alpha, et cetera

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La Plaine-Saint-Denis, cité les Frammoisins, Stains, Paris Xe : quand lire et écrire est bien plus que cela.

Jeudi. La Plaine Saint-Denis, maison de quartier, impasse Saint-Just

Laurence Lagarde travaille depuis cinq ans à la maison de quartier de la Plaine Saint-Denis où, depuis six ou sept ans, une seule formatrice (faute de moyens), financée par le FAS (le Fonds d’action sociale, qui s’occupe de « l’insertion et de l’intégration du public étranger »), donne des cours d’alphabétisation, six heures par semaine. Le public est exclusivement étranger. Beaucoup de monde pour les tests, qui permettent de former des groupes de niveaux, puis il y a des défections : les charges du quotidien, la garde des enfants, la formation non rémunérée. C’est le bouche à oreille qui fonctionne, parfois des annonces chez les commerçants. Un écrivain public tient une permanence une fois par semaine. La démarche de ceux qui viennent le voir et de ceux qui s’inscrivent aux cours d’alphabétisation est très différente.

Laurence connaît toutes les personnes qui viennent aux cours et, d’emblée, parle des cours d’alphabétisation « comme un prétexte, presque ». Il s’agit pour les femmes d’une démarche « libératoire », de l’occasion de se retrouver. Aïcha, une jeune femme kabyle des montagnes, restait chez elle avec sa fille handicapée au point qu’elle doive l’enchaîner à son poignet lorsqu’elle prend une douche. Une voisine a pensé que cela lui ferait du bien de sortir de chez elle. Aïcha n’est jamais allée à l’école. Au bout d’un an, elle n’a pas avancé à l’oral, bien qu’elle comprenne — « il y a les yeux, le regard », — mais elle est capable de signer et d’écrire son adresse. Elle le fait chez elle chaque soir dans son petit carnet. Pour elle, c’est un signe de reconnaissance, par rapport à ses enfants, par rapport à ses voisins. Du point de vue de l’apprentissage, en général, les avancées sont très lentes. Certaines avancées symboliques peuvent être énormes : des femmes choisissent d’enlever le voile, et l’assument. Les cours peuvent donner lieu, d’un coup, à un débat sur la contraception : « J’en suis à mon neuvième enfant, j’en ai marre. » De l’accès à l’écrit, Laurence dira : « C’est le sésame de la reconnaissance. »

L’écrit, c’est l’autonomie du quotidien. Pouvoir remplir un chèque. Aïcha sait maintenant compter au-dessus de douze. Elle peut maintenant acheter des produits qui coûtent au-delà de douze francs le kilo. Avant, ce n’est même pas qu’elle éprouvait de la méfiance, ça ne signifiait rien. Adjira avait refusé deux offres de travail parce que ce n’était pas sur sa ligne. Elle devait changer, c’était la panique. Maintenant, elle a un travail à plein temps à Paris. Une autre femme, qui, elle, avait été alphabétisée dans sa langue maternelle, disait : « Si je ne suis pas capable de signer, de mettre mon adresse, je n’existe pas. » De toute façon, elles sortent très peu ; lorsqu’elles sortent, c’est avec leur mari pour faire les courses.

Ramah a pu assister à sa première réunion avec les professeurs du collège. « Tout ce qui est institution, collège, etc., ce sont des lieux précisément où les gens qui ont des problèmes d’écriture et de langage ne vont pas. »

Oui, il existe des réseaux d’entraide pour ceux qui ne suivent pas les cours d’alphabétisation. Ils ne sont pas structurés et c’est parce qu’ils ne sont pas structurés qu’ils fonctionnent : « On retrouve des femmes qui sont des relais, qui sont un peu meneuses, qui maîtrisent bien la langue. » Laurence parle elle-même de ce qu’elle pratique : un accueil informel. On vient « voir Laurence », et c’est elle qui oriente les personnes dont elle a recueilli les demandes vers les instances concernées.

Souvent, les femmes s’expriment peu chez elles. Les cours d’alphabétisation constituent une réelle « valorisation », qui n’est pas isolée et vaut également dans le rapport aux enfants, qui souvent font les intermédiaires. Il y a à la Plaine des situations de rupture familiale complète. Des enfants débarquent le matin, à huit ans, avec des chaussures trop grandes pour eux. On les a mis à la porte en leur disant de revenir le soir. « Je ne vous ai pas dit grand-chose sur « l’alpha ». », dit Laurence.

