Qu’est-ce qu’un expert ?

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Les experts, formels ou incompétents, sont partout. Leurs avis, répercutés par les médias, peuvent paraître pléthoriques. S’il faut sûrement lier cette impression aux bruyantes affaires en cours, il convient aussi de la rattacher à la pluralité des expertises et des domaines d’investigation. Le dossier que nous ouvrons dans cette rubrique fait la part belle aux expertises de scientifiques, mais tous les champs du savoir sont concernés : les domaines techniques comme l’informatique, les disciplines qui relèvent des sciences sociales comme l’économie ou le droit.

une demande croissante d’expertise

Les experts sont de plus en plus sollicités, dans des domaines toujours plus variés. D’où vient cette croissance de la demande ? Pour les scientifiques que nous avons rencontrés, elle coïncide avec la multiplication des risques d’accidents graves liés à la technique et la recherche de responsables qui peuvent être mis en cause juridiquement lors de ces accidents. En ce sens, le recours aux experts témoigne de l’évolution de notre image du monde du fait de la technique : l’idée même de maîtrise de la nature est si prégnante que tout accident, toute catastrophe, naturels ou technologiques, qui n’ont pas été prévus ou contrôlés, apparaissent comme des scandales. L’expertise est alors le pendant de cette conception du monde qui refuse ce qui relevait auparavant de la fatalité. Dans la sphère scientifique, par exemple, des avis ont été sollicités auprès de la commission de génie génétique et du conseil supérieur d’hygiène publique de France auxquels participe Claude Gaillardin : « Ce qui est demandé dans les deux cas, c’est d’évaluer les risques qui sont liés à des pratiques nouvelles en technologie ; dans le premier cas c’est la création d’organismes recombinants, dans le deuxième la mise sur le marché ou l’homologation de procédés devant conduire à la mise sur le marché de nouveaux produits alimentaires (par exemple, l’homologation de nouvelles enzymes). Notre mission est de dire (...) s’il y a un risque associé à de nouvelles pratiques. »

Mais quel est le rôle de l’expertise ? Ce n’est pas de prédire l’avenir — les experts ne sont pas des voyants — mais « de présenter l’état de l’art sur une question ». « L’expertise ne peut pas dire la vérité, car la vérité n’est pas une notion scientifique » selon Axel Kahn. Il s’agit, pour les scientifiques sollicités « de définir le risque associé en fonction de ce que nous savons actuellement » affirme Claude Gaillardin.

un énoncé normatif

Le contexte dans lequel est émis le résultat d’une expertise est capital : « Il y a expertise (scientifique) dès lors que les sciences sont convoquées pour éclairer, justifier ou fonder au moins partiellement une décision. L’expression d’une connaissance scientifique ne revêt donc une valeur d’expertise que dans la mesure où elle s’articule à un processus décisionnel et c’est précisément cette articulation qui lui confère valeur d’expertise » indique ainsi Philippe Roqueplo. Et d’ajouter, pour souligner l’importance du contexte : « Une même phrase, selon qu’elle s’adresse au monde scientifique ou à un politique qui veut prendre une décision ou édicter une norme, a un statut très différent. » Énoncé scientifique, elle est une conclusion. Celle-ci s’inscrit dans un processus discursif qui prendra appui sur des critères purement scientifiques. Le même texte, dans le cadre d’une expertise, acquiert une dimension normative car il est à la base d’une décision.

L’expertise qui nous intéresse est celle qui fournit des éléments de connaissance pour prendre une décision à caractère politique, quel que soit le champ concerné par le sujet. Les avis proposés par les spécialistes que nous avons rencontrés entrent dans ce cadre de la décision politique. Ils ont en effet servi à émettre des directives au niveau européen, et l’on pense là au cas de la maladie de la vache folle. Ils ont contribué à orienter des politiques nationales, comme dans l’exemple des organismes génétiquement modifiés. Ou bien, plus localement, à prendre des décisions en matière d’équipement des collectivités territoriales ou de suivi de l’environnement : l’INESTENE (Institut d’évaluation des stratégies sur l’énergie et l’environnement en Europe) et la CRII-RAD (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) comptent ainsi parmi leurs clients des conseils régionaux et des mairies qui consultent ses experts sur les questions des déchets, des pollutions radioactives des sols, ou à propos de la construction de lignes à haute ou très haute tension imposée par EDF. À l’échelle de l’entreprise enfin, l’ARETE (Association pour la recherche sur l’emploi des techniques) est sollicitée par les comités d’entreprises à l’occasion de l’introduction de nouvelles technologies, ainsi que l’autorisent les lois Auroux. Les conclusions de ses experts permettent éventuellement de débattre, en conseil d’administration, de la pertinence des plans d’informatisation et de leur conséquences attendues.

