un coup de fouet

par

Cette invitation m’a surpris. Quelle audace ! Me contacter en plein jour, au milieu des autres, pour me demander de rejoindre son équipe ! Aucun de mes collègues ne comprit l’importance de ce coup de téléphone alors que je rougissais, que mon élocution devenait plus hachée de phrase en phrase. L’engourdissement qui me gagnait depuis tant d’années avait disparu d’un coup. Je me rendis à cet entretien, j’effectuai ce long voyage en chemin de fer. Ma tête n’était plus à ses pensées coutumières, et le cœur me manqua pendant tout le trajet. Mais quand je serrai la main de mon futur employeur, le sentiment de mon importance me submergea, lui qui ne m’avait jamais été familier à ce jour. J’eus le souffle coupé, mais cet homme était si affairé à devancer toutes mes questions qu’il ne prit pas la peine de me dévisager. Une noblesse de la profession dont je suis un rouage est que le cours des affaires y connaît des accélérations proprement bouleversantes. Ce client était en train de vivre semblable expérience, et sa recherche des moyens de lui faire face l’avait amené à se souvenir de moi. Mes exigences deviendraient les siennes, je n’avais qu’à parler ! Je fait le serment que, de ma vie, on ne m’avait placé devant une telle alternative : demeurer le responsable des écritures que j’étais - choyé, adulé, possesseur d’une situation pour laquelle il s’était battu (quand bien même, de l’extérieur, on la jugeait peu reluisante) - ou bien me décupler dans le cadre de fonctions nouvelles - si nouvelles que je trouvai en moi le courage d’expliquer qu’elles ne correspondraient au mieux qu’à une part bien étroite de mes talents. Mon interlocuteur se rengorgea en m’écoutant rabaisser sa proposition et dessiner les prérogatives en vertu desquelles je pourrais me laisser aller à lui accorder un peu de poids. Son goût maniaque de la précision, que je reconnus bien là, le poussa à me faire décrire ma position actuelle avec un engouement avide ; il me força gentiment à hausser mes prétentions. Je m’entendis exiger des choses extravagantes - mon détachement lui-même faisait partie de cette tractation, et il tranchait sans grand mal avec la fébrilité de ce monsieur.

Nous nous revîmes, la semaine suivante et celle encore d’après. À chaque fois je croisais les jambes et mon fauteuil pivotait nonchalamment de droite et de gauche. Il nous arrivait d’éclater de rire, par minutes entières, nos regard emboîtés l’un dans l’autre. Boris (de son prénom) dressa le tableau de cette société où j’entrerais bientôt ; je me promenais dans ce paysage, savourant la retenue avec laquelle je marchais au côté de mon futur employeur. Mes prétentions augmentèrent d’entretien en entretien. Bientôt, je rentrais chez moi le soir d’un pas plus assuré, tandis que je devenais avec mes collègues d’une affabilité remarquable : leur bonne composition se révélait à moi, qui l’avait toujours tenue en suspicion. Ils m’apparurent joueurs, compréhensifs, remplis de bienveillance à l’égard de leur travail. La causticité de nos supérieurs, je la goûtais maintenant. Et je regardais mon téléphone, comme sans doute l’on doit regarder une source apparue dans le lopin de terre que l’on s’acharnait à cultiver derrière sa maison, sans attendre qu’il sonne, bien que je fus persuadé que sa sonnerie était différente lorsque mon homme m’appelait. Devant mes amis, je développais des considérations sur l’extrême prudence avec laquelle nous devons négocier les virages que la vie place sur notre route. Je pourfendais le spontanéisme avec les arguments les plus catégoriques, en priant mes proches de m’écouter pour une fois. Mais au bureau, quel contraste, j’étais tout feu toute flamme, et m’interdisais de penser à une certaine affaire, la plus profonde, la plus étonnante de toute mon existence. Bridée sur son flanc essentiel, mon exaltation se répandait sur ma tâche. Je pris à ma charge le travail des bureaux attenants au mien, je supportai les conflits commerciaux face auxquels j’avais viscéralement abdiqué à ce jour, je devins la mémoire de toutes les actions commerciales effectuées dans cette maison depuis mon engagement, et ce savoir, je le proposai à tous, sans cette retenue qui (je le compris enfin) avait amputé mes forces jusque-là. Mais tout était clair, autour de moi la défiance tomba : quand on jugeait ma présence, mes conseils, envahissants, on me le faisait savoir d’une manière qui m’aurait atrocement vexé autrefois et qui me semblait maintenant figurer parmi les gestes les plus sobres, les plus naturels au monde.

