la scène des sourds

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Créé il y a vingt ans par un groupe de jeunes adultes sourds, l’International Visual Theatre n’est pas une scène de plus. C’est à la fois un acte politique fondateur pour la culture sourde et un laboratoire où se dessinent des dictionnaires, où se crée une pédagogie, où s’invente une écriture.

Ils sont quatre sur scène, en collants et tee-shirts. Des danseurs. Plantés debout, ils se mettent à crier, à crier à pleins poumons. Pas de mots, des sons, des beuglements, des vociférations. À pleine gorge, droit sur nous.

Ils dansent à Paris une chorégraphie de Joël Liennel, Miracle par hasard. Nous sommes à l’International Visual Theatre (IVT) au printemps 1996. Ils sont sourds.

Un an plus tôt, en 1995 à la Chartreuse d’Avignon, le metteur en scène Thierry Roisin travaille avec une troupe de comédiens Antigone, de Sophocle. La caméra qui les suit se penche un instant au-dessus d’une épaule. Voilà quel texte les comédiens - en majorité sourds, de l’International Visual Theatre, et quelques entendants - répètent :

« Bonheur personne jamais touché malheur
Dieu puissant, foudre s’abat maison, toit tombe, enfant écrasé
personne reconstruit
Tempête vent, vagues-hautes-montent-descendent, algues sable noir tourbillon trouble
Depuis longtemps souffrance se répète, souffrance malheur famille Antigone
Dieux écrasent famille, pas-de-espoir liberté, toujours, toujours malheur
Naissance, naissance, enfants lui Œdipe, espoir attend vers-le-haut, dieu fauche, affreux morts morts morts morts effacer, malheur continue malheur continue
regarde. »

Si vous partez en quête de ce passage, voilà à peu près ce que vous trouverez - aux variations de traduction près - en ouvrant un recueil de Sophocle :

« Heureux ceux qui, dans leur vie, n’ont pas goûté du malheur ! Quand les dieux ont une fois ébranlé une maison, il n’est point de désastre qui n’y vienne frapper les générations tour à tour.

On croirait voir la houle du grand large, quand, poussée par les vents de Thrace et par leurs brutales bourrasques, elle court au-dessus de l’abîme marin

et va roulant le sable noir qu’elle arrache à ses profondeurs, cependant que, sous les rafales, les caps heurtés de front gémissent bruyamment.

Ils remontent loin, les maux que je vois, sous le toit des Labdacides, toujours, après les morts, s’abattre sur les vivants, sans qu’aucune génération jamais libère la suivante : pour les abattre,

un dieu est là qui ne leur laisse aucun répit. L’espoir attaché à la seule souche demeurée vivace illuminait tout le palais d’Œdipe,

et voici cet espoir fauché à son tour ! Il a suffi d’un peu de poussière sanglante offerte aux dieux d’en bas, provoquant des mots insensés et un délire furieux ! »

(Antigone, traduction de Paul Mazon, édition les Belles Lettres)

Façons de rêver, façons de crier, façons de traduire et de lire... Ces quelques découvertes brouillent décidément tous mes repères, estompent les frontières que je traçais par endroits entre sourds et entendants pour les déplacer ailleurs. Voilà, sur une île, des entendants qui rêvent en signes. Et tandis que je croyais la plupart des sourds privés de voix, voilà des danseurs sourds qui hurlent en scène. Je faisais des textes écrits le seul véritable pont linguistique entre les sourds et les entendants ? Voilà des comédiens sourds qui nous trafiquent Sophocle, qui hachent menu et qui recomposent à leur guise le majestueux ordonnancement de nos périodes tragiques.

poétique de l’espace

Philippe Galant est comédien et appartient au groupe de l’International Visual Theatre. Il est sourd. Il a été l’assistant de Thierry Roisin pour la mise en scène d’Antigone. « Nous sommes bien sûr partis du texte de Sophocle, explique-t-il, mais je travaillais sur une version en langue des signes afin de l’épurer, de la poétiser. Je travaillais à partir de la matière « langue des signes », et pas de l’écrit. Et la matière « _langue des signes » est une matière que l’on travaille dans l’instant. Le texte, chaque comédien en donne sa version, dans sa langue des signes, et cette version, il faut l’esthétiser, l’épurer. » Dans ce processus, le passage par l’écrit n’est qu’une étape du travail. Et l’extrait d’Antigone cité plus haut n’est pas, malgré sa beauté, un exemple flamboyant d’écriture sourde. C’est simplement un outil. L’écriture sourde, c’est une autre paire de manches, et je laisse à Philippe Galant et Michel Girod, enseignant et linguiste à l’International Visual Theatre, le soin de nous expliquer la portée et les enjeux de leurs travaux.

