Les ambiguités de l’expertise avant-propos

Maladie de la vache folle, organismes génétiquement modifiés, radioactivité à La Hague, amiante, sang contaminé, Tchernobyl, pluies acides. Autant de crises, ou de scandales qui ont mis en lumière le lien entre le politique et ses experts. Les experts se trompent ; ils avalisent des décions qui se révèlent dangereuses. Ou alors, leur silence semble cautionner le manque de diligence des politiques. Pourtant, ces affaires, puisque c’est sous cette forme qu’elles sont parvenues au public, ne mettent en cause ni le savoir en soi, ni le politique en soi mais bien le rapport qui les unit aujourd’hui. Qu’est-ce que les experts peuvent bien avoir à faire avec le politique ? Pourquoi le politique s’adjoint-il leurs services pour justifier ses décisions ?

S’il est vrai que la pratique de l’expertise n’est pas une invention récente, le recours aux experts en matière de décision politique est de plus en plus affirmé et affirmatif depuis les années 1970 et surtout le milieu des années 1980. Tandis que l’expert est devenu une figure sociale à la fois omniprésente et mystérieuse, il semble que, côté politique, on ne conçoit plus de prendre une décision sans alléguer de sa rationalité.

Deux préjugés s’opposent couramment : d’un côté, « les experts sont formels », formule désormais consacrée qui reconnaît à ceux qui sont compétents la capacité de justifier rationnellement une décision politique. De l’autre, « les experts sont des vendus » qui discrédite les mêmes au nom de la caution qu’ils fournissent au politique. Loin de nous éclairer, cette alternative ne fait que rabattre le lien entre expert et politique sur l’une de ses deux composantes.

Cette procédure de décision politique, ne manque pas d’ambiguïtés. Le vocabulaire en témoigne : la langue française distingue en effet l’adjectif expert, synonyme de compétent et le nom qui renvoie à un statut, celui de la personne censée rendre une expertise. L’expertise couvre-t-elle autre chose que le fait de rendre un avis compétent sur une question ? Quelle est alors la responsabilité de ces experts ? Le politique ne se retranche-t-il pas derrière leurs avis parce qu’il n’assume pas son rôle décisionnaire ?

Faire appel à des experts, c’est inclure dans le processus de décision politique des citoyens qui se distinguent par leur compétence. En quoi cette incursion de spécialistes exclut-elle les autres citoyens ? Dans quelle mesure verrouille-t-elle la contestation, au nom du savoir requis ? Ou, au contraire, quelles possibilités d’intervention du citoyen permet-elle d’envisager ?

Si on refuse de prendre le pouvoir politique pour un bloc monolithique, il faut donc rechercher dans les interstices de ses procédures de décision les perspectives de réponse à l’exigence démocratique.

Vacarme a rencontré des experts pour connaître leur pratique et l’analyse qu’ils font de leur propre rôle dans le processus de décision politique et un spécialiste de philosophie politique pour éclaicir les enjeux de cette question.

Roland Desbordes est président de la CRII-RAD (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité). Cette association à but non lucratif a été créée au lendemain de l’accident de Tchernobyl en réaction contre la désinformation diffusée à l’époque par les autorités. Elle mène depuis un travail d’expertise et d’analyse sur les risques et les pollutions liés à la radioactivité.

Alain Glatron a travaillé comme espert en informatique au sein de l’ARETE (Association pour la recherche sur l’emploi des techniques). Cette association, transformée en coopérative ouvrière, se charge de conseiller des comités d’entreprise sur les conséquences de l’introduction de nouvelles technologies.

Claude Gaillardin est biochimiste. Il est intervenu comme expert dans des commissions nationales chargées de mettre en œuvre ou de définir des réglementations comme la commission de génie génétique ou le conseil supérieur de l’hygiène publique.

Axel Kahn a présidé la commission de génie biomoléculaire. Il en a récemment démissionné car le gouvernement a décidé, désavouant cette commission, d’interdire la culture d’organismes génétiquement modifié en France, alors qu’il en a autorisé l’importation. Il a aussi été membre de nombreuses commissions telle la commission nationale d’éthique ou le comité consultatif sur l’orientation de la recherche auprès du gouvernement.

Anne Rialhe est ingénieur à l’INESTENE, l’Institut d’évaluation des stratégies sur l’énergie et l’environnement en Europe. Fondé en 1987, il s’est constitué comme une équipe d’expertise indépendante sur l’énergie et l’environnement.

Philippe Roqueplo est polytechnicien et a enseigné la philosophie des sciences. Militant anti-nucléaire, il a été chargé des questions d’énergie au cabinet d’Huguette Bouchardeau alors ministre de l’Environnement. C’est à l’occasion de l’affaire des pluies acides qu’il s’est intéressé au rôle des experts dans la prise de décision politique. Il est l’un des pionniers de la réflexion sur l’enjeu démocratique de l’expertise en France.