Les enjeux de l’expertise démocratique

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L’expertise transplante une parole scientifique dans un champ politique. C’est à la jonction de ces deux sphères, celle du savoir et celle du pouvoir, que se joue une des questions essentielles à l’exercice démocratique : comment peut-on faire des choix ?

Dans les processus de décisions, les experts clament leur indépendance, essayant parfois de se mettre hors du jeu politique. C’est en tout cas la position que défend Axel Kahn en affirmant qu’« on se trouve dans un combat de militants crédibles [les écologistes], face aux militants non crédibles [les industriels]. L’expert dans ce débat, est en situation extrêmement délicate. Il ne peut pas continuer la discussion sur le même plan. La seule chance pour qu’il soit entendu par l’opinion, c’est qu’il donne raison à ceux qui contestent les puissances d’argent ». L’expert a donc la difficile tâche de placer une parole indépendante dans un débat où s’affrontent des intérêts particuliers, ou des représentations différentes de l’intérêt général.

une parole dans le jeu démocratique

C’est cette position indépendante des experts qu’il faut questionner. Certes, ils n’ont aucun contrôle sur la composition des commissions où ils siègent, et ils sont à proprement parler convoqués par les politiques, pour rendre un avis sur une question particulière. Il ne s’agit pas non plus de remettre en cause leur honnêteté ou les fondements scientifiques de leur activité d’expertise. Mais intervenir dans un débat en tant qu’expert, c’est entrer dans un jeu qui est politique dès lors qu’il est orienté vers une prise de décision. D’ailleurs, ils insistent souvent sur leur contribution au débat démocratique. Axel Kahn : « Pour que l’approche démocratique du processus décisionnel soit effective, les autorités politiques et les citoyens doivent disposer des informations et des outils d’appréciation pour appréhender la nature des enjeux et évaluer les avantages et les inconvénients respectifs des solutions proposées. » [1] Et il précise que la démocratisation des processus de décision passe par l’information du public : « Compte tenu de mon état de médiatisation, beaucoup plus encore qu’à travers tous ces comités, je m’adresse souvent au public en général. Je considère qu’on ne peut pas à la fois pleurer parce qu’on demande au public de prendre des décisions qui ont des composantes scientifiques et techniques alors qu’il n’a pas les bases pour les comprendre, et refuser de faire quelque chose pour améliorer cet état des choses. » C’est également le point que souligne Anne Rialhe lorsqu’elle précise le lien entre information plurielle et démocratie : « On peut avoir une démocratie du point de vue de l’énergie ou de l’environnement si on a des informations. Et si les gens savent qu’il y a des futurs à choisir, mais qu’il y a différents futurs qui sont possibles. Le futur énergétique de la France n’est pas écrit. » Roland Desbordes insiste également sur le rôle avant tout informatif de l’expert : « On ne signe aucun contrat où il y aurait confidentialité des résultats au-delà d’un délai court. Nous sommes contre l’idée qu’informer les gens va les affoler. Ne pas les informer, c’est les prendre pour des idiots. » L’expert intervient non pour prendre la décision, mais pour éclairer ceux qui sont en mesure de la prendre, politiques, citoyens ou populations, et qui sont a priori incompétents.

politiques avisés et experts décidés

La prudence de cette position contraste fortement avec l’idée répandue que les experts disposent d’un pouvoir de décision, ou, variante du même thème, que les politiques dépendent de l’avis des experts, auquel ils se rangent, par incompétence, par intérêt ou par stratégie politique. Il est vrai qu’aucune décision politique n’est prise aujourd’hui sans que soit brandie l’autorité d’un expert ou d’un comité quelconque. Tant mieux, si cela peut convaincre le bon peuple que les décisions ne sont pas le fruit de processus aléatoires et arbitraires. Mais n’y a-t-il pas là une stratégie de défausse des politiques qui se retrancheraient derrière les avis de ceux qui savent ? Que le politique prenne acte d’un avis qui résulte d’une démarche scientifique et démontrée est une chose. Qu’il se dissimule derrière cet avis en présentant sa décision comme une nécessité indiscutable en est une autre.