Laurence et la maison de quartier prennent l’initiative d’interventions extérieures avec pour point d’ancrage les cours d’alphabétisation et les ateliers de femmes. Des conseillers professionnels expliquent comment on remplit un dossier de RMI, la directrice de la crèche explique son fonctionnement.

Peu de lecture — ce que Manuela écrit au tableau et leur dit de recopier. Toutefois, après une visite organisée à la bibliothèque, quatre femmes se sont inscrites, elles viennent feuilleter des journaux, des recettes de cuisine. L’apprentissage est très lent, écrire, recopier trois lignes prend l’après-midi. La priorité, c’est le quotidien. Il n’y a pas de projection dans l’avenir, ni de plaisir envisagé. Mais ce pourrait être simplement de l’expression. Non, dit Laurence, c’est la même chose : s’exprimer, le plaisir, c’est un luxe. L’arrêt du désir, c’est le quotidien.

...

Vendredi. Saint-Denis, cité Les Frammoisins

« S’ils bougent pas, moi je leur envoie la rafale. »

Place des Sports, sur l’esplanade, un jeune homme s’est reculé du groupe dans le hall de l’immeuble pour crier. Quelques minutes plus tard, il s’approche, demande si nous sommes de la police. « Non, je viens pour les cours d’alphabétisation. » On échange quelques mots. Il s’éloigne, avec un beau sourire : « À plus tard. »

Association des femmes actives

J’entre dans une grande salle où il y a beaucoup de monde. Véronique et Stella m’accueillent, avec quatre femmes — deux Maliennes, qui parlent soniké, une Pakistanaise, une Turque — qui suivent les cours d’alphabétisation et qui sont d’accord pour parler.

Jamais scolarisées, elles ne savaient lire et écrire aucune langue avant de venir à l’association.

L’association des femmes actives a été créée en 1994 dans le but d’aider les femmes à trouver un emploi, « c’est une action de redynamisation », les femmes peuvent suivre un stage à temps plein, de couture, de français et de mathématiques. Les femmes présentes viennent de Saint-Denis, mais aussi de la Courneuve, et de tout le 93. Il s’agit de « mettre en valeur le savoir-faire qu’elles avaient au départ, et d’essayer d’en tirer profit. » Pour les cours de lecture et d’écriture, il y a deux niveaux : un cours d’alphabétisation, un cours de remise à niveau. Véronique et Stella adressent les questions : « Qu’est-ce qui vous gêne au quotidien dans votre rapport à la langue française ? À quoi cela va-t-il vous servir ? À remplir des papiers, à aller dans les magasins ? » Il s’agit d’apprendre tout d’abord à manier un crayon et un stylo. L’apprentissage est axé sur la vie quotidienne. Puis d’apprendre à écrire son nom, à signer. Il s’agit d’une valorisation personnelle. Lire son nom, son adresse, repérer ce qu’elles voient tous les jours dans la rue, reconnaître la Poste, par exemple. Encore les questions : « Pourquoi voulez-vous apprendre à lire et à écrire ? À quoi ça vous aide ? » Assa parle la première : son mari ne travaille pas, Assinah lui a dit de venir aux cours, elle est venue. Deux secondes après avoir fini de parler, elle se ravise pour signer de la voix : « Assa Traoré. » Elle rit.

« Écrire », dit Stella, « c’est la peur de l’erreur. C’est sacralisé. La feuille de l’employeur qu’on leur tend, elles la ramènent chez elles, pour que la personne qui sait écrire écrive — elles pourraient le faire, elles ne se sentent pas prêtes. Elif n’arrête pas de dire : « Je ne sais pas. », alors qu’elle sait beaucoup de choses. Ici elles ont une gomme : « Il faut que je puisse effacer. » »

« Il y a des petites choses qu’on remarque, auxquelles on ne pensait pas. Comment font-elles pour compter les pommes ? Pour compter le nombre de pommes ? »

Sakinah est une femme d’une cinquantaine d’années, originaire du Pakistan, elle a un beau visage. Dans son village, personne ne savait lire et écrire : « Toujours rester à la maison. Toujours penser dans ma tête. » C’est le médecin qui lui a donné l’idée des cours d’alphabétisation. Elle a commencé, puis arrêté, parce qu’elle est tombée malade, qu’elle a subi une lourde opération. Elle reprend maintenant.

