impossible négociation ? entretien avec Stéphane Hessel

Ancien ambassadeur de France, Stéphane Hessel a mis, à 79 ans, son expérience de la négociation au service des sans-papiers de Saint-Bernard, en participant au collège des médiateurs créé à l’initiative d’Ariane Mnouchkine. Mais comment jouer les intermédiaires lorsque l’un des interlocuteurs refuse de reconnaître l’existence même de l’autre ? Gilles Deleuze écrivait : « si modeste que soit une revendication, elle présente toujours un point que le pouvoir ne peut supporter, lorsque les gens réclament de poser eux-mêmes leurs propres problèmes. » Quelle place, alors, pour la négociation ?

VACARME : Quel bilan tirez-vous de votre expérience multiple, diversifiée, de la négociation ?

Stéphane Hessel : On peut peut-être commencer par Saint-Bernard, ou plutôt par les sans-papiers car c’est avant Saint-Bernard que la négociation s’est nouée. De quelle expérience s’agit-il ? Voilà une situation qui surgit, des gens qui se manifestent, qui veulent être régularisés et une femme, Ariane Mnouchkine, qui se dit : « Il faut entamer une négociation avec le gouvernement. Le gouvernement est braqué, il faut le faire revenir sur ses positions qui sont excessives. » Elle fait appel à 25 personnalités qu’elle choisit comme ça, au pifomètre. On contacte des gens qui ont un nom, par exemple des anciens résistants (ça fait bien encore à l’heure actuelle d’être un ancien résistant, ça a encore une certaine valeur, pas beaucoup, ça diminue), un grand philosophe, Paul Ricoeur, un grand écrivain, Edgar Morin, puis on se cherche un vieil ambassadeur de France. On leur dit : « Tâchez donc d’obtenir du gouvernement qu’il accepte une solution à ce problème douloureux, humain, compliqué. » Que font ces gens ? Ils se réunissent, ils ont heureusement parmi eux des gens qui connaissent bien le problème de l’immigration, des juristes, des gens sérieux. D’un côté des gens qui ont un nom, une valeur sociale, de l’autre des gens qui ont une compétence. En principe c’est bien, c’est un ensemble crédible. Sur la base de sa crédibilité, il va faire des propositions qui lui paraissent raisonnables. Il ne demande pas la lune. Il propose un système qui devrait pouvoir fonctionner. Il le soumet au gouvernement. Et là, il commet sa première erreur.

Les négociations qui ratent sont celles où à un moment donné on a commis une erreur. Dans ce cas, l’erreur a été de s’adresser au Premier ministre, pensant que c’est lui qui a finalement son mot à dire sur l’ensemble des problèmes de société en France. Nous avons oublié que, dans le dispositif actuel, ces problèmes d’immigration ont été confiés par le Président de la République au ministre de l’Intérieur. Une négociation s’engage, laborieuse, avec les collaborateurs du Premier ministre. Et au moment où elle est sur le point d’aboutir, le ministre de l’Intérieur intervient, sort un communiqué qui met tout le monde devant le fait accompli. Naturellement on continue, on reprend d’autres négociations. Mais il me semble intéressant de noter que pour qu’une négociation aboutisse, il est très important de ne pas se tromper d’interlocuteur. Dans ce cas-là, celui des malheureux sans-papiers, le gouvernement a fait ensuite un nombre considérable de maladresses. De sorte que l’évacuation de l’église à coups de hache, la mobilisation autour du projet de loi Debré, tout cela fait repartir la machine. Mais la médiation, la négociation n’a pas obtenu son résultat.

