Un démon dans les oreilles

par

Beethoven était sourd. C’est pourtant encore lui qui nous apprend à entendre, si nous voulons bien lui prêter l’oreille.

Que peut-il arriver de pire à un musicien, à un pianiste, à un compositeur, que de devenir sourd ? Cette image pesante et un peu ridicule du « musicien sourd », c’est celle que Beethoven eut un temps de lui-même : « Je ne peux pas dire aux gens « je suis sourd » ! » (1801, il a trente ans). La surdité de l’homme des sons est un extrême, un comble : le pathétique en est ambigu, il voisine avec le grotesque et le honteux. Tout le monde connaît l’histoire idiote : Beethoven était tellement sourd qu’il croyait qu’il était peintre.

Évidemment, les choses ne se sont jamais présentées comme cela. L’histoire de Beethoven-le-sourd, c’est l’histoire d’une longue dégradation sensorielle et d’un fréquent désespoir moral sans cesse interrompu par de violentes révoltes créatrices — depuis les premières atteintes de la surdité, à vingt-cinq ans, jusqu’à sa cinquantaine approchante, où il ne peut plus s’entretenir avec ses amis que par l’intermédiaire des Cahiers de conversation (1819, le langage des signes n’est manifestement pas parvenu jusqu’à Vienne). Frustrants Cahiers, qui ne conservent que la voix la moins intéressante pour nous, celle de l’interlocuteur : Beethoven n’avait pas besoin d’écrire, il n’était pas muet - la seule exception, c’est quand il reçoit la visite... d’un autre sourd (1823) ! Jusqu’à la fin, l’espoir d’une amélioration de son état, et le désespoir de celui qui sent que c’est foutu. L’espoir d’inventions techniques, de nouveaux cornets qui lui permettraient d’entendre un peu, et le désespoir de constater que ça ne donne rien.

On ne sait pas exactement aujourd’hui de quelle nature fut cette surdité (otosclérose ? lésions des nerfs auditifs ?). Beethoven perd d’abord l’audition des mots du langage, mais non des sons musicaux. Plus tard seulement il perdra aussi l’audition des sons. En 1816 (il a 45 ans) sa surdité est totale, il n’entend rigoureusement plus rien
— plus rien d’extérieur du moins, car son oreille bruisse de bruits parasites d’origine interne : « Le démon a établi son séjour dans mes oreilles. » (1810) Silence à l’extérieur, mais tapage à l’intérieur, double perturbation donc. Mais cette perturbation n’affecte que ses relations sociales : les témoins (Goethe, entre autres), les amis, Beethoven lui-même le soulignent : sa surdité nuit à sa vie sociale, non à son œuvre de compositeur. Sa surdité prend alors un statut complexe. Il en joue socialement, son « mauvais caractère », son côté plébéien, son refus des bonnes manières, s’en trouvent à la fois soulignés et excusés ; sa surdité devient une arme face à un monde hostile, et même « un incorruptible gardien de son œuvre » (A. Boucourechliev). Ses adversaires en jouent aussi, en sens inverse : au moment où la mélodie facile de Rossini triomphe à Vienne, on va répétant que si la musique de Beethoven est si difficile, et même vraiment inaudible, c’est que, voyez-vous... il est sourd !

entendre avec les yeux, avec le corps

Tout cela est faux, bien sûr. On n’expliquera pas une seule note de la musique de Beethoven par sa surdité : le musicien entend et construit sa musique entièrement dans sa tête, avant de l’écrire. Mais le musicien n’est pas un ascète, sa musique, il aime aussi l’entendre de ses oreilles. Et il arrive à Beethoven de modifier une œuvre après l’avoir entendue : « Vous recevrez demain notification de quelques corrections que j’ai apportées aux Symphonies [la Vème et la VIème] au cours de leur exécution. Quand je vous les ai remises, je n’en avais encore entendue aucune, et on ne doit pas vouloir être si divin que de ne pas procéder à quelques retouches dans ses créations. » (lettre à ses éditeurs, 1809) Le musicien a souffert de ne pouvoir entendre ses derniers Quatuors, ses dernières sonates, de ne pouvoir diriger Fidelio ou la IXème Symphonie.

Et pourtant, même après 1816, Beethoven a entendu quelque chose de sa musique, et ailleurs que dans sa tête. Au moins est-il sûr qu’il a essayé. Vienne, 1824, on répète la IXème Symphonie. Le compositeur est là, enfermé dans une surdité noire comme la nuit. Enfermé ? Non, il regarde, de tous ses yeux, il observe les musiciens, il connaît les instruments, il sait ce que signifie telle position de l’avant-bras, tel appui du pied gauche, ces lèvres trop serrées, ce geste maîtrisé, il lit sa musique sur les corps tendus de ses interprètes — il ne la lit pas, il l’entend ! Le jour de la première, il sera à côté du chef d’orchestre, exubérant, dansant, un peu fou, ses oreilles sont mortes mais c’est son corps (un corps passionné, pas le corps de tout le monde, mais un corps qu’il s’est fabriqué) qui entend. Vienne, 1825, on répète le 12ème Quatuor à cordes, le compositeur est là. Témoignage de Böhm, premier violon : « Ses yeux ne lâchaient pas le moindre mouvement des archets ; il notait le moindre fléchissement dans le tempo ou dans le rythme. » Vienne, 1825, première exécution du 15ème Quatuor : Beethoven scrute si bien le jeu des instrumentistes que, mécontent du jeu de Holz, il lui arrache son violon en plein concert pour jouer à sa place. Il fallait qu’il soit sûr de ses yeux et de ses mains, notre musicien sourd ! D’autres témoignages encore nous montrent, à la fin de sa vie, un Beethoven dévorant des yeux chanteurs et instrumentistes. Comme si un système d’équivalences sensorielles (imparfaites et insuffisantes, certainement) s’était peu à peu constitué. Encore ne connaissons-nous pas les plus importantes, celles tenant aux vibrations. Rousseau disait déjà dans l’Émile qu’un violoncelliste sourd pouvait distinguer les différents sons de son instrument par la différence des vibrations. Qu’entendait Beethoven sourd lorsqu’il jouait à son piano ? Quelles profondes connivences s’étaient-elles établies entre les sons de l’instrument et la position du corps-virtuose courbé sur le clavier, les articulations de ses doigts, l’effort de ses muscles ? S’il entendait un quatuor avec ses yeux, n’entendait-il pas plus distinctement encore les sonates qu’il jouait avec ses doigts, ses mains, ses bras, son corps ? Le son, jeté ou créé au bout des doigts par le travail de tout un corps mobile et concentré, ne lui revenait-il pas, autrement certes que par l’oreille close, mais autrement aussi que par l’entendement ?

