de l’eau dans ma bouche entretien avec Bachir Saïfi, Delphine Cantin, et Sophie Coron

Ils sont environ quatre-vingts. Tous sourds. Il y a trois ans, ils ont créé la première association activiste de sourds en France : Sourds en Colère. Leur mode de fonctionnement et d’action est proche de celui d’Act Up, dont ils se sont inspirés. De fait, deux de leurs principales revendications visent à mettre en cause la mainmise du pouvoir médical sur le monde des sourds : ils se battent contre des chirurgiens qui implantent des appareils auditifs aux résultats parfois désastreux sans demander leur compte à des enfants sourds et désarmés ; ils exigent que les sourds ne soient pas exclus de la lutte contre le sida comme ils le sont en général de l’espace social et citoyen. Bref, ils proposent de reprendre la main ; ils veulent être seuls responsables de leur destin ; ils donnent une image fière et offensive de la communauté sourde, loin de la commisération indifférente qui leur est ordinairement réservée. Ils savent qu’il n’y a pas de meilleurs spécialistes de la surdité que les sourds. Ils le disent dans cette langue des signes qu’ils défendent contre tous ceux qui préfèreraient faire d’eux des handicapés de la parole. Rencontre avec trois Sourds en Colère : Bachir Saïfi, président de l’association ; Delphine Cantin, responsable des relations publiques et Sophie Coron, secrétaire.

Vous avez tous été suivis par des orthophonistes ?

Bachir : Ne me déprime pas...

Vous pouvez en faire un portrait ?

Bachir : Une personne cruelle.

Delphine : Un bourreau.

Sophie : C’est le symbole de l’échec, d’une éducation qui n’est pas naturelle. Je me souviens de mon orthophoniste me forçant à mettre de l’eau dans ma bouche pour essayer de sortir des sons d’une certaine manière. Si je n’y parvenais pas, il me tapait sur les doigts. J’avais un gros problème avec les R. Je n’y arrivais pas.

Delphine : Reprends de l’eau, on va voir ! (rires)

Sophie : Je ne pouvais pas entendre ce que je faisais. C’était de la folie. Je détestais ça.

Delphine : Pour comprendre le R, on était obligé de garder de l’eau au fond de la gorge. On n’avait pas le droit d’avaler. Si on avalait, il fallait reprendre de l’eau. Et cela durait une heure. Idem pour le A. Franchement, il n’y a rien d’intéressant là-dedans.

Vous préféreriez des écoles spécifiques, où l’enseignement serait entièrement dispensé en langue des signes par des professeurs sourds ?

Bachir : Exactement. Nous voulons des écoles de sourds, pas des écoles pour les sourds.

Delphine : Attention. Dans les écoles de sourds, il ne s’agit pas d’interdire complètement les entendants. Mais il faut donner la langue des signes à des enfants, pour qu’ils puissent construire leur langage et leur identité, et développer un contact facile avec tout le monde - sourds et entendants.

Existe-t-il un établissement qui serait le modèle de ce qu’il faudrait faire ?

Delphine : Oui, à Toulouse, mais cela reste une école expérimentale. En tous cas, il n’y a pas de médecin, pas de psychiatre. Ici, à Paris, les gens sont horripilés par cette idée. Dans les établissements pour sourds, un enfant coûte 1 500 francs par jour.

Qui paye ?

Bachir : La DDASS [Direction départementale des affaires sanitaires et sociales]. C’est le forfait hospitalier. C’est vraiment de l’argent foutu en l’air. Évidemment, ce sont des instituts de soins, il faut payer tous les médecins. À Toulouse, c’est zéro franc.

Vous êtes très en colère contre les médecins ?

Delphine : Et aussi contre le gouvernement...

Estimez-vous qu’il ne devrait plus y avoir de recherches médicales sur la surdité ?

Delphine : Plus du tout. Tout ce qui est progrès médical, expérimentation, etc., rien de tout cela ne nous rend la vie plus facile. Aujourd’hui, on voit des téléphones portables un peu partout , et ça m’énerve vraiment : pour nous, il n’y a jamais rien. Il devrait y avoir des recherches, menées avec les sourds et les interprètes, au niveau de la télévision par exemple, ou pour fabriquer de petits minitels portables.

Ne pas soigner la surdité ou l’empêcher d’apparaître, mais trouver des outils pour améliorer la vie des sourds ?

Delphine : Bien sûr. Comme pour tout le monde, comme pour tout citoyen. 1 500 francs par jour et par enfant, vous imaginez ce qu’on pourrait faire avec ça ? Une université !

Bachir : Chaque fois qu’on formule des demandes pour des choses utiles, même toutes petites, alors là, il n’y a jamais d’argent.

La langue des signes est-elle
reconnue comme une langue ?

Delphine : Non, pas du tout._La reconnaissance de la langue des signes française par l’État est d’ailleurs une de nos principales revendications. Ce débat existe depuis un siècle.

Quand vous dites « langue des signes française », vous voulez dire qu’il en existe d’autres ?