Elif n’était jamais allée dans une grande ville en Turquie : « Les enfants ont grandi. Je reste à la maison. Mon mari sort. Je ne sors pas. Je reste toujours à la maison. » On lui parle de l’adresse de l’association : « Je viens ici. J’ai envie de trouver du travail. Je cherche. Je viens ici. » C’est rencontrer des gens, parler : « Quelqu’un qui ne sort pas, qui est tout seul, reste à la maison, il n’est pas bien — il est sorti, il va parler à un autre quelqu’un — et ça va. » Elle répète : avant elle était toujours à la maison, elle sortait seulement chercher le pain, « à droite, à gauche, je connais pas. » Maintenant, elle connaît le quartier, et l’association, elle est allée à Bobigny. « Avant, jamais, je connais pas ; je connais pas quelqu’un. » Venir à ce cours, savoir juste lire un peu, écrire son nom, fait basculer quelque chose. « Toute seule » ne veut plus dire la même chose : elle va « toute seule » dans les magasins, chez le médecin — avant son mari l’accompagnait toujours. Elle sait que si elle ne trouve pas de travail, de toute façon, elle viendra ici. Oui, elle a envie de « comprendre plus ».

Toutes disent que le début est difficile, « difficile dans la tête », difficile de se concentrer — « maintenant ça va ». « Vous vous rappelez la première fois que vous avez écrit votre nom tout entier, seule ? » Assa : « Pris, cassé, pris, cassé, pris, cassé — après c’est beau. »

Elif a une comparaison saisissante : « Un jour, mon père est arrivé à la maison avec une radio, je lui ai demandé ce que c’était. Eh bien un stylo c’était pareil. » Il fallait apprendre la fonction de l’outil. Écrire c’est aussi apprendre à se repérer spatialement dans la feuille, savoir où écrire dans la feuille.

Pour elles, ne pas lire ni écrire n’est jamais seulement, non plus, ne pas lire ni écrire, et apprendre à écrire, ce n’est jamais seulement apprendre à écrire. C’est faire sortir son corps de l’espace d’un appartement, ou de l’allée d’une cité dont on ne bouge pas, sortir d’un itinéraire balisé jusqu’à l’obsession qu’on n’aperçoit pas ; faire sortir sa pensée de l’intérieur de sa tête et dérouler quelque chose. C’est accéder à la possibilité d’éprouver du désir, et d’affirmer ce désir. Ces femmes que j’ai rencontrées manifestaient si longuement une étrange difficulté à comprendre qu’elles pouvaient désirer, vouloir lire des livres, un jour, plus tard, et cette étrange difficulté à comprendre cela, alors qu’elles comprenaient tant d’autres de nos paroles, était bien l’indice que l’affaire n’était pas seulement celle d’une difficulté de compréhension linguistique, que ne pas lire et ne pas écrire était aussi un des cas pour lesquels elles n’avaient pas idée qu’elles puissent légitimement vouloir quoi que ce soit. « On ne sait pas. » Où, si les choses sont directement posées en termes de savoir, le savoir qu’on n’a pas enferme et entérine la rupture entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Véronique conclut : « Pour elles, apprendre à lire et à écrire, c’est apprendre à apprendre. »

À la fin de l’entretien, chacune écrit son nom, ou seulement son prénom, sur une feuille de papier, en suivant sur le tableau. C’est la première fois que Sakinah écrit son prénom en cursive.

Entre les deux rendez-vous, je m’assieds dehors sur les marches devant le porche de l’immeuble, de l’autre côté du collège Federico Garcia Lorca. Une femme arabe arrive, me sourit : « J’ai oublié mes clefs. » Je lui dis qu’elle va entrer avec moi, que j’ai rendez-vous ici. Sur la porte, il y a un interphone avec les noms et des codes correspondants. Elle me regarde : « Tu sais lire, toi ? » Je sonne à l’interphone au code qui correspond à l’association. « C’est toi qui parle. » Nous entrons : « Mais pourquoi tu n’étais pas entrée ? » « Parce que je finissais ma cigarette. »