Cette musique-de-corps que le grand sourd entendait, nous ne l’entendrons jamais, nous ne pouvons que l’imaginer. Ce que nous entendons, c’est beaucoup mieux, c’est ce que Beethoven a voulu que nous entendions - cette musique non pas inaudible, mais toujours inouïe qu’il a composée, à la fin de sa vie, sans espérance de l’entendre, et qu’il nous a donnée à entendre. Imaginer n’est pas rêver, c’est travailler. Et si nous écoutions ces œuvres qu’il n’entendit jamais (la sonate op. 111, les Variations Diabelli et le 14ème Quatuor, par exemple) comme des œuvres que leur auteur savait qu’il n’entendrait jamais de ses oreilles ? Ce serait intensifier notre écoute, recevoir de lui cette formidable puissance de transformation et d’invention, entrer dans le cycle des métamorphoses et de travail acharné de la matière sonore.


« Je veux seulement vous voir chanter »

1770. 16 décembre, naissance de Beethoven.

1801. premières violentes douleurs d’oreille.

1802. été, promenade avec Ries, Beethoven n’entend pas un flûtiste qui joue dans la campagne ; désespoir. Tentation du suicide ; 6 octobre, Testament d’Heiligenstadt : « C’est l’art, et lui seul, qui m’a retenu ».

1807. en marge de son 9ème Quatuor à cordes : « Ne garde plus le secret sur ta surdité, même dans ton art ! »

1811. « Du coton dans les oreilles, pendant que je suis au piano, apaise le bruissement pénible de mon ouïe malade ».

1813. 8 et 12 décembre, Beethoven dirige sa VIIème Symphonie ; on lui demande s’il entend bien tous les dé-tails, il répond « j’entends bien la grosse caisse » ; il crie au milieu des forte, sans s’en rendre compte.

1817. Beethoven demande au facteur de piano Streicher de lui fabriquer un piano le plus sonore possible.

1820. Streicher construit pour Beethoven un piano avec deux cornets incorporés dirigés vers les oreilles du pianiste, mais cela ne donne rien.

1821. témoignage de sir Russell, visiteur anglais qui voit Beethoven improviser au piano : « Quand il joue très doucement, il arrive souvent qu’il ne produise pas un son. Il n’entend qu’avec les oreilles de l’esprit. Tandis que ses yeux et le mouvement presque imperceptible de ses doigts indiquent qu’il poursuit la phrase dans sa tête à travers toutes ses nuances mouvantes, l’instrument est en réalité aussi muet que le pianiste est sourd. »

1822. 3 novembre, Beethoven dirige son opéra Fidelio ; témoignage de la cantatrice Wilhelmine Schröder : « La figure bouleversée, l’œil brillant d’une inspiration surnaturelle, il se tenait au milieu des exécutants et n’entendait pas une note ! L’inévitable se produisit : le maître sourd dérouta complètement les chanteurs et l’orchestre et les jeta dans une telle confusion que personne ne savait plus où il en était » ; Beethoven doit abandonner et rentre effondré chez lui.

1824. 7 mai, création de la IXème Symphonie ; triomphe ; Beethoven a le dos tourné à la salle et n’entend rien ; la cantatrice Karoline Unger doit le prendre par les épaules et le faire se retourner pour qu’il voie l’ova-tion que lui fait Vienne.

1826. automne, Beethoven, chantant et hurlant dans la campagne, effraye des bœufs.

1827. février, le jeune ténor Ludwig Cramolini rend visite à Beethoven mourant ; Beethoven lui demande de chanter, mais le jeune homme est si bouleversé qu’il n’arrive pas à sortir un seul son, alors Beethoven éclate de rire et lui dit : « Chantez toujours, mon cher Ludwig, car je n’entends rien, hélas, je veux seule-ment vous voir chanter. »

26 mars, mort de Beethoven.

Post-scriptum

Deux très bonnes biographies de Beethoven (d’où sont tirés pour l’essentiel les renseignements de la chronologie) : Jean et Brigitte Massin, Beethoven, Fayard, 1978 ; Maynard Solomon, Beethoven, Lattès, 1985._Deux excellents ouvrages pour mieux entendre la musique de Beethoven : André Boucourechliev, Essai sur Beethoven, Actes Sud, 1991 ; id., Beethoven, Seuil, 1994.