troubadours des temps modernes entretien avec les fabulous trobadors

« Pas de ci, pas de ça, sans souci ou sans cela, pas de fumée sans feu, pas d’idées sans être deux. » C’est d’eux. Mais il y a bien d’autres choses. Deux albums, des concerts, et une action culturelle plurielle et pluraliste dans le quartier Arnaud Bernard à Toulouse. Pas une liste, un tout. Comment penser la décentralisation culturelle, l’existence de villes-
capitales, sans être capable de traiter des problèmes de voisinage, d’organiser un repas de quartier, ou encore un carnaval où participent les différents quartiers et toutes les générations ? Comment parler de démocratie sans donner la parole à la population, et lui donner la parole dans sa langue, dans sa culture, dans sa façon de penser le monde ? Comment chanter en occitan, sans prétendre dialoguer avec toutes les langues du monde ?

Depuis 1987, ils s’inspirent de la tradition des troubadours occitans et des « tensons » pour faire une musique de quartier, de marché, alimentaire et quotidienne. Pas une musique avec des racines, mais une musique qui a la possibilité de s’enraciner : du rap occitan. C’est la Grande révolution des quartiers du monde (GRQM), parce que les solutions ne viendront pas des centres, mais des populations.

« Dins mon vilatge »

Docteur Cachou : Le régionalisme, c’est comme le nationalisme. C’est un crypto-nationalisme, ou un nationalisme petit, un nationalisme de région. La base du nationalisme, c’est de mettre tout sur la base d’un territoire, de confondre les problèmes culturels, politiques, sociaux (si cela existe), économiques, financiers... dans un même territoire.

En France aujourd’hui, il n’y a que des nationalistes, soit des nationalistes français, soit des nationalistes corses, bretons, basques, catalans. Félix Castan est anti-régionaliste parce que le régionalisme confond le mouvement de la culture et le mouvement de la politique. Si on l’avait écouté, il n’y aurait pas de nationalisme corse, par exemple, ni breton, mais au contraire, la France serait pluralisée, depuis trente ou quarante ans. Les Français qui se disent anti-nationalistes ne le sont pas. Ils n’ont pas les perspectives castaniennes de la coupure entre les problèmes littéraires, culturels et politiques, et ils confondent le tout. Et donc par exemple, par leur mépris de la culture corse, ils provoquent le nationalisme corse. Ils croient qu’ils sont universalistes, mais ils sont nationalistes français. Et les plus grands nationalistes français sont ceux qui se revendiquent le plus du cosmopolitisme, ou de l’universalisme, depuis les Lumières. Les penseurs d’aujourd’hui, les grands philosophes, les grands sociologues français, qu’ils soient de droite ou de gauche d’ailleurs, sont des nationalistes français. Mais ils ne le savent pas. Certains soutiennent les Basques ou les Corses, mais ils soutiennent en fait le nationalisme, corse ou basque.

Le copain marseillais : Je suis passé il n’y a pas longtemps à la FNAC à Marseille, et les rares livres en occitan sont dans la section « régionalisme ». À côté d’Alphonse Daudet et des contes de je-ne-sais-quoi, on a des auteurs qui écrivent en provençal, et on a des professionnels de l’exotisme, Peter Neil, Ma Provence éternelle (en anglais), et des livres en occitan.

Ange B. : Ils ne font même pas exprès, ils ne se rendent pas compte. Tu imagines si on mettait toute la littérature française sous un truc « nationalisme » !

Docteur Cachou : On dit : on chante en occitan et on est anti-régionaliste. Et Castan, il défend la littérature occitane, il est anti-régionaliste. Alors les gens sont béats. Enfin quelque chose qu’ils ne comprennent pas !

« Mieux comprendre les lointains, c’est d’abord creuser son terrain » (Ma ville est le plus beau park)

Docteur Cachou : On chante en occitan parce que c’est une langue et une culture et qu’on pense que toutes les langues et les cultures ont le droit, le devoir et la réalité d’être chantées, pensées... La langue est un système, on le sait depuis Saussure, c’est-à-dire depuis plus de cent ans. Toutes les langues sont égales. Il n’y a pas de valeurs des langues, ni de caractère des langues. Il n’y a pas des langues qui sont plus pragmatiques, d’autres plus claires et tout ça.

Ange B. : C’est pour ça qu’on chante aussi en français. Ça nous plaît le français.

Docteur Cachou : Nous avons monté il y a plus de dix ans maintenant, et ça existe encore, la première fête de toutes les langues du monde, où on les met toutes à égalité. On fait un forum des langues, pendant toute une journée. Elles ne sont pas toutes représentées, parce qu’on n’a pas les moyens. Si on était à Paris et qu’on était financés par le ministère, ce serait une fête nationale, mais nous, c’est local ! À Expo-langues à Paris, toutes les langues ne sont pas pensées à égalité, ni théoriquement, ni pratiquement. C’est à Toulouse qu’on le pense, ni à Paris, ni à New-York. Si le ministère de la Culture était
intelligent, il ferait de notre fête la grande fête symbolique de la France. Si la France voulait retrouver une grande vocation universaliste, c’est par le pluralisme qu’elle le ferait.

