le bourreau des bourreaux

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Mutatis mutandis, la question des bourreaux reste à l’ordre du jour. Les Bourreaux volontaires de Hitler, de Daniel Jonah Goldhagen, le montre parfaitement.

Dès sa sortie il y a un an aux États-Unis, il commence à défrayer la chronique. Sans l’ombre d’une hésitation quant à la thèse qu’avance l’auteur, lui autant que son livre sont portés par une campagne publicitaire qui déborde le lit universitaire dans lequel, habituellement, ce genre d’ouvrage s’écoule. Le chiffre des ventes est celui d’un best-seller. Les maisons d’édition les plus prestigieuses des deux côtés de l’Atlantique, comme des deux côtés du Rhin, se sont fait les propagateurs de ces nouvelles thèses sur la culpabilité allemande qui font de chaque Allemand ayant vécu sous le nazisme un bourreau volontaire. Les plus jeunes, eux, n’ont qu’à se satisfaire de n’être que des fils ou des petits-fils de bourreaux.

Goldhagen fait du passé table rase pour exhumer un passé inavouable, celui d’une Allemagne qui, selon lui, se mitonnait son génocide antisémite depuis le XIXe siècle. Le judéocide apparaît comme la conséquence naturelle d’une culture « éliminationniste » propre à l’Allemagne. Et il en appelle à cette vieille invention judéo-chrétienne : le sentiment de culpabilité.

Ce qu’il balaie avec arrogance, ce sont les discours et les travaux antérieurs sur la destruction des juifs d’Europe. « On jettera donc par-dessus bord toutes les hypothèses non explicitées qui ont guidé jusqu’ici toutes les recherches sur l’Holocauste et ses auteurs... » Goldhagen se bricole une image avec le mythe du terroriste intellectuel surdoué qui renverse l’édifice de ses pairs.

Mais ne lui dénions pas l’ampleur de son travail documentaire. D’un point de vue historique, ce livre porte une attention particulière aux tueries du front de l’Est et aux marches d’évacuation des camps, qui ont longtemps été reléguées à l’arrière-plan par les camps de concentration et leur connotation « industrielle ». Si la recherche scientifique n’avait pas attendu Goldhagen pour mettre au jour ces aspects du génocide, lui s’emploie à les vulgariser.

Une telle entreprise nécessite la mise en place de toute une rhétorique où vont alterner différents régimes de discours accusateur, dramatique, scientifique, qui servent de caisse de « raisonnance » au martèlement litanique, presque à chaque ligne, des mots « Allemand(e)(s) », « Allemagne »... auxquels font écho, avec la même fréquence, les mots : « Juif(ve)(s) ».

La nouveauté introduite, qui justifie son succès commercial, c’est que l’auteur s’adresse aux peuples tout entiers, tout en affectant un genre scientifique. Un pamphlet érudit, en quelque sorte, qui donne l’impression - nous ne sommes jamais que dans une phraséologie prestidigitatrice - de mettre à portée du sens commun un discours savant qui, du même coup, enterre tous les dinosaures de la vérité historique sur le judéocide.

Soit dit en passant, le problème des historiens est certainement d’être polarisés par la positivité des faits, et de penser prioritairement en terme de preuve. C’est ce qui les a fait dénier, pendant longtemps, la mémoire, les témoins, et la littérature concentrationnaire. Les his-toriens restent vulnérables à des stratégies de discours très souples, séductrices, qui spéculent sur la recons-titution de l’horreur, la sensation, voire le scandale et la négation. Au niveau de ses stratégies discursives, Gold-hagen n’est pas loin des négationnistes. Le danger se situe là où l’opinion publique est la plus réceptive, et la plus facilement dupe. Il est urgent de s’interroger sur cette réception, et sur le succès de cette nouvelle mythologie moderne qui voit des bourreaux partout.

Rendre un peuple coupable aux yeux du monde, en partie par les faits, en partie dans l’imaginaire, telle était ce que Hannah Arendt, dès 1944, estimait être la victoire des nazis. Une victoire politique dont la portée dépasserait la défaite militaire qu’ils subissaient. Symptôme - peut-être - de la pensée post-moderne, Goldhagen prend le risque de réanimer la logique d’un néo-ethnisme, sans que lui importent les conséquences contre-productives qu’elle pourrait avoir.

[ Ph. M.]