Associations des femmes de Frammoisin, rue du Languedoc

Finalement je retrouve Adjera sur les marches de la mairie, à son retour d’une réunion au TGP, où elle s’occupe du restaurant associatif. Elle est coordinatrice de l’association des femmes de Frammoisin, où elle travaille depuis 1984. Les femmes de la cité éprouvaient le besoin d’un lieu de rencontre. L’association est née de là. Son objectif général est l’insertion sociale et professionnelle des familles étrangères. Les activités y ont été mises en place par les femmes. « On nous reproche de cantonner les femmes à des activités dites classiques : la couture, la cuisine, etc. On essaie de répondre à leurs demandes et ensuite on essaie de faire passer des choses. »

Les cours d’alphabétisation, une fois de plus, interviennent dans le cadre général de ces activités. L’association a une convention avec l’Éducation nationale, le Geform 93. Les cours d’alphabétisation ont lieu dans les associations, les stages intensifs dans le centre du Geform 93. « L’alphabétisation, c’est l’enfant pauvre. On accorde des heures au compte-gouttes. Concrètement, on a trois cycles, donc trois groupes : débutantes, débrouillées, FLE (Français Langue Étrangère), ce qui fait pour chaque groupe seulement deux cours par semaine de deux heures et demie, toujours dans la journée. La plupart des femmes n’ont jamais été scolarisées dans aucune langue. Elles viendraient bien plus souvent, ce sont les moyens qui manquent. » N’y a-t-il pas assez de bénévoles ? Elle conteste le terme : « À un moment, l’apprentissage ne se fait pas avec des bénévoles. Il s’agit d’actions qui exigent rigueur, donc compétence et régularité. Les gens qui viennent sont des militants. »

Pour l’instant les cours restent cantonnés sur le secteur de l’immigration, financé par le FAS, au compte-gouttes. « Le FAS a été mis en place pour récolter une partie des allocations familiales qui n’étaient pas versées aux travailleurs migrants dont les enfants étaient restés aux pays d’origine, des retraites qui ne sont pas versées — ce qui revient à dire que la formation des migrants est financée sur leurs deniers. » Adjera insiste : la possibilité d’être dans une formation intensive relève du droit commun. On soupçonne la population étrangère de ne pas avoir une volonté, un désir réels d’insertion (qui commence, semble-t-il, par une réelle maîtrise de la langue), et leur donne-t-on les moyens de cette insertion ? Et que met-on derrière ce mot d’intégration ? « Lorsque je dis que c’est de l’ordre du droit commun, cela revient à demander si c’est le FAS qui doit financer cela. » Le ministère de l’Éducation nationale lui-même reçoit de l’argent du FAS pour payer ses formateurs. La Municipalité répond : « Vous relevez du FAS. » Quant à la politique de la ville, elle ne finance que des actions innovantes... et financera plus un colloque, une action-vitrine que des cours d’alphabétisation.

La demande des femmes a changé : auparavant, elles demandaient à apprendre à parler, à se débrouiller avec leur médecin. Elles viennent maintenant beaucoup plus jeunes : « Je veux apprendre le français, je veux travailler. ». Adjera le dit : les cours ne transforment pas les femmes. Celles qui viennent aux cours d’alphabétisation sont déjà « tirées d’affaire ». « Et quand elles sont dans une démarche d’insertion, c’est toute la famille qui suit ; elles ont cette capacité d’entraîner tout le monde avec elles. »

« Ce n’est pas nous qui les transformons ; ce sont elles qui transforment l’association. » Elles ont amené l’association à faire de l’accompagnement scolaire. Rencontre-t-elle des jeunes qui ont un rapport violent au savoir de l’école, qui en font le rejet ? « Ils ne comprennent pas l’énoncé du problème qu’on leur pose, comment pourraient-ils le résoudre ? La première difficulté, c’est l’apprentissage du français. Comment arrive-t-on en sixième sans savoir lire ou très mal ? Mystère et boule de gomme. À ce compte on comprend la violence. »

« Ce n’est pas que l’écrit transforme — c’est qu’il fait évoluer. » Apprendre à lire et à écrire, c’est aussi se donner l’occasion d’apprendre qu’on a des droits. Dès que les femmes commencent à lire et à écrire, elles s’inscrivent au chômage, ce qui leur donnera, par la suite, la possibilité de suivre des formations. « Si c’est efficace, c’est que ce ne sont pas seulement des cours d’alphabétisation — il y a énormément de choses qui rendent ces cours d’alphabétisation cohérents. » Apprendre par exemple que la femme peut s’accorder du temps, qu’elle peut envisager de payer une somme modique pour faire garder les enfants. Plus que la rupture de la solitude — Adjera pour sa part insiste sur les réseaux d’entraide, l’oralité —, l’écriture et la lecture, c’est un pas vers l’autonomie qui va faire boule de neige.