Et puis, de temps en temps,
j’allais rendre visite à Boris, par le train. Nous succombions tous deux au plaisir de nous revoir. Il parlait de moi dans sa société, m’annonçait. Il avait fait naître autour de ma venue un vrai mouvement de curiosité qu’il désignait de sa main tendue au détour des pièces vides, car nous ne nous retrouvions que le soir, après le départ de mes futurs collègues - la seule heure qui soit propice quand deux hommes doivent évoquer l’avenir. Il me complimentait - notre proximité était si récente que ses propos manquaient parfois de rapport avec ma fonction, mes capacités, ma personne, mais je le laissais faire. Je lui prodiguais à mon tour les compliments que l’on adresse à ceux qui nous sont redevables. Une complicité naissait, le montant de mes exigences salariales était si effarant qu’il me racontait avec énergie la façon dont il le justifiait devant ses pairs. Et nous badinions au sujet de ce chiffre, c’était comme un objet solide qui circulait entre nos quatre mains. Boris s’inclinait quand je lui racontais l’embarras dans lequel mon départ plongerai le reste de ma clientèle. (Je lui fis ce récit lors de tous nos entretiens.) Et nous soupirions sur la difficulté qu’il y a à partir, tellement plus poignante que celle d’arriver autre part. Je repartais, le front embué.

Ce combat dans lequel il était lancé pour ma cause m’effrayait parfois, car je n’en percevais rien, assis sur une chaise dans mon bureau. J’espérais que, à mon contact, Boris trouvait toujours la force de le continuer. Enfin, il m’annonça que la lettre de confirmation m’arriverait la
semaine suivante. Je m’ouvris à quelques collègues du revirement que ma destinée connaîtrait bientôt ; ils me rendirent les honneurs, me remercièrent de les avoir tenus informés. Bientôt, ils suivirent cette affaire avec une passion identique à la mienne. Ce n’étaient plus, d’une table à l’autre, que clins d’œil lorsque un « M. Boris » demandait à me parler. Au téléphone, je le voyais sourire ! mon cœur se serrait. L’irruption éventuelle d’un de nos chefs me forçait au silence, il parlait donc de notre
affaire sans me demander autre chose qu’un assentiment. De toute façon, les nouvelles étaient bonne, et l’issue imminente, il me congratulait à l’avance. On prit l’habitude, dans ma société, de considérer que mon avenir était entre de bonnes mains. Nous parlions de moi au passé, et plus abondamment que nous ne l’avions jamais fait.

La majorité de mes collègues prit de mauvaises décisions. Il y eut tant de départs sur des coups de têtes que je me reprochai secrètement de les avoir provoqués, tandis que nos supérieurs hagards se fourvoyaient dans des explications peu vraisemblables. Les départs furent contrebalancés dans les meilleurs délais.

C’est moi désormais qui téléphone à Boris, moins souvent qu’il ne m’appelait, car je ne suis pas dans la position de celui qui demande. Je dois patienter un bref instant puis sa voix retentit à mon oreille. Il me demande comment je vais, et cela dit presque tout. Boris se démène. Le ton de sa voix - enjoué, pas du tout sentencieux - quand il m’annonce le délai à partir duquel je peux raisonnablement espérer une lettre de ses services, exprime bien l’ampleur des pourparlers dans lesquels il assume ma
défense. Sa sollicitude est telle qu’il ne dramatise pas les difficultés que je lui cause. Avant de nous saluer, nous parlons toujours de cette ligne de chemin de fer qui dessert la zone industrielle où il travaille depuis la ville où nous résidons l’un comme l’autre. Sans elle...

Les semestres ne sont rien pour ceux qui, à l’instar de Boris, travaillent dans des sociétés de si grande dimension. Je pressens que lui et moi mesurons le temps de manière différente pour oublier cette révélation dans les heures qui la suivent. Il est appelé par les responsables de son service en fin de semaine impaire - pas moins de vingt-six rencontres en année pleine ! Son secrétaire m’apprend donc le lundi matin les progrès que Boris m’a fait accomplir. De mon côté, je forme les gens que notre maison embauche sans trêve (avec lesquels, comme c’était le cas autrefois, j’éprouve le plus grand mal à sympathiser). Aussi, je ne suis pas en reste : je donne à mon tour. Car ce n’est pas le tout d’attendre, de caler ses souliers sur le bord d’un tiroir et les joues dans la paume de ses mains en songeant aux années à venir.