par delà les « bourreaux »

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Il y a trois ans, début avril, le génocide des Tutsis au Rwanda débutait. En quatre mois, environ 750 000 hommes, femmes, enfants, ont été assassinés. Dans cette histoire qui continue, l’Occident n’a pas un rôle aussi beau qu’il voudrait le faire croire, avec ses appels à la justice et à l’humanité.

Les Tutsis rwandais ne sont plus massacrés. Entre temps, la terreur s’est installée au Burundi. Si les tueries d’aujourd’hui n’ont plus la systématicité du génocide. La région des Grands Lacs semble néanmoins s’être transformée - pour combien de temps encore ? - en une multitude de fosses communes. Elle alimente le réservoir en représentations génocidaires de l’Occident.

Une des fonctions du mythe, c’est de réduire la complexité du réel, d’informer le monde pour le rendre lisible et, accessoirement, pensable. Ici, celui de la barbarie - qui est, malgré ses variantes, spécifique à l’imaginaire blanc, et qui nous est cher - rend illisible la réalité de ces pays d’Afrique. Mais derrière le miroir des charniers - image en négatif photographique, noir sur blanc, de notre prospérité maladive -, derrière les idéologues et les maîtres d’œuvre africains de ces massacres, l’Occident, par amitié, par intérêt, ou par esprit (néo-)colonial est très compromis.

Avec le génocide rwandais, l’irreprésentabilité des bourreaux a été conditionnée par l’actualité de leurs crimes. Plus les médias montraient la réalité du génocide, plus l’horreur des charniers était rendue publique, moins les criminels étaient identifiables. Bien qu’ils fussent tout à fait « connus » par les services compétents. À cela, trois raisons. Du moins y en a-t-il trois que je retiendrai aujourd’hui.

D’abord, l’intervention des troupes françaises baptisée « opération turquoise », menée tardivement en 1994, a permis l’exfiltration des forces génocidaires hutus quand le Front patriotique rwandais (FPR, tutsis) prenait le pouvoir au Rwanda. Certes, grâce à elle, 7 à 8 000 Tutsis ont été préservés dans le Sud où la dévastation humaine était systématique. Mais la zone turquoise a aussi fait office de véritable base de repli des génocideurs, n’en arrêtant aucun, et permettant à leur radio, la radio des Mille collines de continuer à émettre.

Ensuite, les camps de réfugiés, au Zaïre, ont servi de base de repli aux milices hutues. Celles-ci ont su exploiter à leur profit les couvertures humanitaire et médiatique. Les camps sont devenus le miroir post-génocidaire d’une situation spécifiquement génocidaire : les bourreaux cherchant toujours à se faire passer pour des victimes. Pendant le génocide, les Hutus soutenaient qu’ils vivaient sous la menace des Tutsis, qu’ils en étaient les victimes potentielles. Le retournement est un mécanisme inhérent au génocide. Il est un des ressorts qui commandent la logique paranoïaque de celui-ci. Il voulait m’assassiner, alors je l’ai tué, j’étais sa victime, il me persécutait... C’est ce que l’on retrouve, dès 1916, dans les feuilles de propagande des Jeunes Turcs, contre les Arméniens. C’est l’argument des discours de Hitler. Si la guerre éclate, ce sera la faute des juifs et il ne l’emporteront pas...

Après le génocide, les camps participent d’un véritable trucage où les assassins gèrent le bouclier humain que représentent les réfugiés. Ils se mélangent à eux, ils attirent la pitié du monde sur la misère dans laquelle ils s’immergent au nord et au sud du lac Kivu. Les bourreaux se présentent comme des victimes (réfugiés, en attente de l’aide humanitaire), au même titre que ceux qui ont fui et à qui ils imposent leur terreur. Impossible de distinguer les survivants des assassins. Les rares qui le peuvent demeurent en territoire rwandais. Après juillet 1994, on voit des incursions au Rwanda, à partir des camps, pour aller assassiner ces témoins gênants.

Tout cela n’aurait jamais pu se réaliser sans une couverture médiatique. Pendant le génocide, la radio des Mille collines appelait à éliminer les Tutsis « comme des cafards ». Mais les assassins n’ont pas l’exclusivité du discours sur le génocide La communauté internationale en a fait son principal argument. On parle de génocide par le choléra, de génocide au compte-goutte, et, récemment, de génocide par la faim (M. Boutros-Ghali). S’installe ainsi une réelle confusion terminologique qui détourne la réalité politique des massacres en une réalité adéquate à l’intervention humanitaire, qui la justifie, et que les médias exploitent avec avidité. (Les camps sont beaucoup plus accessibles aux journalistes que les fonds de brousse où sévissent les génocideurs.)

Enfin, l’on ne peut désormais plus parler du génocide rwandais sans évoquer la responsabilité occidentale. Je m’en tiendrai ici aux dernières années durant lesquelles les forces blanches

  • blanches parce qu’européennes mais aussi parce qu’administratives et non engagées sur le terrain -, ont créé et entretenu les conditions qui ont rendu possible le génocide. Quelques rapports et enquêtes ont pu voir le jour. Déjà, en novembre 1996, Le Monde avait consacré une série d’articles sur l’aide militaire française aux Hutus. Aide qui ne se serait pas limitée à des livraisons d’armes, consistant en formations et encadrements donnés aux milices et corps armés par des légionnaires.

Mais n’oublions pas les financiers. Ainsi le Courrier International du 27 février 1997 signale que la Banque Bruxelles Lambert, le Crédit lyonnais, la BNP et la Deutsche Bank, ont toutes servi la cause du génocide. Soit en ouvrant des comptes aux génocideurs, notamment, la radio des Mille Collines. Soit en cautionnant des achats d’armes... La Banque mondiale, elle, n’est pas plus indemne ; une partie des fonds versés en 1994 au gouvernement rwandais servit à l’achat d’armes « blanches », pour 6 millions de dollars...