L’expert est une personne choisie pour dresser un bilan objectif des connaissances disponibles sur un problème donné. Il est donc convoqué pour ses compétences scientifiques ou techniques, mais aussi sur la base de son expérience, de sa familiarité avec le sujet pour lequel on le consulte. Pour Alain Glatron, « l’expert intervient parce qu’il a déjà traité ce sujet là ailleurs, ou il a connu quelque chose d’analogue. Pour moi, un expert c’est quelqu’un qui a une technicité et qui a de l’expérience aussi. Il est sollicité pour éclairer des aspects déjà vécus (...). Le problème est de faire la relation entre une innovation technique et ses conséquences sur la vie de l’entreprise et des gens qui y travaillent. Dans le cas des interventions que j’ai faites, il s’agissait d’éclairer les champs influencés par l’introduction de l’informatique et qui peuvent être les champs du comportement, du savoir, des relations, du temps de travail... D’où l’importance de l’expérience ».

expertise et indépendance

« Normalement, et c’est un des points les plus importants, on fait appel à [un expert] sur [sa] suspicion d’indépendance » nous indique Axel Kahn, ce que tous confirment. Indépendance vis-à-vis des intérêts économiques, ceux d’une firme agro-alimentaire qui milite pour l’introduction des organismes génétiquement modifiés par exemple. Indépendance à l’égard des politiques, l’expert n’étant en principe pas un militant. Cette position est primordiale, car elle contribue à leur confèrer une crédibilité que ne semble pas pouvoir leur assurer leur seule compétence scientifique ou technique.

La nature des structures dans lesquelles exercent les experts que nous avons rencontrés contribuent d’ailleurs à protéger cette indépendance. Certains appartiennent en effet à des associations (de type loi 1901 le plus souvent) ou à des coopératives ouvrières jalouses de leur indépendance et qui fonctionnent comme un « vivier » où chacun détient sa spécialité, comme l’ARETE, la CRII-RAD ou l’INESTENE. Bon nombre de ces scientifiques interviennent dans des commissions interministérielles non rattachées à leur organisme professionnel qui forment des espaces où des avis collégiaux pourront être rendus : c’est le cas des comités scientifiques comme le conseil supérieur d’hygiène publique. L’indépendance des avis rendus est aussi garantie par l’exigence de transparence de l’information recueillie. Les experts sont ainsi de plus en plus régulièrement invités à rendre compte dans les médias des avis qu’ils ont rendus dans le cadre de commissions d’expertise fermées. Cette intervention dans l’espace public est sans doute le gage d’une légitimité de l’expert. Son rôle est donc bien de faire état de ses connaissances sur une question face à laquelle les décisionnaires politiques sont en partie ignorants. Pour autant, il ne doit ni ne saurait se substituer à ces décisionnaires qui doivent faire un choix en fonction de multiples paramètres alors que son expertise n’éclaire le plus souvent qu’une facette du problème. C’est sur ce point notamment que l’expert se distingue du conseiller.

L’émergence de la figure sociale de l’expert dévoile aujourd’hui une évolution éminemment ambiguë du rapport de la société à la science. La science semble en effet traverser une véritable crise de légitimité parce que les promesses en matière de progrès ne sont que partiellement réalisées. Les catastrophes nucléaires comme Tchernobyl, les nouvelles atteintes à la santé publique telle que l’épidémie de sida ou la maladie de Creutzfeld-Jacob, pour ne citer qu’elles, ont contribué à cette remise en cause de la science. Pourtant, dans le même temps, on fait appel à elle pour prendre des décisions politiques et émettre des avis sur des risques potentiels. Et ce n’est pas la seule ambiguïté. Il faut également interroger la nature du discours politique, et de manière plus précise les rapports qu’il entretient avec les paroles d’experts, pour comprendre l’invasion des expertises dans les processus de décision.