« c’est du travail, aussi. »

Il s’appelle Serge Bon, mettons. C’est le nom qu’il me fait inscrire sur le cahier. Il accepte que je l’enregistre. Mais il me demande de prendre des notes — « Comme ça, je vois ce que vous entendez. » Il a 46 ans, et participe depuis une dizaine de jours à un stage de réapprentissage de la lecture et de l’écriture dans une ville de Seine Saint-Denis dont il veut que le nom soit tu.

Vous êtes le seul stagiaire qui ait accepté de me rencontrer...

Personne ne voulait. Ça s’éternisait, alors j’ai dit d’accord. Comme ça, on a pu commencer. Et puis la formatrice est gentille, elle se démène. Même pour vous, elle se démène.

Si vous voulez, je reviendrai pour vous lire notre entretien.

C’est pas la peine. Vu que vous ne mettez pas mon nom.

Qu’est-ce qui vous a décidé à faire ce stage ?

L’assistant social. Il m’en parlait de temps en temps. Mais moi, je n’ai pas le temps. Tout le temps, il y a des problèmes. Pour apprendre, il faut avoir du temps.

Maintenant, vous avez du temps ?

Maintenant, ça va. Mais après, je ne dis pas.

Après ?

Oui, tout le temps, il y a des problèmes.

Vous avez appris à lire et à écrire ?

Je suis allé à l’école. Enfin... j’y suis allé, il faut voir. Mais je n’étais pas une flèche. Alors on ne me voyait pas beaucoup. On m’oubliait. Pour ça, je les aidais (Rires).

Mais à l’école, vous deviez lire et écrire...

Oui, à l’école, je savais un peu. Pas très bien, mais un peu. Je recopiais. J’avais un peu peur...

Peur de quoi ?

Qu’on me tombe dessus...

Vos parents s’en inquiétaient ?

Du moment que je leur fichais la paix...

Que faisaient-ils ?

Ils étaient gardiens dans un immeuble.

Ils savaient lire ?

Je n’ai jamais vu de livre à la maison.

Vous restez à l’école jusqu’à seize ans ?

Oui, c’est ça. L’école, ça a pas été grand-chose. Et puis j’ai eu seize ans ; et puis je suis parti. Mais personne a réalisé.

Et après ?

Après j’ai travaillé : j’ai fait magasinier, gardien, surveillance... Des petits boulots.

Dans ces métiers, il était nécessaire de savoir lire ?

Non, non. C’était au noir, alors il n’y avait pas de contrat.

Jamais de contrat ?

Si. Une fois. J’ai signé. Mais les contrats, pour ce que ça compte...

Vous avez fait l’armée ?

Oui.

Et là-bas, on a repéré vos difficultés ?

Oui, non. Au début, il y avait un contrôle. Je n’ai pas rendu la feuille. Alors c’est comme s’ils l’avaient perdue.

Et depuis l’armée, c’est arrivé souvent, des situations comme celle-là ?

Des situations comme quoi ?

Des situations où vous devez tricher ?

Pas tellement. Bon, bien sûr, des fois, il y a les papiers. Mais il y a l’assistant social. C’est l’assistant social qui fait les papiers. Lui, il sait tout sur moi, je ne peux rien lui cacher. Enfin, depuis qu’on se connaît.

Depuis quand ?

Je ne sais plus. C’était à la Maison de Nanterre. Quand on m’a ramassé. Enfin, la première fois.

À l’époque, vous ne travailliez plus.

Non. Je ne trouvais rien. Je me débrouillais, comme ci comme ça. Je faisais la manche.

Vous viviez seul ?

Avant, il y avait ma femme. Enfin, c’était pas ma femme, mais c’était ma femme quand même. Alors oui, c’est elle qui faisait les papiers.

Elle connaissait vos difficultés ?

Quelles difficultés ?

Vos difficultés de lecture et d’écriture.

Pas au début. (Rires) Les femmes, c’est pas l’armée, il y a pas de contrôle. Et puis je me débrouillais. On se répartissait. Alors, c’est elle qui faisait les papiers. Après, elle a compris. Mais ça n’a pas duré longtemps.

Que voulez-vous dire ?

Elle est partie, elle m’a quitté. Comme je n’avais pas de travail...

Et depuis ?

Depuis, rien. Je dois pas savoir m’y prendre. (Rires) Vous savez, je sais pas grand-chose. On est souvent seuls, les illettrés.

C’est un mot dans lequel vous vous reconnaissez ?

Si, je suis illettré. Bon, on est souvent seuls, c’est pas automatique. Mais quand même. Moi, quand je vois un type de mon âge, et qui vit seul, je me dis, celui-là...

Et vous en parlez.

Ah non ! On n’en parle pas ! On se doute, mais on n’en parle pas.

Mais là, vous m’en parlez.

Là c’est pas pareil. C’est comme au stage.

Cela veut dire qu’entre personnes illettrées, il n’y a pas d’entraide ?

C’est ça.

Quelles sont les situations où le fait de ne pas savoir lire vous pose des problèmes ?

Les machines. Les machines, c’est l’enfer. Par exemple, dans le métro. Quand il y a un guichet, ça va. Mais s’il y a personne. Bon, le métro, ça peut aller, on se débrouille, on reconnaît. Sauf quand il y a une grève, ou un accident. Alors là, il faut changer de ligne, et c’est l’enfer, aussi. On suit les autres, on ne sait pas où on va. Sinon, ça peut aller, on se débrouille. Je devrais faire des chèques, je ne dis pas, mais moi, les chèques... (Rires). Ah oui, il y a aussi l’hôpital. Pas à l’hôpital, mais pour y aller. Alors il faut prendre un taxi, c’est cher.

Vous est-il arrivé de demander à un inconnu de vous aider, de vous orienter ?

Pas trop. Je n’ose pas trop. C’est pour ça, si je peux, je prends un taxi. Sinon, je préfère qu’on ne sache pas. Des fois, c’est compliqué, c’est du travail, aussi.

Avez-vous le sentiment que les autres stagiaires ont des expériences semblables ?

La première fois, on en a parlé. C’est parce que la formatrice demandait qu’on parle. Alors oui, on a tous des trucs. Mais c’est quand même pas pareil pour tout le monde.

Vous voulez dire que chacun a des trucs différents ?

Non. Je veux dire, c’est pas pareil, par exemple, ceux qui ont des enfants. Alors les enfants, ils vont à l’école, ils aident. Enfin, c’est quand même dur pour eux. C’est peut-être encore plus dur. Parce que les enfants, ils jugent aussi, on ne peut rien leur cacher.

Selon vous, que peut changer le fait de réapprendre à lire et à écrire ?

Je sais pas. De plus me sentir inférieur.

Lire des livres ?

Je ne sais pas. Moi, les livres, ça a jamais été mon truc (Rires). Je ne sais pas. Là, je commence, alors on verra. C’est fini ?

Si vous voulez.