désirs de l’ami, désirs pour l’ami

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Pour briser les désirs, au moins les circonscrire, les limiter, les rendre inoffensifs, il y a toujours un même moyen très simple : séparer les plans, les classes, les genres, les expériences, et les cloisonner chacun dans son ordre. Par exemple, séparer résolument sexe, amour et amitié. Et surtout pas de mélanges. Ce serait « sale », « malsain », ou « faux », jusqu’à ce que chaque sexe finisse par mourir de son côté...

Le propre d’un désir est de circuler partout, de ne jamais se satisfaire de son objet propre, de vouloir la lune et de ne se contenter que du soleil. À coup sûr les plus grandes amitiés naissent des plus grands désirs. En tout cas aujourd’hui.

Peu de gens le savent, en effet, mais nous ne vivons plus au temps des Grecs, au temps où l’ami était l’alter ego, où il n’y avait d’amitié que dans la ressemblance, l’identité de vues, la même appartenance à un même monde (social, imaginaire, politique). Jardin secret, à l’abri des tempêtes du désir (réservées aux jeunes garçons) et des contraintes de la reproduction (réservées à la sphère close de la communauté familiale). Comme nous ne vivons plus à la fin de l’Ancien Régime, au temps où il fallait vraiment avoir une âme de rôturier pour vouloir aimer sa femme, au temps où l’épouse officielle ne pouvait être au mieux que l’amie intime et la confidente de désirs vécus au-dehors. Aujourd’hui, malgré toutes les tentatives réactionnaires de restauration de lieux clos du désir (c’est une idée de Le Pen la réouverture des bordels, c’est une idée de curés qu’il y ait des émissions de télévision particulières pour dire son désir empêché), tout se mélange joyeusement. Entre les amitiés amoureuses et les amours amicales, on ne s’y retrouve plus très bien. Mais pendant ce temps, le désir fait son beurre. C’est plus excitant, plus troublant et aussi plus dangereux.

Que tout désir mélange aujourd’hui les genres veut dire avant tout qu’on ne peut plus distinguer concrètement et fermement entre l’amour et l’amitié. Certes, il est des êtres que l’on rêve de prendre sauvagement sur le frigo (ou inversement) et d’autres non. Mais, à être un peu sincère, combien de fois dans sa vie fait-on l’amour sauvagement sur le frigo ? Et après, qu’est-ce que ça donne ? Combien de partenaires qui ont accepté de passer deux heures à réparer le frigo ? Trois à nous masser les reins pour faire passer le lumbago ? Et combien de tempêtes commencées sur un frigo qui ont fini dans l’enfer semi-indifférent, semi-haineux, des chaînes conjugales ? Bref, si l’on ne veut pas confondre amour et besoin de rédemption, et peur de la solitude, et béquille branlante, et conformisme social, il y a tout de même quelque chose de profondément ridicule à distinguer entre amour et amitié en fonction d’un désir de frigo qu’on ne réalise que dix fois dans sa vie. Et encore rarement avec ceux qu’on a le plus aimés.

En vérité, tout ce qui constitue les amours et les amitiés les plus réelles, les plus vivaces, est exactement de même nature. Un même ordre de désirs tantôt dé-sexualisés (passant hors des corps, au milieu des idées et des objets), tantôt sur-sexualisés (passant au-dessus du génital, dans les tremblements de chaque pore de la peau).

Désirs se jouant dans un temps à la fois haché et continu, préservant à la fois des intensités distinctes et une égale confiance inébranlable, à travers une étrange dialectique de la distance et de la proximité. Tantôt au plus loin, tantôt au plus proche, pour ne sombrer ni dans « l’amour au quotidien », ni dans les « amis de trente ans » qui se voient une fois par an.

Désirs d’un corps concret qui se touche, s’esquive, se voit, se dissimule, avec sa voix singulière, avec ses gestes singuliers de tendresse et de pudeur, ses postures singulières, tantôt aguichantes tantôt timides, ses belles fesses et son gros nez, le tout faisant qu’on le trouve beau, adéquat à ce qu’il est, l’autre, l’ami-aimé, l’aimé-ami. C’est peut-être terrible mais c’est vrai : combien d’amours et d’amitiés détruites, parce que le corps de l’autre (ou de soi-même) était décidément trop maladroit, trop gros, trop maigre, trop laid ?

Désirs aussi d’une parole qui s’élève ensemble, avec sa tonalité singulière, ses disputes et ses retrouvailles singulières, qui se partage, qui sait dire et qui sait écouter, et qui sait parfois ne pas entendre parce qu’on est en train de dérailler, et qui sait parfois ne pas demander pour ne pas dévorer l’autre et lui laisser ses espaces inconnus. Et là aussi c’est terrible et c’est vrai : combien d’amours et d’amitiés perdues parce que l’autre (ou soi-même) ne savait pas parler, parlait trop, ne savait que dire oui, ne savait que dire non ?

Désirs encore qui ne se préservent et ne s’accroissent que d’un
travail ensemble, pas d’un travail commun mais d’un travail partagé depuis les chantiers de chacun. Pour introduire entre l’autre et soi, à la place même du fantasme noir de fusion-dévoration, l’espace d’une multiplicité de nouvelles découvertes de l’autre : face à d’autres objets, à d’autres exigences, à d’autres combats. Parce qu’on ne peut pas aimer longtemps celui qui ne travaille pas, n’exige pas de soi-même et de l’autre, ne fait pas travailler.

Tous ces désirs ne se hiérarchisent pas, ne se classent pas, n’ont pas d’ordre propre. Quand il y a véritable amour, ils ne font que s’organiser, plus ou moins bien, autour d’une seule personne. Parce qu’il n’y a toujours qu’un aimé, qu’un ami, même s’il y en a plusieurs. Et on sera toujours bien en peine de dire lequel est l’aimé, lequel est l’ami, à partir du moment où l’on admet que « faire du sexe » est une bien belle chose mais qu’il y a mille et une autres façons de faire l’amour, par le geste, la voix, le regard, le travail, la lutte. Mais de toute façon on ne dit pas « mes ami(e)s », ou « mes amant(e)s », sauf à n’avoir que des relations ou des conjoints, sauf à mentir et à se mentir à soi-même.

Il est sûr qu’il n’est pas toujours facile d’admettre cette bizarre vérité d’aujourd’hui. Parce qu’il y aura toujours le triste petit besoin d’être aimé qui fera les exclusifs. Parce qu’il y aura toujours cette sombre peur de ne plus aimer qui fera les jaloux. Parce qu’il y aura toujours ces pudibonds d’aujourd’hui qui nous enjoignent autant qu’ils peuvent de parler de sexe pour ne pas parler de désirs. Mais qu’au moins, seulement, on ne nous parle plus alors d’amour, dans le sens que l’on voudra, pour décrire ces sombres machinations du petit-moi. Et qu’on ne vienne pas non plus la ramener avec l’idée d’amour-passion, tant c’est encore une autre affaire,
encore plus intense et plus funeste, mais où il est en vérité très peu question d’amour.