Les images sont brouillées, les frontières floues. L’image de l’expert qui décide vient se superposer à celle du politique qui ne décide pas. C’est certainement un cas de figure fréquent. Cependant, selon Philippe Roqueplo « les politiques n’aiment pas qu’on leur usurpe leur capacité de décision au nom de la soi-disant autorité de la science. Mais ils ont quand même besoin de l’autorité de la science pour prendre des décisions à propos desquelles ils puissent déclarer qu’elles ne sont pas idiotes ». Feindre de se ranger à l’avis des experts, c’est faire apparaître sa décision sous le jour de la nécessité, et abdiquer le pouvoir de faire des choix, qui est proprement politique. A contrario, cela conduit les experts à prendre en charge une partie de la dimension politique de la décision à laquelle ils sont censés aider. C’est le cas lorsque les avis qu’ils expriment dépassent leurs compétences. Pour Claude Gaillardin, « on est obligé de se projeter un peu plus loin que ce que l’on sait. Par exemple, quand on nous demande d’évaluer un risque, les questions qui nous sont posées sont elles-mêmes très ambiguës : la réponse simple que tout le monde attend, c’est « il n’y a aucun risque », ou « il y a un risque ». Scientifiquement c’est quelque chose qui est intenable. Nous, ce que l’on peut dire, c’est qu’il y a un certain degré de risque. Ce qu’on nous demande de dire c’est si ce degré de risque est compatible avec le fonctionnement de la société et si on peut prendre ce risque. Toutes les activités humaines sont associées à un risque. Le problème, c’est de savoir si ce risque est acceptable maintenant, et à terme pour les générations futures. Donc je crois qu’on nous demande d’aller un peu au-delà de l’évaluation basée sur notre expérience scientifique antérieure. » Et le risque de dépasser les frontières de ses qualifications est accru d’autant qu’« il y a maintes questions auxquelles la science ne sait pas répondre : d’où une pression considérable des politiques pour obtenir, malgré tout, des réponses. [L’expert] se trouve politiquement surdéterminé à dire non seulement ce qu’il sait, mais ce qu’il pense à partir de ce qu’il sait ; ce dont il est intimement convaincu. » [2] Les comités des sages ou les comités d’éthique ne fonctionnent-ils pas précisément sur ce mode ?

Le danger ici est double. Soit prétendre qu’une personne qui s’exprime sur un sujet mérite d’emblée, sous prétexte qu’elle est scientifique, qu’on lui fasse plus confiance qu’à une autre. Soit inversement, considérer que sur tout sujet toutes les opinions se valent. « C’est vrai, nous dit Philippe Roqueplo, que l’on fait un usage idéologique de la science pour prendre la parole et fermer la bouche aux autres. Mais on ne saurait donner le même poids à la parole de tous dès lors qu’il s’agit, non pas de décider mais de fournir aux politiques les connaissances dont ils ont besoin. » Par ailleurs, il y a un danger à laisser aux experts la possibilité de définir, conjointement avec les politiques, la question qu’ils doivent éclairer. Le scientifique n’a aucune maîtrise sur les questions légitimes du politique. Philippe Roqueplo toujours : « Il faut surtout respecter la question du politique puisque c’est à celle-ci qu’il veut une réponse. Le politique doit prendre en considération des quantités de paramètres de tous ordres et complètement hétérogènes. Le scientifique a le droit de dire qu’il ne sait pas, mais il ne peut pas dire, quand on lui pose une question, que ce n’est pas la bonne question. » Il faut donc prendre au sérieux cette idée que l’expert est convoqué par le politique et ne doit pas s’y substituer. Distinguer les genres et les principes de légitimité : la légitimité de l’expert n’est pas de type démocratique, mais scientifique. Celle du politique ne repose pas sur son savoir, mais sur sa capacité à prendre des décisions éclairées.

la contre-expertise, une expertise politique

S’il est vrai que la question de la démocratie dans l’expertise est fondamentale pour les experts, la diffusion de ses conclusions constitue un enjeu important. Informer est une tâche louable, certainement nécessaire pour maîtriser les tenants et les aboutissants d’une décision. Et si les rapports des comités d’experts sont en principe diffusés publiquement, dans les faits, il est rare que l’on y ait accès facilement (sans même évoquer les éventuelles clauses de confidentialité). Alors, éclairer, oui mais qui ? Ceux dont on pense qu’il est important qu’ils soient informés, ceux que l’on considère devoir prendre la décision. Ce qui suppose une certaine idée de la démocratie. On livre ses conclusions aux représentants du peuple élus, à la presse qui se fait l’écho de la parole des experts auprès « du public », ou directement aux personnes concernées par les choix politiques qui vont être faits. C’est cette dernière piste que creuse la contre-expertise. Trois expériences dans le domaine, (l’INESTENE, la CRII-RAD, et l’ARETE), trois voix pour attirer notre attention sur ses enjeux.

