télévision, mode d’emploi avant-propos

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Chantiers de VACARME est la rubrique des usages et des pratiques. Elle teste l’hypothèse que politique et culture ne sont pas d’abord questions d’idéologie et de grandes idées, mais en premier lieu questions d’usages et de conversions du privé au public, toujours précaires, toujours à reconduire. Dans le numéro précédent, nous avions traversé certains problèmes de santé publique : nous réjouissant des grèves de l’automne 1995 pour la manière dont elles avaient débordé l’ordre des organisations politiques et corporatistes, l’ordre idéologique des modèles alternatifs, l’ordre des tristes oppositions entre politiques publiques et malheurs privés. Nous nous étonnions du silence qui avait alors recouvert les usages très concrets, très quotidiens, que des malades et des médecins pouvaient faire du système français de soins - remettant en cause l’ensemble d’une gestion strictement comptable de la santé publique, jusqu’à introduire des questions politiques au cœur même de la recherche dite scientifique. Nous nous interrogions encore sur l’extension, naturelle ou pas, des pratiques particulières de chacun en revendications universelles.

Dans ces affaires de santé publique / privée, où il est toujours question de sauver sa peau ou pas, on peut encore comprendre que le simple usage de médicaments, de soins, d’hôpitaux, conduise parfois sans médiation à de la colère, des refus, des partages, et autres formes de politisation. Cette fois, nous nous attaquons à la télévision. C’est moins tragique et plus quotidien, moins violent et plus insidieux. Il ne s’agit plus de sa peau, mais de son plaisir ordinaire.

Mais le postulat est toujours le même : comme on ne peut pas parler de la santé sans au moins tenir compte de la parole des malades, du personnel hospitalier et de quelques médecins, on ne peut parler de la télévision que si on l’aime et on en use, pour le meilleur et pour le pire.

Il n’est donc pas question ici de considérer les pratiques télévisuelles comme purement passives, comme une soumission absolue aux normes du discours dominant. La télévision n’est pas d’abord l’affaire des intellectuels, et même pas des journalistes en tant que journalistes. Pas question non plus de rêver d’une télé idéale ou, à l’inverse, de se faire les apologues de la télé d’aujourd’hui — ô combien ce serait dur ! En fait, la télévision est là et en tant que telle, il n’y a peut-être pas grand chose à en dire. Ce n’est ni l’une des grandes inventions de l’humanité, ni le lieu du plus grand art, ni l’occupation primordiale de la plupart des gens (quoi qu’on en dise). La question serait donc plutôt : si la télévision est là, maintenant, qu’est-ce qu’on fait avec ? Comment se l’approprier ? Comment lui accorder l’importance qu’elle mérite et rien de plus ? Et comment, surtout, ne pas trop la découper, ne pas trop dire Arte c’est bien et TF1 c’est pas bien, parce que même si c’est vrai, on s’en fout un peu ?

La télévision, française tout au moins, n’est pas encore le câble à 100 chaînes et dans chaque foyer, pas plus que le multi-média post-after-moderniste qu’on nous promet, avec un peu d’aveuglement sociologique. La télévision, c’est une bribe de cet espace public dont nous manquons tant, et une bribe de ce plaisir partagé avec une foule anonyme, qui n’est pas si fréquent. Bribes dont il faut bien faire quelque chose quand on prétend encore à une politique universelle et à une culture pour tous.

Certes, les âmes bien nées ne vont pas s’étaler sur les plateaux de télévision. Elles ont sûrement raison. Non parce que la télé serait un monde trop impossible, mais parce qu’il est bon et nécessaire, aujourd’hui comme hier, d’avoir une aristocratie de l’art, de la pensée, ou simplement de la vie, qui sache se dissimuler. Cela dit, âme bien née ou pas, on la regarde tous quand même un peu, la télé, parce qu’on ne peut pas malgré tout regretter la veillée paysanne devant le feu de bois, près de la terre qui ne ment pas.

Alors quoi ? L’usage passe de tous les côtés de l’écran, sans s’embarrasser du mensonge de l’interactivité et en emportant sur son passage toutes les sortes possibles d’intervention : allumer, éteindre, zapper, regarder, détourner le regard, faire des images, parler, se taire, débouler sur un plateau aux cris de « v’là le réel ! ». C’est peut-être d’abord cela qu’on peut se rappeler - réalisateur, spectateur ou grouillot de la télévision -, on n’est jamais passif devant un objet technique qu’autant qu’on ne sait ni en user autrement, ni affirmer pleinement ses pratiques actuelles. Parce que la passivité aussi peut encore être un choix, parfaitement revigorant.