Michel Girod : Les sourds n’ont pas un bon accès au français. Ce n’est pas leur langue. Par ailleurs, ils n’ont pas illustré, conceptualisé par l’écriture la richesse de la langue des signes. La langue française écrite par les sourds est appauvrie. C’est une suite de mots, de verbes, qui correspond davantage à la structure de la langue des signes. Les sourds bénéficient d’une grande richesse lexicale, et répondent à une structure logique qui n’est pas celle des entendants.

Philippe Galant : Le français est une langue linéaire. Vous allez dire « je pose le verre sur la table ». En langue des signes, on dit « table je pose le verre dessus », parce que si la table n’est pas là, comment voulez-vous poser le verre ? Le verre tombe. En langue des signes, on plante d’abord le décor, et les personnages viennent après.

Michel Girod : Dans les stages de LSF (Langue des signes française), j’interviens en troisième ou quatrième semaine, quand les stagiaires se posent la question de la structure de la LSF. Moi, je tiens absolument à ce que les entendants oublient le français. C’est difficile d’oublier sa langue. On passe énormément par le dessin. Et bien, je dirai que 99 % des personnes dessinent d’abord la table. On dessine d’abord la table, même si on est entendant.

VACARME : Vous parliez de « conceptualiser » la langue des signes ? Sur quoi portent vos recherches linguistiques ?

Michel Girod : Nous essayons de créer une écriture de la langue des signes, pas sous forme de mots, mais par une écriture à trois dimensions. Beaucoup de pays étrangers ont symbolisé les signes pour les écrire. C’est un travail très compliqué : ce n’est pas du dessin, plutôt des pictogrammes, des hiéroglyphes qui travaillent sur les configurations des mains. Nous n’avons pas encore trouvé un bon système. Nous sommes toujours en état de recherche._Il y a des opinions, des points de vue différents, et des recherches menées dans différents pays, et nous nous rendons compte que nous ne sommes pas du tout partis sur les mêmes pistes. Il nous faudrait un plan de recherche international...

les sdf de la lsf

Les chercheurs sourds de l’IVT ne bénéficient d’aucun financement pour ces recherches. Il n’y a pas de labos ou de départements universitaires investis dans ce domaine. Il n’y a d’ailleurs rien de bien étonnant à une telle absence de financements, lorsqu’on découvre à quel point l’IVT, lieu phare de la culture sourde, manque en règle générale de soutiens publics.

C’est en 1976 qu’Alfredo Corrado, un sourd nord-américain, pose les jalons de l’IVT. En arrivant en France, berceau de la langue des signes, ce comédien découvre avec stupéfaction à quel point la culture sourde y est étouffée depuis l’interdiction de la LSF en 1880. Avec une vingtaine de jeunes adultes sourds, il fonde alors l’International Visual Theatre, une compagnie de théâtre qui se lance d’emblée dans la recherche. Les premiers spectacles, conçus par, avec et pour les sourds, sont totalement silencieux, et répondent aux titres étranges de « [ ] » , « ] [ » et « 1x80 ».

Le théâtre est appréhendé avant tout comme un moyen de reconnaissance de la langue des signes française et de la communauté sourde. Mais il faut aux premiers membres de la troupe une bonne dose de courage pour présenter au public cette forme nouvelle d’expression artistique. Le public sourd jouera-t-il le jeu ? Les comédiens seront-ils perçus par les entendants autrement que comme des débiles, mettant en scène une pantomime attardée ?

Pari gagné. La troupe de l’IVT rencontre très vite le public sourd. Quant aux entendants, ils vont découvrir, de plus en plus nombreux, le potentiel esthétique de la langue des signes, et les qualités de comédiens des membres de l’IVT. Loin du repli sur soi, du théâtre ghetto, le travail accompli à l’IVT se nourrit de la confrontation permanente avec les entendants. Le projet même de créer la compagnie est né de la rencontre entre Alfredo Corrado et Jean Grémion, écrivain, journaliste et metteur en scène entendant. De ce compagnon de la première heure, à d’autres hommes de théâtre comme Stanislas Nordey ou Thierry Roisin, en passant par tous ceux qui ont peu à peu découvert les spectacles ou l’enseignement théâtral et linguistique de l’IVT, les sourds de Vincennes ont ouvert de multiples ponts avec le monde des non-sourds.