Elle se rappelle n’avoir rencontré qu’une seule fois un véritable cas d’illettrisme. Une française postulait pour un travail au sein de l’association. Elle est devenue très violente, sans qu’Adjera comprenne, lorsqu’il s’est agi d’écrire son nom sur une fiche. Le ton était de plus en plus vif. « Je n’avais pas compris, je lui ai dit : « Mais inscrivez au moins votre nom. » À la fin elle m’a dit avec violence : « Je ne sais pas lire, je ne sais pas écrire. » » Elle n’est jamais revenue.

Après l’entretien, nous rentrons vers la gare ou le théâtre. Adjera salue un ami, « le plus vieux militant », qui travaille pour le collectif de sans-papiers de Saint-Denis. L’association des femmes de Frammoisin travaille avec les collectifs de sans-papiers. « Maintenant, ils les arrêtent à la sortie des foyers, ces salauds. Je vais virer anarchiste. »

Lundi. Stéphane, mairie du Xe.

Stéphane a 28 ans. Il occupe depuis quelques mois un CDD, dans le cadre des emplois jeunes, à la mairie du Xe.

Chaque jour, il aide à remplir les documents administratifs, internes à la mairie (demande d’acte de naissance, ou acte d’état-civil), ou extérieurs : dossiers à remplir ou courriers à adresser à la Caisse d’allocations familiales, les Assedic, la Caisse primaire d’assurance maladie, lettres de recours relatives à des décisions administratives. Ce type de poste n’existait pas avant septembre 1998. Seule venait à la mairie l’écrivain public, bénévole, une après-midi par semaine. {{}}

Il a fallu bien des communications téléphoniques pour parvenir à obtenir l’autorisation d’interviewer Stéphane. Je n’attendais pas grand-chose de ce rendez-vous. C’est le contraire qui arrive. Stéphane m’apprend que ses parents sont sourds et il met en rapport le choix de ce CDD à la mairie du Xe et l’aide qu’il a apportée à ses parents. Il est même frappant qu’il ait commencé ce travail au moment même où il venait de quitter le domicile de ses parents. Il dit l’avoir réalisé, puis oublié, et se rendre compte maintenant que ce n’est pas un hasard.

Il passe, librement, de l’attention qu’il accorde à ceux qui viennent le voir, à l’affirmation de la culture des sourds, au rejet des implants cochléaires, l’hommage à la langue des signes, les exemples de son inventivité, l’éloge de ses épithètes singuliers, proches des épithètes des Indiens d’Amérique du Nord : taureau assis — ou « un seul œil » — son père, qui, enfant, a perdu un œil en même temps que l’ouïe à cause d’une méningite.

Il a été bénévole une saison pour les restos du cœur dans le XVIIIe. Cette expérience aussi l’a beaucoup marqué : « Aider à recréer un lien là où il n’existait plus avec les personnes en rupture de liens, parce qu’ils s’étaient heurtés à des barrières, parce que leur histoire avait fait qu’ils étaient « cassés » pour plusieurs raisons. »

Certaines personnes lui tendent une lettre qui remonte à 1995. Souvent un relais est manqué, une aide administrative ratée. Il essaie de consacrer une heure à chaque personne si possible. La souffrance est là, qui se traduit dans une espèce de gêne : « Excusez-moi de vous déranger. » Ce qui revient à reconnaître la dépendance, et à se la reprocher.

Il laisse venir la demande. Il ne se jette pas sur les gens pour leur demander de lui brandir des documents administratifs, qu’il remplirait au pied levé. Il est remarquable que ce jeune homme, dans une tâche si apparemment administrative, déclare qu’il s’interrompt entre deux personnes, parce qu’il ne pourrait pas passer sans transition de l’une à l’autre.

