acide de batterie

par

Démarrage

Noir, hiver. Vroum, vroum fait le moteur, des animaux, leurs yeux perçant l’opacité de la nuit froide. Profonde déprime. Hans ne veut pas aller travailler. Sur la ligne torve de l’horizon, une lueur annonce l’arrivée du jour, mais c’est encore bien trop loin. Une descente s’amorce lentement, les pneus glissent dans un silence caoutchouteux. La pente se fait plus dure, s’enfonce peut-être vers un enfer limitrophe. Bien sûr que oui ! se vocifère Hans à lui-même. Ce sont les falaises de Sierck-les-Bains qui dessinent ces dents noires, cette bouche noire. On y jette des roues enflammées à la Saint-Jean, ces roues gigantesques. Paille et bois. Le Stromberg.

Dans le creux des collines, maison en porte à faux. Elle est comme posée sur cet angle concave, il y a un vide sous la maison. Comment poser du plat sur un angle ? Une maison enfoncée au maillet dans un coin ? Maison de nulle part, seule, vendue à un groupe. Les propriétaires n’aimaient pas être dérangés par les voitures, surtout quand elles passaient cet angle, au creux des collines, et qu’elles faisaient du bruit à chaque passage, toute la journée : Vlam ! suivi d’un crépitement de graviers, un bruit de tôle que l’on tord et Hans s’arrête, en porte-à-faux, comme la maison, avec un vide, en dessous. Une lumière vacillante indique une présence ou plusieurs. Mais Hans le sait bien, il est convoqué ici, on l’attend, tout est trop tard maintenant. La peur au ventre, Hans entre dans la maison.

L’image bascule comme dans Félix le Chat, la lanterne laissée par les propriétaires plante des ombres acides dans les murs lézardés repeints à la va-vite. Tout se penche dans un bloc figé, tout, en deux dimensions, et tout, plat. Hans a une envie irrépressible de vomir son petit déjeuner : 15 cigarettes. Il est bientôt huit heures.

Le bruit d’une radio grandes ondes siffle, ça vient d’une pièce au fond du couloir, Hans se dirige vers une autre pièce, qui est silencieuse. La pièce est très petite, longue et large comme une cellule de prison. La fenêtre est occultée par du carton troué. Il y a un néon, un bureau en panneau de particules, chêne, montage et démontage aisé, le tout, mal. Le bois compressé déborde à l’endroit des vis, comme un rejet de peau post-opératoire. Sur ce bureau, une feuille de papier, des noms, des cases à cocher : A et P pour présent, des P, il n’y en a pas beaucoup. Une date, celle du jour. Hans prend la feuille, lit : Abraham, Pierre, Armand, Adèle, Noël, Jean, David, Roger. Stage de remise à niveau, programme de mise en œuvre d’une séquence d’expression théâtrale avec deux groupes de participants d’une session de formation de l’atelier permanent de lutte contre l’illettrisme (Lorraine-Nord)Intervenant scénographie : Hans. Intervenant théâtre : Nabile. Durée : 2 x 40 heures. Quelqu’un tousse. Des bruits de gorge, ça racle. Toux, encore. On dirait que ça ne va jamais s’arrêter. Et puis ça s’arrête net, dans une dernière quinte hyper-saturée comme un déchirement de papier. La toux est remplacée par un bruit blanc qui emplit toute la pièce, et puis il y a un bruit mat comme un poing sur une table. La toux reprend. Hans marche lentement vers la pièce du fond, la radio oubliée derrière le bruit blanc revient. Hans entre. Hans voit le Stromberg à travers la grande baie vitrée. Le jour s’est levé. Depuis quand ? Ils sont cinq, pour la plupart de dos ou de trois-quarts, ils ne regardent pas Hans, sauf un, la petite bille noire au coin de l’œil de celui qui regarde est brillante, comme une minuscule boule de billard huilée, mais de la taille d’une tête d’épingle. Hans bredouille : Bonjour, je suis votre animateur... Puis son regard est attiré par la direction qu’indique maintenant cette minuscule bille noire et luisante. La bille dit : Regarde derrière toi, derrière toi... Hans se retourne, tableau noir, craie, au centre : ON VEUT PAS FAIRE LE GUIGNOL ! Noir.