Le premier enjeu est d’ouvrir les possibles. Ouvrir le débat démocratique, donner des outils aux citoyens, aux populations, aux salariés, pour contester ou au moins pour discuter la parole de l’autorité. Il s’agit donc pour la contre-expertise de s’opposer à une parole unique ou à une parole d’autorité. C’est vrai de l’INESTENE, dans le domaine de l’énergie, où « il y a une parole, qui est en général celle de l’État, et on n’en a pas d’autre. En France, le secteur de l’énergie est très structuré, et il dépend énormément du ministère de l’Industrie, avec une parole qui est de l’État dans l’État. Une parole de fonctionnaires qui considèrent que eux sont l’État, beaucoup plus que les politiques. Parce que les politiques passent et les fonctionnaires restent. » L’INESTENE propose donc différents scénarios de politiques énergétiques, qui montrent la pluralité des choix possibles, et se définit comme un think-tank à l’américaine, réservoir de réflexions pour les autres. C’est aussi vrai, dans une certaine mesure, de l’intervention d’experts auprès des comités d’entreprises. Les lois Auroux permettent en effet aux comités d’entreprises de s’adjoindre l’avis d’un expert, rémunéré par la direction, lorsqu’il est consulté sur l’introduction de nouvelles technologies. C’est vrai enfin de la CRII-RAD, qui dans le domaine du nucléaire, s’oppose au Commissariat à l’énergie atomique, et qualifie sa démarche de surveillance et de détection de la radioactivité de sites exposés comme une « démarche citoyenne ».

Le deuxième enjeu est de tenir une parole légitime, sur le même plan que la parole officielle, de ne pas laisser le discours du savoir à ceux qui gouvernent, dans l’État ou dans les entreprises. La contre-expertise participe donc du même souci de légitimité scientifique. Il s’agit de tenir l’équilibre entre ne pas se laisser écraser par le savoir et se faire entendre dans le langage de ce savoir. La question de la compétence est, pour la contre-expertise comme pour l’expertise, une question centrale. La compétence se traduit dans les outils : « Il y en fait très peu de gens qui ont les outils nécessaires, qui ont fait la construction, la modélisation, les calculs etc., qui ont les données pour pouvoir faire une contre-expertise par rapport à EDF » nous indique Anne Rialhe. Et pour Roland Desbordes, la légitimité de la CRII-RAD tient à la compétence scientifique de ses membres, laquelle « ne se décrète pas, mais se vit sur le terrain ».

Le troisième enjeu, majeur, est de diffuser cette information. On pourrait presque dire que le nerf de la démocratie, entendue comme le régime où chacun est maître de faire les choix qui le concerne, c’est l’information. C’est ce que dit Anne Rialhe, à propos des politiques de l’énergie : « On peut considérer qu’en France, s’il y a dix ou quinze sujets qui sont importants, l’énergie en fait partie. C’est un des sujets sur lesquels, vus les enjeux, et vus les choix qui ont été faits en France, les citoyens ont à se positionner. Pour pouvoir se positionner, ils ont besoin d’informations, et d’informations indépendantes. » De nombreux débats sont donc organisés, à l’appel d’associations locales ou de partis politiques. Dans le cas de l’ARETE, la diffusion des rapports demandés par le comité d’entreprise se faisait « auprès de tous les membres du comité d’entreprise, aussi bien le président du côté de la direction de l’entreprise, que des élus. En général on diffusait le rapport avant la présentation orale en séance plénière de comité d’entreprise, pour que tout le monde l’ait lu. » La CRII-RAD, quant à elle complète la diffusion de ses résultats sur les dangers de la radioactivité par des stages de formation à l’utilisation d’un radiamètre, et de nombreuses interventions dans les lycées, dans les débats publics ou dans les médias.

La contre-expertise, que l’on peut qualifier d’expertise critique, montre donc comment la prise de décision peut, à tous les niveaux, mettre en présence des propositions et des conceptions opposées dès lors qu’elles sont présentées comme telles. Anne Rialhe le formule en ces termes : « Il y a un manque de pouvoir au niveau des collectivités en France qui est criant, comparé à d’autres pays. Et qui n’aide pas à jouer la démocratie, parce que les gens ont l’impression que les décisions sont posées de loin sur eux et qu’ils ne peuvent pas intervenir, et ils ne voient pas d’autres champs possibles. L’INESTENE utilise les petits créneaux de démocratie ou de pouvoir qu’ont les collectivités pour que justement elles s’en servent. »

Le discrédit qui touche aujourd’hui à la fois les experts et les politiques est davantage lié aux ambiguïtés de la prise de décision qui entoure ce rapport particulier entre savoir et pouvoir. S’il ne peut être question d’abandonner l’expertise et de prendre des décisions à l’aveuglette, il faut penser à en faire un usage raisonné. Alors nous pourrons sortir de l’alternative stérile « tous des vendus » ou « les experts sont formels » et redonner toute sa dimension au choix politique.

Notes

[1La Recherche

[2Sciences et Avenir, hors série n°83