l’an dernier à Jéricho entretien avec Elias Sanbar

Né en 1947 en Palestine, Elias Sanbar grandit au Liban, et s’engage à la fin des années soixante dans le mouvement de résistance nationale. Il concilie sa formation d’historien et ses convictions politiques dans la Revue d’Études Palestiniennes dont il est rédacteur en chef. Membre de la délégation palestinienne aux négociations bilatérales de paix à Washington en 1992, il est nommé un an plus tard à la tête de la délégation aux pourparlers multinationaux de paix sur les réfugiés. Il est membre du Conseil national palestinien depuis 1988. Il parle de « l’air du temps » qui a présidé aux accords. De la manière dont la délégation palestinienne a acquis sa légitimité, pour que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) entre finalement en scène. Du clivage entre « ceux de la diaspora », et « ceux des territoires », et de son déplacement récent. De ce « côté de résistance et de combat qu’il y a dans la négociation ».

Elias Sanbar : Je commencerai par un point concernant la conjoncture générale. Cette négociation est la première de l’après guerre froide. De ce fait elle est intervenue à un moment où les règles étaient bouleversées : les États-Unis mènent le jeu, même si officiellement les négociations s’ouvraient sous le parrainage des deux grandes puissances. Du coup, les petits acteurs que sont les Palestiniens ne peuvent plus jouer de la concurrence entre les deux grands. Jusque là, chaque fois qu’un vide se créait au Proche-Orient, chacune des deux puissances était obsédée par le fait que l’autre le remplisse. Avec cette négociation, il va y avoir beaucoup de vide. Mais désormais il n’y a plus urgence à le combler, puisque les États-Unis se retrouvent seuls et peuvent donc imposer leur propre rythme. De ce fait, la négociation obéit à une cadence qui échappe aux négociateurs eux-mêmes et qui ne répond pas forcément à des impératifs locaux et régionaux.

À partir de là, à la veille de la conférence de Madrid, Bush envoie aux délégations une série de lettres. L’une d’entre elles s’intitulait « lettre d’invitation », et fixait les règles du jeu. Une deuxième s’intitulait « lettre d’assurance », dans laquelle les États-Unis s’engageaient sur un certain nombre de principes. Les règles fixées dans la « lettre d’invitation » étaient très dures, notamment pour l’acteur palestinien. Et nous n’avions pas beaucoup de moyens de pression au cas où les États-Unis ne tiendraient pas parole.

VACARME : Mais les négociations n’ont pas commencé avec les accords d’Oslo ?

Elias Sanbar : Les contacts avec le camp de la paix israélien ont commencé dès les années 1970. Ils avaient fondamentalement pour but de rendre l’occupation illégitime. Cela a préparé le travail de négociation, mais ce n’était pas encore une négociation.

Je crois que l’idée que la négociation était inévitable est venue avec l’Intifada. Du côté israélien, l’incapacité du Likoud de mettre fin au soulèvement a permis aux travaillistes de gagner les élections, ce qui ouvrait l’éventualité d’un dialogue. La force de l’Intifada, c’est aussi d’avoir acculé l’armée d’occupation israélienne à ne plus être que l’expression d’un pouvoir extérieur, qui agissait comme une force d’intrusion dans les territoires occupés pour y réduire l’insoumission. Du côté palestinien, la direction a compris dès le déclenchement du soulèvement dans les territoires que le compte à rebours de la négociation était amorcé. Arafat, de façon presque solitaire, a flairé que le temps était venu d’une nouvelle donne sur la question palestinienne.

Dès 1988, le Conseil national palestinien à Alger a donc voté le principe d’aller négocier. Déjà deux ans auparavant, alors que ça semblait complètement illusoire, nous avions commencé à préparer les dossiers techniques sur la question de l’eau, des juridictions, de l’occupation et des ordonnances militaires, sur la question du redéploiement, des frontières, du retour, sur la question des colonies.

Quand la guerre du Golfe a éclaté, on s’est dit que c’était fichu. Finalement non : ça a accéléré le processus.

vers une délégation autonome

Qui sont les négociateurs palestiniens ?

Un État constitué, qui a une tradition diplomatique, dispose d’un ministère des Affaires étrangères avec des techniciens de la négociation. Mais du fait de notre histoire particulière et à la différence de toutes les autres, nos délégations étaient constituées d’éléments puisés dans la société civile : des avocats, des chirurgiens, des architectes, des juristes... Des gens qui ont un passé de lutte quand même. Nous n’avions aucun fonctionnaire sinon ceux de l’OLP. Or on nous avait imposé un triple veto : pas de membres de l’OLP, pas de Palestiniens de Jérusalem et pas de Palestiniens de la diaspora. Personne de l’exil. Bref, nous n’avions pas de diplomates au sens classique. Quelque part c’était un handicap. Mais sur un autre plan, nous avons utilisé cela pour enfreindre les règles sous couvert que nous n’étions pas du métier...