Delphine : Oui. Chaque pays a sa langue. Ce n’est pas une langue des signes internationale. J’habite en France. Je mange de la cuisine française, ma culture est française, j’écris en français. J’ai une langue française...

Ce sont des langues très différentes ?

Delphine : Le vocabulaire est différent. Mais il y a des bases communes. Entre deux sourds étrangers, on peut vite communiquer. C’est juste une question de vocabulaire. Un entendant face à un étranger sera complètement perdu. Nous, ça va...

La langue des signes est-elle reconnue dans d’autres pays ?

Delphine : Absolument. En Suède, et même en Afrique du Sud, vous vous rendez compte ? Mais rien dans le « pays des droits de l’homme ».

Qu’appelez-vous

« reconnaissance » ? L’accès de tous les sourds à l’enseignement de cette langue ? Des moyens financiers en conséquence ?

Delphine : Exactement. Tant qu’il n’y a pas de reconnaissance, un enfant sourd ira dans une école où, au mieux, il signera une heure par jour, deux au maximum. En mathématiques, histoire-géographie, français, on continue à utiliser une méthode oraliste. Du coup, les enfants n’y comprennent rien.

Bachir : Nous voulons une reconnaissance de la langue des signes par le ministère de l’Éducation nationale. Pour l’instant, les écoles qui accueillent des sourds sont régies par le ministère de la Santé et des Affaires sociales. Nous voulons que cela cesse et que l’enseignement retourne à l’Éducation nationale, comme pour toutes les langues.

Delphine : Tant que cela dépend de la Santé, nous sommes considérés comme des malades.

Les cours de langue des signes en direction des entendants est-elle une de vos revendications ?

Delphine : Non, absolument pas. Ça peut être assez dangereux si trop d’entendants maîtrisent la langue des signes. Enfin, pas tous... Mais de la part de certains, il y a une récupération des signes, pour écrire des livres, pour faire des films, etc. Il y a une sorte d’accaparation qui est un vol. Si on donne des cours de langue des signes à une personne qui va ensuite l’enseigner à des enfants, cela peut alimenter notre exclusion. Il vaut mieux essayer de communiquer de manière directe. Et puis c’est notre langue après tout : on décide à qui on veut la donner.

Et dans le contexte familial, c’est une solution ?

Delphine : Évidemment, c’est différent. Les parents entendants d’un enfant sourd doivent absolument apprendre la langue des signes pour communiquer avec lui. Dans ce cas, c’est obligé. Mais pas quand c’est à des fins commerciales.

Vous avez des exemples ?

Delphine : Je pense à une publicité de voiture : pour signifier que le moteur était silencieux, ils utilisaient la langue des signes. Il y a beaucoup d’autres exemples.

Est-ce que vous comprenez que des entendants puissent être un peu gênés de parler devant vous sans que vous puissiez comprendre ?

Delphine : Le problème, c’est que vous vous sentez coupables. (Elle montre Bachir.) Nous deux, on signe sans interprète, et on ne se sent pas coupable vis-à-vis de vous. Évidemment, si vous parliez en vous dissimulant, ce serait différent (Rires)

Est-ce que vous voulez dire que quand nous parlons entre nous, vous vous foutez de savoir ce qu’on se raconte ?

Delphine : Ça dépend. Ça dépend de la situation. Dans l’établissement scolaire où je travaille, si des professeurs discutent entre eux dans une réunion, je ne le supporte pas. Je fais partie de l’équipe ; nous travaillons pour des enfants sourds : il faut signer, ou il faut des interprètes. En tous cas, il faut du respect. Mais dans notre situation, c’est différent.

Bachir : Dans le métro, tous les entendants bavardent autour de moi, et je ne peux pas leur demander de signer. Sauf si je suis avec des
entendants qui parlent entre eux alors qu’ils savent signer, alors là... Si on a une langue commune, on doit l’utiliser. À Los Angeles, j’étais dans un groupe de sourds. Il y avait aussi des entendants. Deux d’entre eux étaient loin de nous, et signaient entre eux. J’étais curieux. Je leur ai demandé s’ils étaient sourds. Ils m’ont dit que non, qu’ils étaient tous les deux entendants. Alors je leur ai demandé « Mais pourquoi signez-vous ? ». Ils m’ont répondu : « Parce qu’il y a des sourds à côté et qu’ils peuvent nous regarder » J’en étais malade. Je n’en croyais pas mes yeux. Jamais je ne verrai cela en France. Même chose à New York : il y avait une vieille dame, et je voulais savoir où était la poste. Quand j’ai essayé de lui mimer, elle m’a répondu par signes. Et elle était entendante ! Une personne âgée, quand même. Et dans un magasin, j’ai vu une personne qui signait à une caisse. En France, il y a vraiment une mentalité arriérée sur ce point. Mais ce serait trop facile de tout rabattre sur la « mentalité française » et de s’en laver les mains. La différence, c’est que là-bas un effort a été fait.

Propos interprétés par Sophie Russel