Des choses dans la montagne.

Deux jours passent. Deux jours tord-boyaux et de ressaisissement. Les noms de la liste ont révélé des secrets. L’atelier est en place. Hans a acheté le matériel pour la fabrication des maquettes de décors. Commencer par les maquettes, c’était une idée de Nabile. Le truc qui n’en passe pas par l’écriture ou les mots. Ce charabia, ces colonies de fourmis alignées et incompréhensibles qui courent sur le papier. Font mal à la tête. Et puis de construire le décor, en vraie grandeur. Et puis d’y entrer, un peu comme chez le docteur, et puis parler à tue-tête.

Abraham était équarrisseur dans un abattoir lorrain avant de perdre son travail. Hans regarde Abraham regarder le Stromberg à travers la vitre. Ses yeux sont verts, presque transparents, toujours humides. Moustache rousse et cheveux bien lissés sur le crâne. Il est très costaud, petit, avec un gros ventre. Il est gêné parce qu’il fait sa maquette comme les gosses, qu’il utilise de petits ciseaux trop petits pour ses gros doigts, qu’il colle, colorie et peint, c’est des trucs de pédé. Il le fait quand même parce que c’est un gosse et que son plaisir l’emporte sur sa honte. Il a vingt-cinq ans. Pierre, qui ne fait rien, se fout de sa gueule. Pierre a cinquante ans. Lui ne fait vraiment rien. Hans ne le raisonne pas, ne lui fait pas la leçon. Hans pourrait être son fils. Il le laisse décider. Pierre s’absente toutes les heures, sans explication, puis revient s’installer devant la fenêtre, et regarde le Stromberg. Pierre dit : Ch’hapite à Mandren, y faut pétaler hein, pour avoir chaud, ch’ai des provisians dans l’vélo heinhun litran l’matein, hun litran antre midi, hun pour la route, mais quanj’rentre à la mêsson, la vieille elle m’asticote hein, mais elle aime la pagatelle hein alhors elle devient chentille...

Adèle, dont c’est le premier jour de présence et que Hans n’a pas encore entendue, sort de son silence, elle s’ébroue, raide comme un mannequin qu’on soulève. Hans comprend tout, soudain. À cause d’un échange très rapide entre Pierre et elle et qui éclate comme une déflagration. Et puis après des sourires partout, des murmures, la toux encore. Adèle ! La vieille, c’est Adèle. C’est elle qui aime la bagatelle. Elle sanglote humiliée, ôte des lunettes de soleil que Hans avait feint d’ignorer, son œil droit est meurtri, bleu. À sa vue, Pierre ricane, comme à la vue d’un trophée. Hans a l’impression de voir et d’entendre des choses anciennes et familières. Il la connaît, elle est malheureuse. Le silence et Adèle retombent lourdement sur sa chaise. C’est passé. Heureusement, David a posé un petit cimetière en carton et des fantômes polychromes sur le bureau de Hans, David est vietnamien mais le cimetière est chrétien. Il y a plusieurs tombes, toutes décorées, toutes avec des croix. C’est donc comme si nous étions à l’intérieur du cimetière, les grilles sont à l’arrière-plan. Hans se fait cette réflexion, muette. Sourires. Tout est joli, c’est rudement soigné. Les découpes des tombes sont comme de la dentelle, les aplats de couleurs sont bien posés, mats, doux comme du velours. Le petit monde est soudain réconcilié autour des petits morts de papier. Hans dit : Quelqu’un parmi vous a déjà fait du théâtre ? Adèle répond : À l’école primaire, c’était Blanche-Neiche, che me suis sauvée le chour de la représentatian.

