lettre ouverte à propos de la future loi sur l’immigration et de son élaboration extraits

Envoyée à son destinataire le 10 juillet 97, la « Lettre ouverte à Jospin » a été accueillie par un silence assourdissant, dont la presse, à de très rares exceptions près, s’est fait l’écho, sauf à relayer les critiques gouvernementales (irréalisme, angélisme, ultra-libéralisme). Elle a été diffusée par voie de tracts et de collages d’affiches, et son texte intégral a été publié dans Plein Droit (n°35, septembre 1997), Les Inrockuptibles (n°127, novembre 1997) et Futur Antérieur (décembre 1997). En voici les passages essentiels.

Les organisations signataires constatent que, loin de permettre l’intégration, toutes les politiques qui, depuis vingt-cinq ans, ont cherché à réaliser la fermeture des frontières ont contribué à l’échec de l’insertion des étrangers Qu’on le veuille ou non, la fermeture des frontières accrédite nécessairement dans l’opinion l’idée que la présence d’étrangers et d’individus d’apparence étrangère est anormale. Elle laisse également penser que la France doit se protéger des flux migratoires, qui sont donc logiquement vécus comme une menace.

Selon les chiffres rendus publics en décembre 1996, les installations légales d’étrangers en France sont passées de 135.000 en 1992 à 68.000 en 1995. Cet effondrement quantitatif obtenu par les lois Pasqua affecte les membres des familles d’étrangers en situation régulière (-55% de 1993 à 1995), les demandeurs d’asile (-25% de 1993 à 1995) et les étudiants (-20% entre 1994 et 1995) — surtout africains. Les principales victimes de la fermeture des frontières sont donc les étrangers auxquels, précisément, le droit international et le bon sens reconnaissent un droit à l’installation.

La loi Pasqua, qui visait les clandestins, frappe surtout les étrangers légitimés à titres divers à s’installer en France. Comment pourrait-il en être autrement, puisque la répression a surtout prise sur ceux qui entendent respecter la légalité ?

Outre ces aberrations produites par toute loi de fermeture, il y a la modération de la pression migratoire sur la France. Le nombre des étrangers résidant en France — 3 700 000 en 1982 et 3 600 000 en 1990 — reste stable. Patrick Weil le constatait en 1995‑ : « L’invasion, la pression massive et soudaine de flux importants ne se sont produits, dans l’histoire du XXe siècle en Europe, qu’au cours ou à la suite de guerres civiles ou internationales. » Pour M. Chevènement cependant, les objectifs d’intégration républicaine et de codéveloppement avec les pays d’origine « commandent la maîtrise des flux migratoires » (Le Monde, 26‑juin 1997).

À l’impératif de « maîtrise », nous préférons le principe d’une ouverture propre à favoriser l’autorégulation des flux. La fermeture des frontières n’a jamais empêché les arrivées de ceux qui doivent ou veulent absolument venir. Mais une proportion conséquente des migrants ne reste indéfiniment en France et en Europe que parce qu’il leur serait trop difficile d’y revenir s’ils en partaient.

Combien de retraités, d’étrangers bénéficiaires de pensions doivent demeurer ici s’ils veulent bénéficier de leur dû à taux plein ? Et, tandis que des malades sont acculés à la clandestinité alors qu’ils ont besoin de séjours de longue durée en France, combien d’autres étrangers de santé fragile, qui se satisferaient de visites régulières pour soins dans nos hôpitaux, sont en revanche contraints de demeurer en France pour s’y faire soigner à cause de la difficulté d’obtenir des visas ou une protection sociale satisfaisante là où ils vivent ?

Il paraît paradoxal d’affirmer que, pour en finir avec ces absurdités, il faille faciliter l’accès des étrangers au territoire. C’est pourtant bien le cas, et c’est pourquoi nous estimons nécessaire de passer à une politique d’ouverture.

