de l’infirmerie, démontés deux jours auparavant et déplacés à la périphérie, dans des locaux plus vastes et, chose stupéfiante ici, avec un étage. Personne ne se doutait de ce qui allait surgir. Nous trompions bien sûr notre ennui en faisant toutes sortes de suppositions. Mais, du fond de notre abattement, nous n’allions pas jusqu’à échafauder des hypothèses aussi joyeuses. Les adultes pensaient qu’il s’agissait d’un autre point administratif, ou d’une réserve de matériel. Nilja m’a vaguement fait miroiter des salles d’activités, en m’ôtant simultanément tout espoir de fréquenter un lieu qu’elle prédisait « interdit aux mioches ». Les hommes ont prêté main-forte au déchargement des cartons et des caisses, une équipe d’Anglais dirigeait la manœuvre avec des plans. Il a fallu un jour pour étaler les dalles et stocker le matériel aux endroits convenus. Le lendemain, on a compris.

Les Anglais sont revenus de bonne heure, et se sont adjoint les forces d’une vingtaine d’hommes de chez nous. La foule a grossi, massée autour du périmètre de cordes tendues pour isoler cet étonnant chantier. Et puis elle s’est clairsemée, avec la montée de la chaleur, et la nécessité pour beaucoup d’aller faire la queue ailleurs ; les mamans, pour la distribution de farine ou d’huile, les papas, pour les papiers, le téléphone, ou pour cacher leur désarroi derrière les moustaches de leurs copains. Autour des cordes, en fin de matinée, il ne restait que les enfants, et aussi Grand-Père, à mes côtés.

C’est quand le premier éléphant bleu a été déballé que nous avons réalisé. Déjà, en voyant les gros ressorts en métal rouge, ou jaune, fichés dans des socles de ciment frais, les caisses pleines de tubes rouges et de joints de plastique bleu, nous étions de plus en plus intrigués.

Tout était prêt le soir. Nous devions faire de sacrées bobines, parce que j’ai surpris des larmes dans les yeux des hommes qui soufflaient, entre deux coups de masse. Il était déjà tard, nous avions été obligés d’abandonner notre guet pour aller dîner. Ce soir-là, la soupe et les crêpes de maïs ont eu un succès très relatif, car nous avions faim d’autre chose. Après le repas, j’ai eu la permission de retourner roder vers l’équipement, qui n’est pas très loin, et grâce à Nilja qui a bien voulu m’accompagner. Ce qu’elle peut être gentille, quand elle s’en donne la peine ! Tout était terminé. La nuit était tombée sur un nouveau jardin, planté d’échelles, de bosses, de cordages et peuplé d’animaux plats, immobiles et malicieux.

Très tôt le lendemain matin, les Anglais étaient de retour, avec quelques interprètes. Ils s’étaient préparés à notre déferlement dès l’ouverture de l’équipement. Mais c’est avec notre réserve qu’ils ont eu maille à partir. Il a presque fallu venir nous chercher par la main, un par un, pour que nous osions fouler ce sol étrange et doux. Et puis, ça va bien de faire les timides un moment ; nous avions des couleurs et des formes à conquérir, et nous les avons conquises. En quelques minutes.

Depuis, le silence règne le soir. Un silence sérieux, occupé à tisser nos milliers de respirations paisibles pour en faire une nuit. Mais moi je sens bien que derrière cette nuit soyeuse se cache un long jour creux. Le jour désœuvré des adultes, qui rend leur sommeil triste et léger.

L’inconvénient majeur, ce sont les tours de rôle. Nous sommes trop nombreux pour profiter tous en même temps des joies de l’équipement. Grand-père m’a expliqué qu’ici, il y avait autant d’enfants que dans les quinze villages de notre vallée. C’est à peine croyable, mais je m’en rends bien compte quand je suis au sommet de la pyramide en cordes, et que je surplombe le paysage des tentes. Du coup, il y a des roulements par quartier. Cette semaine, nous sommes du matin. La semaine prochaine, nous pourrons utiliser l’équipement l’après-midi.

Qu’est-ce qui arrive aux adultes ? Ils étaient si heureux de nous voir cabrioler. Pourquoi sont-ils à nouveau tellement abattus ? C’est quand même infiniment mieux qu’au début. Hélas, l’esprit des animaux plats ne veille plus sur eux. Ils sont tristes. Nous, on grimpe.

Hier, en venant me chercher à la sortie de l’équipement, pour la douche, Nilja a accroché sa jupe à une des barrières jaunes et vertes. C’est la jupe qu’elle portait quand on est arrivé, et elle la lavait avec un soin jaloux. J’ai bien cru qu’elle allait me gifler. En tout cas, elle m’a tirée rudement par la manche, en hurlant qu’elle en avait marre de notre square pourri.

Un square ? Mais elle plaisante, elle mélange tout. Dans un square, il y a des arbres. Autour d’un square, il y a des maisons. Où a-t-elle vu des arbres, ici ? Il n’y en a pas un, c’est même ce qui me manque le plus. Quant aux maisons...

Nilja a beau dire. Le soir, quand les bébés sont couchés et que le terrain est libre, les plus grands l’investissent, pour discuter, perchés sur les animaux à ressort. Et même, certains commencent à faire des acrobaties sur le sol mou ou sur les barres des cages à écureuil. Je l’ai surprise, elle, à faire le cochon pendu comme une gamine avec cette grosse nouille de Bilö, qui ne me dit même pas bonjour sous prétexte que je n’ai pas l’âge de me mettre du noir sous les yeux.

Il faudrait un équipement pour les grands, pour que les adultes puissent grimper, tournoyer, se laisser tomber et se relever. Je suis persuadée qu’ils iraient mieux. Mais personne ne prendrait une telle proposition au sérieux. Sauf peut-être Grand-Père, parce qu’il déménage un peu.

« Tu sais, m’a dit Nilja après la douche, je crois qu’on va rester ici. » Elle a raison, bien sûr. Au fond, je crois que je m’en moque un peu. Mais si nous partions, qu’adviendrait-il de l’équipement ? Comme cela me tracasse, et que je n’aimerais pas que les éléphants bleus s’abîment seuls sous les intempéries, j’ai posé la question à la dame de la Croix-Rouge. « Ne t’inquiète pas », m’a-t-elle répondu, « nous les déplacerons. »