Ce qui l’a réjoui le plus ? Qu’un homme algérien qu’il avait aidé à remplir un dossier de renouvellement de logement ait décidé de s’inscrire à des cours d’alphabétisation : « L’espace du temps qu’on a passé ensemble m’a donné envie d’apprendre à écrire le français. » Il lui avait transmis du désir.

Mardi matin. Stains, centre social, allée Gérard de Nerval.

Mohamed, 28 ans, travaille, comme la plupart des interprètes et des écrivains publics, pour l’association Inter Service Migrants. Il a consacré sa maîtrise à un écrivain cubain homosexuel, Reinaldo Arenas.

Ne pas lire, ne pas écrire « limite » : « Ils ne peuvent pas aller faire un tour à la Tour Eiffel, ils ne connaissent que le trajet qui sépare leur maison de leur travail. Ceux qui ne travaillent pas sont toujours dans le quartier. D’autres profitent de cette situation : pour leur vendre un produit, par exemple, une assurance, la plus chère. »

Ne pas savoir lire et écrire, Mohamed le dit clairement, c’est immédiatement ignorer ses droits. Aider à remplir des documents administratifs, c’est informer les personnes de leurs droits.

Oui, c’est une détresse, quelque chose qui touche les gens très personnellement. Ils ne parlent pas de leur rapport à l’écrit — ils parlent d’autres choses, car le problème avec l’écrit n’est jamais le seul : il y en a beaucoup d’autres. « Certains viennent pour une chose, te parlent d’une autre. Certains ont les larmes aux yeux, quand ils parlent. »

Parfois, des personnes sont là à la première heure, elles n’ont pas dormi de la nuit simplement parce qu’elles avaient reçu une publicité dans leur boîte aux lettres, et qu’elles avaient peur.

Mercredi. L’écrivain public de la mairie du Xe.

Bénévole, elle passe le mercredi après-midi dans un bureau de la mairie du Xe. Elle avait écrit aux mairies sans obtenir de réponse. Elle est venue démarcher elle-même. Et puis, un jour, on lui a dit : « Oui, venez assurer une permanence. » Parmi les gens qu’elle reçoit, elle pense que 25 % ne savent ni lire ni écrire. Beaucoup viennent la voir pour que la lettre soit bien « tournée », qu’il n’y ait pas de fautes. Aucun ne parle de ses difficultés à lire et à écrire. Ce n’est ni leur problème unique, ni pour eux le problème numéro un dans la vie. Tous, dit-elle, sont dans une situation de détresse, quelle qu’elle soit.

J’assiste, sur sa proposition, aux rendez-vous de l’après-midi. À chaque fois, elle écoute, puis rédige, à la main, une lettre qu’elle lit ou fait lire ensuite à la personne.

Une jeune femme, vietnamienne, est assaillie par sa propriétaire qui la somme de quitter les lieux, pour pouvoir vendre l’appartement qu’elle loue depuis neuf ans. Elle vit avec son mari, handicapé à 80 %, et sa fille de deux ans et demi. Elle renouvelle une demande de logement au maire de Paris, elle adresse une lettre à sa propriétaire pour l’informer de ses démarches, pour protester contre les visites, désormais journalières, que celle-ci organise chez elle. Elle craint d’être expulsée avant d’avoir pu trouver un logement qui corresponde à ses ressources. Elle n’en dort plus la nuit.

Une jeune femme algérienne, très vive, vient demander à l’écrivain public de rédiger une lettre au Préfet, afin que son mari, sans-papiers, soit renvoyé au Maroc. Elle demandera ensuite un regroupement familial. Elle est mariée depuis un an. Est-elle bien sûre de vouloir adresser cette lettre ? Oui, son mari a sans arrêt des propositions de travail, il travaille au noir depuis des années, il veut monter une société, il faut qu’il ait des papiers. Elle est très déterminée.

Un homme âgé maghrébin avec un petit chapeau arrive, il sort de sa poche des petits papiers. En en-tête, des adresses de dépannage. « C’est la police. », dit-il. Les deux petits papiers sont vraisemblablement des notes de serrurerie : « Ce n’est pas la police. Vous avez eu des problèmes de serrure, récement ? » Il insiste : « C’est la police. » Il vit dans un hôtel. Il est déjà venu pour porter plainte. Un des locataires le menace, lui coupe la lumière, le soir, frappe à sa porte. Il y a eu menace de mort. Non, il ne veut pas déménager — à part ça, il est bien où il est. Sur un autre petit papier, un nom est écrit. Il veut écrire à la police. Il n’a pas de témoins. Ce n’est pas possible. Il reviendra, en essayant de trouver des témoignages.