Certes la recevabilité de ces solutions dans l’opinion ne va pas de soi après vingt-cinq ans de pédagogie fondée sur la fermeture et la répression. D’où notre scepticisme devant la méthode de travail du gouvernement‑ : un maigre mois de réflexion organisé par Patrick Weil et la préparation aussi rapide qu’estivale d’un projet de loi. Or l’immigration est en grande partie devenue un problème parce que les politiques l’ont trop longtemps considérée comme un sujet tabou. Dans ce contexte, il n’y aura refonte que si un débat national permet de sortir des idées reçues. Nous nous souvenons d’ailleurs que M. Chevènement avait su, au début des années 1980, organiser des assises nationales de la recherche qui avaient permis de rénover les idées et les structures dans ce domaine.

Mais il y a aussi urgence à améliorer la législation actuelle pour que les étrangers qui en sont victimes sortent des impasses dans lesquelles ils sont enfermés.

Dès l’automne [1997] la réforme doit veiller à respecter un certain nombre d’exigences qui préfigureront l’avenir :

Égalité de traitement

L’‘État de droit exclut toute discrimination entre Français et étrangers. Il n’y a donc pas lieu d’interdire à ces derniers l’accès au travail et à la protection sociale, ni d’opposer l’« ordre public » à leur installation. Il est également indispensable de supprimer le caractère délictuel des infractions au séjour et toute possibilité de peines complémentaires à l’encontre des étrangers.

Respect de la vie privée

Dès lors qu’un étranger a vocation à s’établir en France en raison de ses attaches personnelles ou familiales, on ne peut lui opposer l’entrée et le séjour irréguliers. Le respect de la vie privée, inscrit dans l’article‑8 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’impose, de même qu’il assure aux célibataires et aux futurs partenaires étrangers du « contrat d’union sociale » des droits qui leur sont actuellement niés. Enfin, on ne peut concevoir que ceux qui viennent en aide à des étrangers en situation irrégulière continuent à être poursuivis.

Liberté de circulation

Ce principe requiert la suppression des visas de long séjour qui obligent, dès le pays d’origine, à un examen de l’admission au séjour qui sera entièrement repris après l’arrivée en France. S’il est plus difficile, compte tenu des engagements internationaux, de supprimer dans l’immédiat les visas de court séjour, on peut à tout le moins instaurer des règles de délivrance qui permettent enfin d’en contester efficacement le refus.

Il existe une autre nécessité : apurer les conséquences du passé. Le gouvernement a cru s’y atteler par une opération de régularisation dont les conditions, définies par la circulaire du 24 juin 1997, condamnent pourtant une majorité de sans-papiers à demeurer dans la clandestinité.

Pourquoi en sommes-nous là ? Parce qu’aucun travail d’explication publique n’a été tenté depuis des années. De ce fait, le gouvernement vit dans la hantise des réactions d’hostilité de l’opinion à l’encontre de toute politique réaliste. Il s’engage donc par prudence dans une demi-solution qui révolte évidemment les xénophobes. Mais elle maintient aussi dans l’incertitude et dans le doute, quand elle ne contribue pas à faire basculer dans l’hostilité la partie de l’opinion qui pourrait comprendre l’intérêt d’une large régularisation si on lui en donnait les raisons. D’un côté, on leur affirme la nécessité de la « maîtrise » des flux migratoires ; de l’autre, ils cohabitent avec des étrangers censés ne pas être là et qui sont pourtant bel et bien là, dans les plus mauvaises conditions. C’est le Front national qui profite de cette situation.

Nos organisations vous invitent avec insistance à sortir des sentiers battus parce qu’ils ont amplement montré, depuis des années, qu’ils conduisent à des impasses. Impasses pour les étrangers, impasses pour la France, impasses pour les libertés publiques. Faute d’être adaptée à la réalité du monde et aux besoins parfois vitaux de certains étrangers, la fermeture des frontières favorise l’arbitraire, l’injustice et la répression. La « maîtrise » des flux migratoires doit surtout compter sur leur autorégulation, qui peut être facilitée grâce à l’adoption d’une politique respectueuse de la liberté de circulation.

Cette orientation nouvelle impose à votre gouvernement de ne pas limiter la réforme de la réglementation en vigueur à un toilettage technique, fût-il d’ampleur. Il s’agit d’un acte politique fort. La société française doit en comprendre les tenants et les aboutissants. Il est donc indispensable qu’elle soit pleinement associée à sa conception et à son élaboration.

Act Up—Paris, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM), Droits devant, Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés (FASTI), Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), Syndicat de la magistrature (SM).