les professeurs et les navires à voile

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L’intégration des sourds dans l’enseignement est une idée plus ancienne qu’il n’y paraît. Leur exclusion, une affaire plus récente.

« Les sourds-muets [sont] doués de toutes les facultés morales et intellectuelles dont sont pourvus les autres hommes, et quelque défectueuse que [soit] leur organisation physique, il [est] possible de les instruire, à l’aide d’un moyen de communication destiné par la nature à remplacer la parole, nécessairement perdue par suite de la perte de l’ouïe. Ainsi défini, le sourd-muet ne [peut] plus être regardé comme un être souffrant qu’il [faudrait] abandonner sans espoir aux conséquences de son infirmité, ni comme un malade à l’état duquel les soins et les efforts de la médecine [pourraient] apporter un soulagement quelconque. »

Ceux qui écrivent ces mots sont des professeurs d’enfants sourds-muets. Des individus qui considèrent leurs élèves comme des êtres dotés d’un langage et doués d’intelligence — et le disent.

Des individus qui défendent les signes parce que, à force de les utiliser, chaque jour de classe, dans le but de comprendre leurs élèves, de s’en faire comprendre, de les alphabétiser et les instruire, ils savent leur importance — et la proclament.

Des individus à coup sûr inconnus de beaucoup de pédagogues, de psychologues, d’orthophonistes, de médecins et de travailleurs sociaux d’aujourd’hui, qui livrent au bas du texte leurs noms, en respectant soigneusement la seule logique arbitraire de l’alphabet : Allibert, Berthier, Lecoq, Lenoir, Morel, Pélissier, Puybonnieux, Vaisse.

Petite manie d’enseignant ? Peut-être, mais pas seulement. L’alphabet est d’abord un moyen commode de souligner le caractère collectif de l’entreprise, à la manière d’une pétition — et le texte en cause est un Mémoire, dont les auteurs sont « les professeurs de l’Institution royale des sourds-muets de Paris ».

Mais le respect de l’alphabet permet aussi de neutraliser avec discrétion, comme par négligence, tout ce qui pourrait différencier les cosignataires. Car quelque chose les distingue. Ce n’est pas le statut ou le titre, ce n’est pas non plus l’âge. Allibert, Berthier et les autres sont tous « professeurs » ; quadragénaires, ils appartiennent à une même génération et ils travaillent ensemble depuis vingt ans. Même compétence, même expérience donc. Ce qui les distingue, c’est l’« organisation physique », l’« infirmité ». Trois de ces professeurs sont eux-mêmes sourds-muets. Et ça n’a pas grande importance.

1847 : ce texte a cent cinquante ans, exactement. Voilà qui pourrait combler d’aise les inventeurs de mémoire, les amateurs de commémorations, les marchands de l’édition. Hélas ce Mémoire n’est qu’un tout petit texte, comme il doit en exister des milliers. Écrit par des employés du ministère de l’Intérieur, qui est alors celui de la Bienfaisance publique. Adressé directement à leur ministre, le comte Tanneguy Duchâtel, en poste depuis pas moins de sept ans. Dans le but de changer de ministère, afin que l’Institution Royale et toutes les écoles de sourds-muets dépendent plutôt du ministère de l’Instruction publique, parce que l’enfant sourd-muet n’est pas un malade, ni un être souffrant mais un individu éducable. En bref : des broutilles de fonctionnaires, des plaintes de bureaux ; pas de l’Histoire.

En fait, la date devrait plutôt déranger. Tous ceux, bien sûr, qui pensent la surdi-mutité comme une infirmité de la communication, et le sourd-muet comme un handicapé de l’intelligence : elle évoque un temps où des sourds-muets étaient instruits sans qu’on leur demande systématiquement d’acquérir les mécanismes de la parole, sans qu’on tente à tout prix d’améliorer leurs capacités auditives.

Mais tous ceux, aussi, qui veulent absolument ériger une discrimination entre les professeurs selon leur organisation physique : elle témoigne d’une époque où l’existence même de professeurs sourds-muets allait tout à fait de soi, pour les entendants-parlants comme pour les sourds-muets.

Un temps, une époque. Un siècle.

le temps de la retraite

De la Révolution française aux années 1880, le corps enseignant de l’Institution de Paris a toujours compris plusieurs professeurs et répétiteurs sourds-muets, tous anciens élèves. Paris n’était pas une exception : en 1868, soixante dix-sept sourds-muets étaient employés dans l’enseignement, quelques-uns dirigeaient des écoles. Comme pour les aveugles, l’« enseignement mutuel » était un principe. Principe qui présentait de multiples avantages : on économisait le temps de la formation, on remédiait au manque de vocation, on démontrait la réussite de l’éducation. Avantages qui furent déniés par la République. En même temps qu’il instaurait l’instruction gratuite et obligatoire, le pouvoir républicain imposait l’apprentissage du français parlé pour tous les sourds-muets ; il interdisait l’usage de la langue des signes ; il rejetait les sourds-muets adultes hors des écoles.

1887 : cinquante ans après le Mémoire, les derniers des enseignants sourds-muets, incompétents par défaut d’« organisation physique », sont mis d’office à la retraite. En prononçant des adieux que le Journal Officiel juge particulièrement « touchants », le directeur de l’Institution de Paris, ancien préfet, ancien inspecteur général des prisons, multiplie avec audace les métaphores. Notamment celle-ci : le remplacement de la langue des signes par la langue nationale constitue un progrès aussi incontestable que le remplacement de la navigation à voile par la navigation à vapeur.

Combien de professeurs sourds-muets aujourd’hui ? Mais combien de navires à voile ?