Mais les règles ont fini par être changées puisque l’OLP a été reconnue.

Au début, les Palestiniens étaient accusés d’avoir été les alliés de l’Irak dans la guerre du Golfe, et l’OLP devait payer pour cette « alliance ». À la conférence de Madrid, on ne pouvait donc pas prétendre à une représentativité autonome. Nous devions nous fondre dans la délégation jordanienne. Notre premier travail a consisté à imposer l’idée d’un délégation palestinienne autonome. Ça nous a pris deux ans d’un travail de fourmis, deux ans durant lesquels on a essayé d’élargir notre marge de manœuvre en contournant les règles imposées à Madrid. Pour pouvoir aborder les grands principes (la fin de l’occupation, la souveraineté, etc.), il fallait avoir une existence réelle sur le plan diplomatique.

Pour faire face à cette demande, les Américains ont d’abord tenté de jouer la carte des Palestiniens de l’intérieur qu’ils encourageaient à s’émanciper de la tutelle officieuse de l’OLP. Ils ont essayé de créer des dissensions, mais ça n’a pas été possible parce qu’il y avait une unité très forte entre la délégation et l’OLP.

À partir de là, il fallait jouer en respectant une règle fondamentale : « Sera sanctionné le partenaire qui sortira du jeu. » Non pas celui qui négociera avec mauvaise foi, non pas celui qui se rétractera ou ne tiendra pas ses engagements, mais celui qui sortira du jeu, celui qui arrêtera la machine. Les Israéliens ont très bien compris ça, et nous ont provoqué quasiment tous les matins pour que nous claquions la porte. Et pendant deux ans, nous avons avalé des couleuvres en repartant tous les matins. C’est pour la même raison qu’aujourd’hui Netanyahou, même opposé à la logique d’Oslo, ne peut pas bloquer le processus.

Revenons au travail de fourmis que vous avez entrepris pour imposer l’idée d’une délégation palestinienne autonome.

Nos négociateurs ont commencé par s’imposer par leur très haute qualité. Ce ne sont pas des professionnels. Il ne négocient pas comme de simples fonctionnaires loyaux, mais ils voient les enjeux de la négociation à partir de leur passé de lutte et de combat. Il y a un côté de résistance et de combat qui continue dans la négociation. Ils avaient une connaissance passionnée des dossiers et de la société israélienne, qu’aucune autre délégation arabe ne pouvait avoir.

Ensuite on a joué de la stratégie américaine qui consistait à saucissonner les négociations. On s’est en effet retrouvé dans des délégations séparées : palestinienne, syrienne, jordanienne et libanaise. Très vite, les Israéliens et les Américains, pour pouvoir exercer leur pression sur les uns et les autres, ont eu besoin de pousser à la distinction. Par exemple, quand ça bloquait avec les Syriens, ils avaient besoin de faire une percée palestinienne. Quand ça bloquait avec la Jordanie, ils avaient besoin d’une percée syrienne. Et dans ce mouvement général, nous avons accepté le besoin américain de dominer en fractionnant, parce que nous voulions avoir notre champ de manœuvre propre. Et nous l’avons eu. Ça s’est fait au détriment de la coordination arabe. C’est un handicap, mais on ne pouvait pas faire autrement.

Notre préoccupation majeure était l’entrée de notre représentant de plain-pied dans la négociation. Oslo ne représente pas seulement un accord, mais aussi la consécration de l’OLP. À partir de ce moment-là, nos délégations ont changé de structure. Les gens de l’appareil pouvaient entrer dans la négociation.

déplacements, remplacements

Cette arrivée de gens de l’appareil s’est-elle faite aux dépens des négociateurs issus de la société civile ?

Pas toujours, mais il est certain que la part de la société civile a diminué. Et on va de plus en plus maintenant vers un corps de négociateurs classiques, c’est-à-dire des gens qui appartiennent aux divers ministères de l’Autorité nationale, et qui négocient bien ou mal... Mais ça, c’est une autre question. À l’origine ce n’étaient pas des professionnels, mais ils se sont professionnalisés en négociant.

Que signifie cette nouvelle distribution du pouvoir de négociation par rapport au clivage traditionnel qui existe entre Palestiniens de l’intérieur et Palestiniens de la diaspora ?