L’IVT a été logé en 1977 par Michel Guy, alors ministre de la Culture, au Château de Vincennes. Tout était à faire : il y avait de la poussière, des rats, mais ni fenêtres ni planchers. Les sourds de l’IVT ont bénévolement remis en état la Tour du Village qui était mise à leur disposition, et y ont aménagé une salle de théâtre. Ce lieu, qui a permis le développement d’activités de recherche théâtrale et linguistique extraordinairement fécondes - ré-pétitions, cours de langue des signes, stages, spectacles -, les membres de l’IVT sont invités à le quitter depuis huit ans, et l’accueil du public y est interdit depuis près de quatre ans. En effet, les ministères de la Défense et de la Culture ont décidé la réhabilitation du Château de Vincennes. Ce qui fait dire à Chantal Liennel, une des pionnières de la compagnie : « Nous sommes les SDF de la LSF. »

Aujourd’hui, l’IVT dépend donc d’autres théâtres pour ses répétitions, ses stages et ses spectacles, et doit louer des locaux pour donner ses cours de langue des signes. L’activité de l’association est éclatée sur divers lieux, son énergie parasitée par les questions budgétaires et politiques liées aux recherches de locaux. L’unité de l’IVT est mise à mal, tandis que son relogement est une question prétendue prioritaire depuis le ministère de Jack Lang. Pourtant, l’IVT est une organisation solide, autofinancée à 90 %, grâce à ses activités d’enseignement de la langue des signes, et d’édition. Elle n’est subventionnée que depuis deux ans par la DRAC, à hauteur de 10 % de son budget. Deux années de subvention, vingt ans d’existence, CQFD.

trois dimensions,

voilà notre problème

Il en faudrait plus pour décourager les chercheurs de l’IVT, qui continuent sans relâche à mêler travail théâtral et recherche linguistique. Ils « persistent et signent » sur le front de la création et de l’enseignement, à l’instar de Philippe Galant et Michel Girod.

Philippe Galant : Dans Les Pierres (spectacle créé en 1989), le metteur en scène Thierry Roisin a demandé à quatre comédiens de travailler un quatuor. Il y avait vraiment une question de rythmes, avec des signes différents pour les uns et les autres. Et pour mémoriser leur texte, ils ont décidé de le mettre sur partition. Je ne pourrais pas vous parler de la partition de l’un ou de l’autre, puisque c’est un objet très personnel.

Michel Girod : La partition, pour Les Pierres, était un travail très original. Mais ça reste malgré tout une adaptation de la partition musicale. Il y a sept notes de musique, avec une combinatoire extraordinaire. Les configurations en langue des signes sont au nombre de soixante-dix, plus des directions de signes, plus des emplacements sur le corps qui sont très différents. Il est très difficile pour nous de répertorier ces configurations sur une portée de cinq lignes. Ou tout simplement sur le papier, comme on peut le faire avec les configurations de l’alphabet à vingt-six lettres. L’écrit reste en deux dimensions._Or, la langue des signes ne peut pas être plaquée, elle existe en trois dimensions. Voilà notre problème.

Une écriture en trois dimensions, une matière qui se travaille dans l’instant... Autant de façons d’évoquer la langue des signes qui incitent à questionner les rapports entre les sourds, leur langue, et la danse. La dernière création de l’IVT, Miracle par hasard, est d’ailleurs une chorégraphie de Joël Liennel pour quatre danseurs et un comédien sourds.

Or, il semble bien que certains sourds entretiennent des relations très polémiques avec la danse. Si la langue des signes engage tout le corps, il ne faudrait pas en conclure hâtivement que les sourds sont les bons sauvages de la danse, naturellement doués pour l’appréhender. Joël Liennel évoque ainsi son travail durant les stages de formation à l’enseignement de la LSF avec des adultes sourds : « Je proposais un travail d’improvisation, sans jamais, jamais leur dire que c’était de la danse. Parce que les sourds auraient, d’entrée de jeu, haï l’activité. Parce que pour les sourds, la danse est une activité d’entendant et ne les concerne pas à ce titre. »

deux ou trois danseurs qui suivaient par cœur

L’IVT doit donc inventer une autre façon de se situer dans le champ artistique : ni tout à fait théâtre, ni tout à fait danse, mais « langue des signes chorégraphiée ». Joël Liennel parle même, pour son dernier spectacle, de « chorésigne ». Explications sur de nouveaux partages.

