un film entre deux rives

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Peu de témoignages, et moins encore d’œuvres produites par des Algériens racontent l’exil vécu par les centaines d’artistes, de journalistes, de médecins, d’enseignants et bien d’autres vivant en France, depuis 1993 et les premiers assassinats d’intellectuels en Algérie. En montrant cet exil, L’Oasis de la belle de Mai, film de J.P. Lledo toujours en attente d’une diffusion télévisée, raconte aussi à sa manière trente années passées à remodeler l’identité algérienne.

Marseille, printemps 1995. Des peintres algériens en exil se retrouvent l’espace d’une semaine pour réaliser une exposition en forme de happening, dans la Friche du quartier de la « Belle de Mai ». Un lieu qui semble leur convenir parfaitement : une salle immense et dépeuplée de cette ancienne usine de tabac, l’occasion pour chacun d’occuper son mur — comme la jeunesse d’Alger sait si bien le faire — ou son poteau de fresques, de sculptures ou de mises en scènes racontant toutes une part de leur exil.

Le film commence par les saisir dans leur travail, tourne autour de chacun d’eux, raconte leur frénésie à construire dans l’urgence. L’un couvre le mur d’affichettes où est simplement écrit « non ». Un autre peint brutalement une fresque à mains nues. Il faut que l’exposition soit achevée dans la semaine, mais cette urgence est aussi une rage, une détermination à raconter la violence qui les a poussés à l’exil. La plupart sont arrivés en Europe après les vagues d’assassinats qui ont touché les intellectuels et les artistes algériens depuis 1993. Mais leur co-lère ne vient pas s’ajouter à leur travail ou le perturber : elle en est plutôt la force motrice, le moyen de ne pas prendre de retard sur leur production. Il a fallu partir, alors maintenant il faut au plus vite travailler et peindre encore. Ces jeunes artistes ne se demandent pas qui ils sont, ici dans Marseille, et comme le dit J.-P. Lledo, « ils n’ont pas l’obsession identitaire de leurs aînés ». À l’image de ce jeune peintre expliquant que pour lui, algérien où qu’il soit par le monde, « s’enfermer dans une culture nationale c’est déjà de l’intégrisme ».

le là-bas de là-bas

Au milieu d’eux, on retrouve Denis Martinez, peintre d’une autre génération — il approche la soixantaine — mais qui les connaît tous si bien, lui qui les a souvent formés durant ses cours des Beaux Arts, à Alger. C’est lui le véritable fil conducteur du film, lui pour qui la question de l’identité — qu’est-ce qu’être algérien ?— est beaucoup plus présente, renforcée dans un premier temps par l’exil et l’échec d’une génération. Il est parti d’Alger sous les pressants conseils du directeur des Beaux Arts, qui fut assassiné quelques jours seulement après l’arrivée de Martinez à Marseille. Le film raconte donc en deux temps, avec un intervalle d’un an intelligemment gommé par un montage qui ne respecte pas la chronologie, la participation du peintre à l’aventure collective de la Friche, et ses interrogations face à l’exil. Comment parvenir à vivre dans ce pays qui restera toujours, pour Martinez, le « là-bas de là-bas », comment supporter de quitter pour la première fois son pays, de devoir pour la première fois également apprendre à travailler ailleurs que chez soi ? Martinez tente de l’expliquer. Mais surtout, ses actions suggèrent qu’après une année écoulée à Marseille, des solutions pratiques, des trucs commencent à fonctionner. Il est particulièrement roboratif de le voir s’approprier la vie colorée des marchés, des échoppes du centre-ville : photographier des tapis aux belles couleurs criardes et, un an plus tard, montrer au cinéaste un premier tableau, qui a pris pour thème cette photo. Le peintre retrouve même l’attitude de ces immigrés algériens qui, comme lui, viennent assister sur le vieux port au départ vers l’Algérie d’un bateau douloureusement appelé « Liberté ».

atomes en éveil

Jean-Pierre Lledo interroge donc Denis Martinez, un cinéaste algérien interroge un peintre algérien en exil. Pourquoi est-il utile de préciser qu’ils sont algériens tous deux ? Parce que leurs noms ne « sonneront » pas comme des noms algériens aux oreilles de certains ? Et pourquoi parler du réalisateur et de son « sujet » sur le même plan ?

S’ils se connaissent depuis longtemps, ils partagent d’abord un même itinéraire, suggéré par petites touches tout au long du film, dans ce portrait du peintre qui est aussi une biographie du cinéaste. Ils sont nés dans l’Ouest algérien, sont d’origine espagnole, se sont tous deux fortement engagés avec le parti communiste algérien et ils ont choisi la nationalité algérienne en 1962. Et chacun, après trente années de participation à la vie publique, a dû se contraindre à l’exil. Alors ce départ a une signification particulière, surtout lorsqu’il prend la direction d’une France qu’ils avaient toujours refusé de rejoindre.

Il n’est pas facile de s’appeler Martinez et d’être entendu algérien. Mais apporter des précisions, faire sonner leurs noms comme des noms algériens, voilà la tâche à laquelle ils se sont consacrés tous deux. Ils n’ont même pas formé en Algérie une minorité intégrable collectivement ; « Nous n’étions que des atomes » dit le peintre. Qui rajoute qu’être un atome est un état qui tient la conscience toujours en éveil, et qu’il ne regrettera jamais d’avoir été un homme public jamais totalement légitime dans son propre pays. Un choix parfois contesté, mais qui est sa force d’existence : « D’autres ont dit : « Si au moins il avait changé de nom_ »... Mais je suis né dans un pays où sont nés mes parents et mes grand-parents... Je suis Martinez et je vous emmerde ! ».

Du coup, l’arrivée à Marseille est finalement très conséquente pour le peintre, et c’est là toute la joyeuse leçon du film. Elle se fait dans la ville où se sont recomposés, reconstruits des exilés de toute la Méditerranée ; comme le rappelle la bande-annonce du film en citant l’écrivain J.-P. Izzo_ : « _Marseille, cette « utopie »... l’unique utopie du monde ». Mais surtout, elle permet à Martinez de poursuivre son itinéraire : devenu algérien par la logique de l’universalité de ses convictions en 1962, il est aujourd’hui universellement algérien, algérien où qu’il soit dans le monde par ce que sa peinture continue d’exprimer de l’Algérie.