Un homme en costume vient pour donner réponse à une mise en demeure de la RATP : ségrégation, violence, malaise. Il était entré dans un bus, il n’a pas eu le temps de composter son ticket parce qu’il y a un mouvement de foule, une pression qui l’a repoussé à l’arrière du bus. Les contrôleurs, après un échange de clins d’œil, sont venus lui demander ses papiers. Il est Arabe. Ils sont descendus du bus, l’échange a été vif. Il s’est fait coller une amende de 450 francs. L’écrivain public écrit une seconde lettre à la RATP qui a accepté de ramener l’amende à 170 francs. Il n’a pas de quoi payer, de toutes les manières. Il a une vie accidentée. Il peut s’emporter. Il voudrait passer des concours administratifs et entrer dans la fonction publique. Il ne sait probablement pas écrire le français. La prochaine fois — il vient presque toutes les semaines — ils écriront à Martine Aubry. Ils ont déjà écrit à Chirac, et il a
répondu.

C’est le plus souvent dans le frottement entre leurs vies et l’administration, entre leurs vies et les pouvoirs, que ceux qui ne lisent pas et n’écrivent pas rencontrent l’écrit comme un problème. Quelque chose qui rappelle le Foucault de La vie des hommes infâmes, où infâme signifie étymologiquement celui qui est hors de l’universelle réputation, les vies invisibles, les vies minuscules. Curieusement, les noms propres des administratifs, ministres, maires, etc., arrivaient sur les lèvres des personnes que je vois cet après-midi dans une étrange familiarité. Souvent, me dit l’écrivain public, elle écrit des lettres aux ministres, à Chirac : « Il n’y a pas le choix, de toute façon. Ils me le demandent de telle manière. Moi j’écris. J’ai même écrit à Clinton, une fois. »

Elle raconte des histoires de persécution, des gens qui se disent poursuivis par le KGB. « Les gens sont tellement tendus — ils obligent par les mots et par le regard. » Ont-ils des témoins ? Ils se mettent en colère : « Madame, si je vous le dis, vous n’avez qu’à le croire. Écrivez ce que je vous dis. »

Elle se rappelle avoir été le plus peinée par une femme française, qui vivait bien mal dans une espèce de centre d’accueil. On lui avait pris son enfant très petit, il devait avoir maintenant vingt-sept, vingt-huit ans, et chaque semaine elle lui faisait écrire à la DASS. La DASS avait répondu : on n’a jamais eu une visite de votre fils. Elle faisait écrire tout le temps — au cas où il passerait, au cas où il pourrait trouver les lettres.

Mardi après-midi. Chantal Lemmouchi, formatrice de l’Association des Femmes de Frammoisin

« Elle n’osait pas écrire, elle prenait toujours des morceaux de feuille, comme ça, puis elle écrivait des petits mots, je la voyais qui effaçais — parfois je regardais ce qu’elle avait voulu écrire, et elle demandait : comment ça s’écrit ? Elle avait écrit pas mal de choses, elle avait écrit des petits bouts de mots, sur pleins de feuilles, elle n’osait pas les rassembler, je pense.

Elle écrivait en cachette, sous son cahier, elle n’osait pas, elle avait peur que ce soit mal écrit. Si je voyais, je lui disais : - Si, c’est ça. »

Envisager l’écrit en vue de l’expression ? Certaines hésitent, certaines sont tentées, d’autres estiment en avoir fini dès qu’elles sont parvenues à écrire quelque chose — qu’il n’y a plus rien à dire. Une banalité donc : l’écrit c’est tout d’abord le rapport à de l’urgence, et le rapport à quelque chose de fonctionnel. Au-delà, terra incognita — et la possibilité de s’exprimer, le désir ou l’idée même de s’exprimer ne peuvent se représenter que comme une très lente conquête. Égale en lenteur sûrement avec une autre conquête, fragile : celle de la conviction, ou de l’espoir, de l’idée, ou seulement de la vague impression, qu’on a le droit de s’exprimer, qu’on a le temps pour cela, et que d’autres vous engagent à vous exprimer. Il y a mille manières de baillonner quelqu’un.