En fait, le clivage s’est déplacé ; il ne passe plus entre gens de l’intérieur et gens de l’extérieur. Aujourd’hui, une sorte de pouvoir d’État émerge. La question est de savoir de qui sera composé cet État. Ce n’est pas seulement une question d’individus ou de dirigeants, mais de groupes sociaux qui cherchent à s’emparer de cet État. Le jeu politique à l’intérieur n’oppose pas aujourd’hui les gens de Tunis aux gens de la localité. C’est bien plus compliqué que ça.

Entre la conférence de Madrid et le dernier accord d’Hébron, le lieu de la négociation israélo-palestinienne s’est progressivement déplacé des capitales occidentales (Oslo, Washington, Moscou, Paris...) vers des capitales arabes (Tunis, Le Caire...) pour finalement se situer dans les territoires occupés. Comment faut-il comprendre ce déplacement ?

Avant l’accord d’Oslo, quand on négociait à Washington, chaque fois qu’on nous proposait quelque chose, on disait aux Israéliens « Allez frapper à la bonne porte, à Tunis » [siège de l’OLP, ndlr]. Ils ont finalement compris qu’ils devaient reconnaître l’OLP pour pouvoir progresser dans la négociation.

Les Israéliens cherchaient depuis le début à nous entraîner à négocier dans les pays arabes. En fait, ils voulaient normaliser leurs rapports avec le monde arabe avant même qu’on ne soit parvenu à un quelconque accord. Pour nous, la négociation ne devait pas se dérouler sous la pression des pays arabes frères qui avaient leurs impératifs propres. Quant à la négociation dans les territoires occupés, nous l’avons refusée tant que notre Autorité nationale n’y était pas installée.

quelques précautions

Le canal d’Oslo a permis de trouver un accord : il a mieux fonctionné que celui des pourparlers plus précoces engagés à Washington, au point de s’y substituer. Avec le recul, peut-on dire que Washington a servi de leurre, jusqu’à la signature finale ?

Dans une négociation, il existe toujours une multiplicité de canaux parallèles, plus ou moins secrets. Ici il y avait en fait trois pôles : Oslo, Washington, Tunis, sans compter Tel Aviv. Oslo n’a pas fonctionné de manière autonome : les textes y étaient discutés, puis partaient sur Tunis où on les retravaillait. C’était un mouvement de navette perpétuel. Mais il est vrai qu’une fois qu’on a pu constater qu’Oslo fonctionnait bien, que les échanges y étaient fructueux, le travail officiel de notre délégation à Washington a été retardé afin de permettre à Oslo d’aboutir.

Avait-on pris en compte, lors des accords, l’éventualité de leur remise en cause ultérieure, en cas d’échec d’Arafat aux élections de janvier 1996 ou de retour du Likoud au pouvoir ? Avait-on pensé à leur conférer une sorte d’irréversibilité ?

« Irréversibilité » est un mot trop fort, mais on peut parler de verrouillage. Je pense qu’on s’est accordé sur un plus petit dénominateur commun sur lequel on ne pourra pas revenir.

Vous êtes un Palestinien des territoires qui furent occupés en 1948 et qui, depuis lors, font partie de l’État d’Israël aux yeux du droit international. À ce titre, les Israéliens se sont-ils opposés à votre présence à la tête d’une délégation qui s’occupe de la question des réfugiés ?

En principe, les Israéliens ne peuvent pas contester la composition de nos délégations. La délégation que je dirige est entièrement composée de réfugiés de 1948. La question de ces réfugiés est le nœud de toute l’histoire. C’est le noyau dur du contentieux, et sa base historique. Personne ne pourra l’éviter, à commencer par les Israéliens.

Les Américains ont pourtant exigé votre départ un moment.

Ils m’ont demandé de ne plus venir faute de quoi les négociations s’arrêteraient, parce que les Israéliens étaient extrêmement dérangés par le fait que je ne lâchais pas la question du droit au retour des réfugiés de 1948. Je suis finalement revenu...

À quelle opinion publique le négociateur palestinien pense-t-il devoir rendre des comptes ? À celle des Palestiniens des territoires ? À celle des Arabes ? Ou à celle des musulmans en général, qui considèrent Jérusalem comme une ville sainte ?

Personnellement, ce sont les principes fondamentaux du droit que j’ai en tête lorsque je négocie. Le droit d’avoir des droits, le droit d’être indépendants, le droit des réfugiés à obtenir justice un jour. Il y a des moments où votre opinion vous comprend, il y a des moments où elle ne vous comprend pas. Des moments où elle vous considère comme un traître, et des moments où elle vous traite de héros. Non que j’aie du mépris pour l’opinion publique, mais il est certain qu’on ne peut pas négocier publiquement.