Assis sur le capot de la Peugeot, le derrière chauffé par le soleil hivernal. Hans fume et boit du café dans un gobelet blanc et mou, en plastique. Il est paisible. Le Stromberg veille, en silence. Hans pense au vin de Moselle, aux transparences et aux bulles des crémants. Un cri, suivi d’un bruit sourd. De nouveau : la toux. Hans pâlit et dans un même mouvement se précipite. La pâleur est un mouvement ascendant. Compression, cimetière, tombes, tout est aplati, espace dilaté, ce monde ne veut pas de volume. David a écrasé méthodiquement sa maquette sous une planche. Une révolte. Il bombe le torse. David, bouc émissaire auto-mutilé, catapulté chef de la rébellion. Mais le torse est trop bombé, l’œil trop brillant. On ne la voit pas mais il y a une créature hydrocéphale recroquevillée à l’intérieur de sa poitrine avec des morceaux de cartons secs dans les mains. C’est elle David. David est très habile de ses mains. Il a beaucoup d’imagination, il dit : Une fille propose à son ami d’assassiner sa propre mère en lui faisant boire de l’acide de batterie pour mettre la main sur l’héritage. Un chirurgien recoud la bouche d’un joueur de billard après avoir extrait la boule qui le menaçait d’étouffement. David aime ça, raconter des histoires. Du vin partout sur les coteaux mosellans. Mais il donne mal à la tête.

Catastrophe.

Hans et Nabile parlent du travail. Nabile organise les sketches, les met en ordre. Hans fait construire le décor retenu. Il y a un volant d’autobus en isorel, mais ça ressemble plus à une roue molle ou à un rouage d’horloge géante et aussi un paravent tordu et instable. C’est tout. Le reste, ce sont des chaises d’école. Ce dispositif représente un autobus. David conduit, c’est normal, c’est lui qui a inventé cette histoire. Les autres sont assis à l’arrière, la plupart sommeillent ou fument. David est le seul à parler et on ne comprend presque rien de ce qu’il dit. De temps en temps on perçoit un mot ou deux comme : Arabe, chauffeur... Les autres s’en foutent complètement. C’est une scène où un chauffeur de bus raciste refuse de s’arrêter pour laisser monter un passager maghrébin. C’est l’action principale et la seule. Il ne se passe rien d’autre. Et c’est très long. Il y a aussi Adèle dans cette scène, elle se met à ressembler à une hôtesse de l’air qui se lève pour dire des phrases incompréhensibles à des personnes invisibles, avec une voix très douce. Elle met du cœur à l’ouvrage. Hans la regarde. Il voit se dessiner la carlingue de l’appareil, les lignes brunes des compartiments à bagages qui fuient vers l’horizon, les petits rideaux raides qui se ferment derrière les jeunes femmes en uniforme. On entend presque le sifflement de l’appareil qui augmente et l’on ressent la forte pression dans les oreilles. Les passagers sont calmes et attentifs à Adèle. Elle porte un petit panier de biscuits qu’elle distribue sans jamais oublier de sourire. L’appareil tremble de partout. Safez-fous qu’il n’y a pas sune seule vis sur un afian, que tout est riveté pour tonner à l’ensemple de la canstructian sa souplesse ? Adèle se confond avec sa représentation, il n’y a plus d’espace entre le réel et sa représentation, juste la place de la catastrophe. Adèle éclate en sanglots et sort de scène. Ce n’était pas écrit, c’était la scène du bus que l’on jouait, celle de l’avion n’existait pas.