En France, on considère que parce qu’un écrivain n’habite pas à Paris, ou écrit dans une autre langue que le français, il faut qu’il parle de ce qu’il a devant chez lui. Il est interdit de parler du monde. Quand un Français fait son tour de France, il vient à Toulouse, il nous parle du cassoulet... Pourquoi vous ne me demandez pas ce que pensent les Toulousains de Paris, de New-York... ?

Il y aurait une culture synthétique au centre, qui ferait des synthèses, qui parlerait du monde, et après dans les régions, on aurait le droit, nous, la basse-cour, de parler de nos petits problèmes locaux, du cassoulet, du Gers... Et ça, ça donne des films, des feuilletons, Le Bonheur est dans le pré, des stupidités. La France est totalement occultée, elle devient mystérieuse. À force de dire province, par exemple. Le type qui est à Paris, qui dit toujours province, province, province... C’est mystérieux. Mais s’il disait Strasbourg, s’il disait Toulouse, il y aurait moins de mystère. Alors on invente le concept de France profonde, justement pour dire la mystériosité qu’on a mis soi-même.

« Je ne brandis pas ma guitare dans des poses guerrières [...] bien à l’abri des bagarres, sur les scènes humanitaires » (Je ne brandis pas ma guitare)

Docteur Cachou : La phrase « Tout est politique » est vraie. Mais tout n’est pas politique de la même façon. Il y a ce que l’on dit, le sens, et il y a la signifiance, qui est ce qui ressort de ça. Il y a ce que dit le dit, et ce que fait le dit. Pour la musique, il y a des gens qui prennent des guitares et qui chantent « vive la révolution ». Les journalistes disent, c’est un chanteur de gauche, en plus, il signe toutes les pétitions... Mais la manière dont il dit « vive la révolution », peut être anti-révolutionnaire. Elle peut faire avancer les choses, ou les tirer en arrière. La musique n’est pas un moyen d’expression, c’est une expression. Elle n’exprime pas ce que vit la société, elle fait la société. Le rap fait les choses. Il a construit un mouvement qui change la société, qui la transforme, qui la bouge. Les gens pensent différemment le monde à partir de ça. Même si les rappeurs eux-mêmes souvent n’en ont pas conscience, parce que les journalistes et les intellectuels ne les aident pas à comprendre ça. Leurs chansons ne sont pas faites pour dire ce qu’ils vivent, elles sont faites pour transformer ce qu’ils vivent.

Dans les années 1960, il y avait les chanteurs dits de gauche, qui allaient chanter dans des cabarets : « Que la jeunesse s’emballe, que la jeunesse saute ! » et il n’y avait en face que des vieux qui applaudissaient. Arrive le yé-yé. Ils chantent « yé, yé, yé ». Ils créent une culture, ils démocratisent la musique. Comme quoi un discours très enthousiaste, jeune et révolutionnaire, peut faire des choses conservatrices, alors qu’un discours qui dit « yé, yé, yé » peut faire avancer la démocratie. Et c’est beaucoup plus les groupes de rock qui ont fait avancer la démocratie au niveau de la jeunesse, que les chanteurs rive-gauche, qui tiraient en arrière.

Il y a beaucoup de gens qui pensent que ce sont les paroles qui comptent chez les Fabulous. Or pas du tout. Les paroles essaient d’être au niveau de la forme musicale, qui est bien plus avancée. C’est la forme musicale qui est la plus importante.

Le rap, j’ai trouvé que c’était un mouvement très positif. Ça faisait que des gens se parlaient, ça faisait que des gens se rencontraient, ça faisait que des jeunes échangeaient, ça créait de la convivialité, de l’intelligence, des échanges, quelque chose. Les journalistes, les intellectuels, les gens de la télé, les professeurs n’ont pas su comprendre quel était l’intérêt de ce mouvement, comment eux pouvaient apporter quelque chose à ce mouvement, et ce que ce mouvement leur apportait. Les écrivains, les cinéastes, ils ne savent que les filmer dans leurs banlieues pour dire : c’est la banlieue. Il n’y a pas d’interaction. Ils ont une pensée élitiste qui s’intéresse avec condescendance au menu peuple, qui est libérale avec le menu peuple. Ils n’ont pas compris en quoi le rap pouvait transformer totalement la société française. Ils ont fait l’aumône, ils ont donné des subventions.

Un peu plus de démocratie

Docteur Cachou : Ce qui empêche le plus la démocratie en France, c’est un problème de démocratisation culturelle. Ce sont les blocages culturels du centralisme qui bloquent l’avancée de la démocratie culturelle, et c’est l’avancée de la démocratie culturelle qui fera avancer les autres caractères démocratiques. Nous, on fait tout en même temps, dans un quartier, dans une ville. On essaye de tout mener de front.

Ce qui est central, ce qui détermine les autres, c’est la démocratie culturelle. C’est-à-dire ce qui permet aux gens de plus penser, d’être plus cultivés.

Post-scriptum

Discographie : Era pas de faire, Bondage 1992 ; Ma ville est le plus beau park, Mercury 1995