Si nous voulons évoquer le problème de la négociation à un niveau un peu plus élevé, je dirais que dans un univers où la mondialisation crée une espèce de dominante économique, ceux qui ne sont pas gagnants se crispent de plus en plus contre les structures officielles. Nous allons trouver de plus en plus de marginaux, d’exclus, qui n’arrivent pas à négocier leur situation, si ce n’est en se mettant en marge de la législation habituelle. Ces gens ne trouvent pas dans le fonctionnement normal de la législation, du syndicalisme, des rapports socio-économiques courants, la voie vers la solution des conflits. Et du coup, on va dans la rue. Finalement c’est bien devant cela que se trouvent les gouvernements démocratiques, mais aussi les organisations internationales. Par exemple, quand la Banque mondiale a des relations avec un pays du tiers monde et propose des solutions qui lui paraissent justes, la révolte est celle de la famine, des sans-pain. Ce n’est plus une négociation où l’on dit : « Bon, vous demandez ça, on n’est pas tout à fait d’accord, on va trouver un moyen terme ». Aujourd’hui ça devient plus brutal.

le médiateur : une voix de plus dans la discorde

Ce qui nous a semblé si intéressant autour de Saint-Bernard, c’est précisément qu’en-deçà même de la recherche d’une solution au conflit, il s’agissait de faire reconnaître comme sujets politiques des gens qui étaient privés d’une identité politique collective. Il y a eu bataille autour des noms : « sans-papiers » plutôt que « clandestins »...

C’est peut-être significatif. On peut penser par exemple que la différence entre ce qu’on a appelé les collectifs et les syndicats, c’est un peu cela aussi. La structure normale pour les sans-papiers serait d’être pris au sein d’une association, comme le GISTI [Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés] ou le MRAP [Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples], et de laisser ces associations plaider des causes connues, qui ont toujours été défendues. Là, tout à coup, ces gens se sont pris en main eux-mêmes, ce qui nous a beaucoup impressionnés. Ils ont dit : « Nous ne voulons pas être défendus par..., on veut bien qu’ils soient là pour nous soutenir mais c’est nous qui revendiquons notre... » Et de même, je pense que dans beaucoup de cas, les collectifs n’ont pas voulu passer par le syndicat traditionnel, et se sont donc révoltés. Pourquoi ? À quoi ça tient cette nouveauté dans la revendication et donc dans la négociation ? Je crois qu’on devrait l’analyser sociologiquement par le fait que la marginalisation s’est accrue. Il y a davantage de laissés pour compte qui ne se reconnaissent plus dans les structures traditionnelles. Quant à savoir comment il faut négocier, c’est encore une autre question.

De ce point de vue, quel a été votre rapport avec les sans-papiers et leurs porte-parole ? Comment le collège des médiateurs a-t-il pris en compte cette revendication d’expression directe ?

Nous avons pris la position suivante. Nous leur avons dit : « Vous nous avez demandez de trouver une solution pour vous. Nous vous disons très franchement comment nous voyons cette solution. À savoir avec des critères : ce ne sera pas la régularisation de tout le monde. À savoir comme une négociation avec un gouvernement qui doit appliquer la loi, puisque c’est un gouvernement démocratique. Nous la voyons donc comme une tentative pour obtenir que cette loi soit appliquée en tenant le plus grand compte de vos revendications légitimes, de votre situation sur le plan huma-nitaire. Nous pensons qu’il y a une certaine flexibilité dans l’application de la loi et nous allons essayer d’obtenir le maximum pour que vos cas soient résolus. » En même temps, nous leur avons exposé dès le début que nous pensions que la législation elle-même était regrettable, fautive, qu’il fallait la changer, et que nous allions convoquer des assises pour une nouvelle politique d’immigration en Europe. Ils ont accepté qu’on agisse ainsi, mais leur revendication n’était pas tout à fait la même. Ils nous ont dit : « Vous avez sûrement raison de vouloir transformer la législation, mais ça vous regarde. Que vous vouliez obtenir pour nous une application souple de la législation en vigueur, c’est très gentil et si vous l’obtenez tant mieux. Mais notre revendication reste des papiers pour tous. » De sorte qu’ils n’ont jamais totalement souscrit à notre tentative de médiation.

Nous leur avons dit : « Votre position c’est des papiers pour tous, la position du gouvernement c’est des papiers pour personne ou presque. Nous, nous allons demander des papiers pour le plus grand nombre possible. Ça, c’est notre médiation. » Cette médiation a échoué. Mais même si elle avait réussi, les sans-papiers auraient sans doute continué à revendiquer plus que ce que nous aurions obtenu pour eux. En réalité, à qui aurions-nous rendu service ? À mon avis, au gouvernement. Nous aurions été obligés de dire : « Ce que le gouvernement a accepté est conforme à la loi et on ne peut pas briser la loi. Mais ça montre aussi une ouverture d’esprit qui rend souhaitable un renouvellement de l’examen de la loi elle-même. » Et nous aurions quand même rendu service aux sans-papiers, puisque dans notre perspective on arrivait à peu près à 85 % de régularisations.