Philippe Galant : On va partir d’un volcan. Il y a une éruption, la lave qui se durcit ensuite, puis les personnes qui regardent le volcan,... En langue des signes quotidienne, ça reste quelque chose d’assez banal, mais on peut tout à fait poétiser cette langue. On ne va pas devenir des narrateurs et expliquer dans le détail ce qui se passe, mais on va symboliser, dessiner ce qui se passe dans l’espace. C’est toute une poésie gestuelle à base de langue des signes. C’est ce qu’on appelle « chorégraphie signée », chorésigne. Ça ne doit pas être évident à comprendre pour les entendants, ni d’ailleurs pour les sourds. Il faut parfois expliquer même à des personnes sourdes les significations des images présentées sur scène.

Michel Girod : Je me rappelle avoir vu une chorégraphie israélienne à Avignon, et avoir été très surpris, très choqué. Tout le monde m’avait dit que c’était très beau. Et je me suis rendu compte à la fin du spectacle qu’il y avait deux ou trois danseurs sourds, n’entendant pas du tout la musique, et qui suivaient « par cœur ». Et je leur ai demandé pourquoi ils dansaient de cette façon-là, et ils m’ont répondu : « Parce qu’on aime la danse. »

Philippe Galant : Joël Liennel a voulu créer une danse pour les sourds, qui ne soit pas une pâle imitation de la danse entendante. Les chorégraphies entendantes, elles ne représentent pas pour nous d’images particulières, parce qu’il y a la musique qui porte tout ça. Et nous n’avons pas accès à la musique. Nos chorésignes sont comme des films muets. Il faut représenter différemment avec nos corps. Nous allons créer une danse, et la musique va s’adapter à notre danse, et pas l’inverse.

du bruit

Dans ce travail, surgissent des questions étranges, par lesquelles l’entendant cherche un peu ses marques, quitte à être détrompé et renvoyé ailleurs. Le bruit, par exemple : dans une très belle scène de Miracle par hasard, un danseur tape dans l’eau d’un aquarium. Est-ce une fatalité pour les acteurs sourds de faire du bruit sur scène, est-ce un plaisir ? Un signe ?

Philippe Galant : Des fois, c’est un hasard. Pour l’aquarium, les personnes sourdes aiment bien le contact de l’eau, mettre les mains dans l’eau, taper dans l’eau pour faire des éclaboussures, sans savoir que ça fait du bruit. Alors très souvent les entendants nous disent « Chut, tu fais du bruit. » On se prive de ces plaisirs-là parce que ça fait du bruit pour les entendants. Nous les sourds sommes très bruyants, mais on ne sait pas du tout si on fait du vacarme ou pas. Moi par exemple, j’aime bien taper du pied sur le sol. Pourquoi ? Je ne sais pas. Parce que j’aime bouger, ça me rythme, j’aime cette vibration. Sur scène, j’essaierai de travailler sur ces vibrations, mais pas parce que ça fait du bruit.

Très souvent, quand j’appelle une personne entendante, je me mets à hurler. J’ai ma voix qui sort comme ça, spontanément, je ne contrôle pas ma voix. Je ne vais pas m’excuser. Je m’en rends compte quand les gens se retournent sur moi dans la rue.

Imaginez dans les foyers les portes qui claquent, les casseroles qu’on pose... Quand des amis entendants viennent à la maison, ils me disent : « Mais qu’est-ce que tu fais comme bruit ! » C’est comme ça, je ne vais quand même pas faire attention quand je pose mes assiettes. Je les pose et c’est tout.

Pour en revenir à la scène de l’aquarium, moi, je n’entendais pas le bruit, mais ce que je trouvais beau, c’était tous les mouvements de l’eau, avec la lumière, les gouttes d’eau dans l’espace. Vous dites que c’est le bruit de l’eau qui est beau. Pour moi, c’est le mouvement de l’eau. Je dirais qu’il s’agit pour moi d’un bruit visuel.

VACARME : Vous n’avez pas envie parfois de travailler spécifiquement le son, le bruit sur scène ?

Philippe Galant : Je crois qu’on s’en fout. Le bruit, s’il existe sur scène, c’est tout simplement parce qu’il fait partie de nous-mêmes.

Interprète : Corinne Gache

Remerciements à Frédéric Harlez

INTERNATIONAL VISUAL THEATRE
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