C’est au tour d’Abraham. Il est debout, regarde vers nous et caresse une vache invisible. Ses grosses mains s’attardent et tapotent les flancs de l’animal. C’est son travail perdu qu’il mime. Il est dans l’atelier d’équarrissage, les animaux suent, le regard inquiet, s’ébrouent tant qu’ils peuvent dans les boxes. L’entrepôt est divisé en deux espaces distincts. Celui destiné à l’arrivée des animaux, lui-même divisé en couloirs se resserrant en entonnoir jusqu’à bloquer les animaux dans leur déplacement. Puis celui destiné à la sortie et au conditionnement immédiat, vaste et aéré, plus hospitalier. Les gestes d’Abraham sont d’une infinie tristesse, d’une infinie précision. Il calme la bête, lui parle avec tendresse, lui donne des petits noms, l’appelle tantôt Isabelle, tantôt vieux frère. Il s’adresse à nous maintenant, en aparté : Pour que la viande soit tendre il ne faut pas que la bête soit stressée. Il redécrit les lieux, la méthode. Chaque geste est pesé et répété comme un geste manquant, qu’à force de répéter, encore et encore, on restaurerait dans sa réalité. Puis il tire un appareil télescopique suspendu au plafond, qu’il dirige vers la tête de l’animal. L’appareil semble encombré d’appendices mécaniques et de tuyaux qui fuient. Lorsque la partie qui ressemble à un fer à repasser est en contact avec la bête, il y a comme une décharge électrique qui fait disparaître la vache, l’atelier et tout le reste. En un instant, c’est tout le corps d’Abraham qui est agité de soubresauts. Ses yeux sortent en billes vertes révulsées cerclées de rose. Son dos se cambre en une diagonale vrillée qui n’en finit pas de s’allonger. Et là. Il tombe comme une masse et se relève aussitôt. Il n’attend pas. Une seconde lui suffit pour réajuster le tricot jailli de son pantalon, recoller nerveusement la mèche blonde sur son visage empourpré. Une seconde qui montre que ce temps n’est pas ni un temps dramatique, ni un temps technique. C’est le temps tout court et dans ce temps, il y a la honte permanente d’Abraham.

Matin

L’odeur de l’alcool se répand jusqu’au premier rang quand Pierre pousse ses cris d’oiseaux, sans rythme. Les cris couvrent les répliques improvisées de David. David, excédé et captif de son rôle. Ses amis vietnamiens le regardent. Le canevas est respecté mais inhabité, les rivets de l’avion sont trop lâches. Pas de lien. La scène est finie mais pas le spectacle, David veut partir. La créature hydrocéphale est là, on la sent, dans le torse contracté, assise sur des morceaux de carton gorgés de sang. Elle griffe l’intérieur des poumons, arrache des lambeaux de chair. Les amis de David le congratulent et se moquent de lui en alternance. Lui parle très vite et avec aisance, il est essoufflé. Il regarde Hans et Nabile et leur fait un signe d’adieu désinvolte, puis il disparaît avant la fin du spectacle. Armand, silencieux depuis toujours, invisible presque, le remplace au pied levé dans le rôle du chauffeur de bus. Armand ne parlait jamais mais il voyait tout. Adèle plane dans son appareil, regarde le chauffeur raciste avec des sourires, appuie ses mimiques et son jeu, souligne ses changements de rythme. Une belle mécanique. Le petit monde des passagers est emporté. C’est au tour d’Abraham, son spectacle fait rire, on rit de son métier, on rit de lui. ON VEUT PAS FAIRE LE GUIGNOL ! Sur le tableau, c’était Abraham. Le public est désordonné dans la salle, il y a des trous comme des déserts. Dehors, devant le théâtre. Il y a David, seul. Il est saoul. Il n’était pas parti bien loin.

Après-midi

On est comme des putes avec toute cette crème sur la gueule, mais certains gardent leur maquillage. Les costumes sont dans les malles. Pierre est sobre. David est revenu. Presque tout le monde est là. David regarde Armand avec méchanceté, comme s’il avait trahi, volé son histoire. On va au théâtre voir « Saint-Elvis ». Cela fait parti du programme de mise en œuvre d’une séquence d’expression théâtrale avec deux groupes de participants d’une session de formation de l’atelier permanent de lutte contre l’illettrisme (Lorraine-Nord). Ils aiment et ils connaissent Elvis Presley. Le rideau de fond est un portrait du King. Il flotte comme un drapeau, comme la promesse d’une résurrection. On est à l’intérieur du cimetière.

Pierre, David, Armand, Noël et Adèle, les seuls P (comme présent), sont assis côte à côte, silencieux comme des enfants à la messe. L’icône disparaît très lentement dans l’obscurité du théâtre. Fondu/enchaîné : les acteurs apparaissent de l’obscurité comme des farfadets sautillants. La pièce se déroule sans heurts et sans musique. Y avait même pas de musique, pas Elvis nan plus... des guignols, c’est tout ce qu’en a vu. La Hente. Nous, c’qu’en a fait, c’était mieux.