Il est étonnant que le gouvernement n’ait pas essayé d’utiliser la porte ouverte que vous lui offriez pour en sortir.

Effectivement, c’est regrettable de son point de vue à lui, et lamentable même du point de vue du bon sens. Nous aurions attaqué directement Jean-Louis Debré, dès le début, en lui disant : « Vous êtes dans une situation difficile, on va essayer de vous aider », il aurait peut-être compris que c’était dans son intérêt de le faire. On l’a court-circuité en passant par Juppé : il s’est braqué, il a sorti son communiqué... Alors après ça nous avons écrit à Chirac, nous avons fait toutes sortes de démarches mais, d’une certaine façon, c’était trop tard.

quand la médiatisation rattrape la médiation

Si le gouvernement n’a pas négocié, c’est aussi parce qu’il sentait une sorte d’assise dans l’opinion publique, suffisamment forte pour se dispenser d’un dialogue. Vous avez été médiateur en un troisième sens : avec l’opinion publique. Quelles ont été les réactions des médias ?

Heureusement, les médias nous ont beaucoup aidés. La médiatisation est intervenue après Saint-Bernard. Ils se sont mobilisés, non parce qu’ils étaient convaincus qu’une meilleure politique d’immigration était nécessaire, mais parce qu’ils ont jugé que les autorités avaient été brutales, avaient été trop loin dans la répression. Ils nous ont aussi utilisés. Une partie des médias nous a beaucoup fait parler, les uns et les autres, dans les journaux, à la radio, pour exposer notre point de vue. D’autres ont essayé de capitaliser là-dessus. Les communistes ont été les premiers à donner la parole aux médiateurs. L’Humanité et Libération ont été très actifs. Le Monde aussi a été très proche de nous, il a publié nos textes. Le Figaro, que nous avons tenté de mettre dans le coup pour atteindre d’autres gens, a essayé de nous donner la parole, mais il a très vite reçu des courriers de lecteurs allant dans l’autre sens.

La médiatisation est une nécessité, c’est vrai pour tous les conflits sociaux. Actuellement, il n’y a pas de conflit social ou international qui puisse être reconnu sans médiatisation. Pour prendre le cas de l’Algérie qui me préoccupe beaucoup en ce moment, le fait que le gouvernement algérien bloque la médiatisation des horreurs qui s’y passent, crée une certaine indifférence en France. On lit « encore 25 morts » dans le journal et on passe. S’il y avait sur place des reporters et des images, comme ça a été le cas pour la Bosnie, les choses seraient différentes. Nous, dès le premier jour, nous avons donné une conférence de presse. Nous avons toujours pensé que nous n’obtiendrions quelque chose que si les médias s’intéressaient à nous.

Du point de vue de la négociation, c’est une chose assez inédite, parce qu’en général une négociation se tient en secret. La médiatisation est peut-être indispensable, mais elle complique le jeu de la négociation dans la mesure où toute avancée peut apparaître comme une façon de perdre la face.

Notre première médiatisation, pour le problème des sans-papiers, a été de dire « Voilà comment nous voyons le problème », pour que le gouvernement soit disposé à nous écouter. Nous nous sommes d’emblée dissociés de ceux qui nous entouraient, comme Gaillot ou Jacquard, qui désiraient obtenir davantage. Nous avons essayé de médiatiser une position moyenne. Après notre échec, quand le communiqué de Debré est sorti, nous avons adopté une autre attitude. Nous avons médiatisé contre le gouvernement, alors qu’au début nous ne le faisions pas. On a retenu la formule « le gouvernement nous a roulé dans farine ». Ensuite avec la loi Debré, j’ai publié un article intitulé « Retour à Vichy », qui était une attaque contre la politique du gouvernement. Et cette médiatisation contre le gouvernement a eu finalement plus d’effets que la médiatisation plus prudente du début.