le geste de Durruti entretien avec Jean Rochard

Jean Rochard est producteur. Les disques nato, c’est lui. Une force de résistance, une lutte d’indépendance de tous les instants, un monde. Une vie. Inventeur-concepteur d’objets sonores aussi inclassables qu’indispensables, Rochard ouvre des champs d’investigation aux voix les moins contrôlées de la scène musicale contemporaine, aux expressions les moins policées. Si aujourd’hui Buenaventura Durruti, portrait musical du mythique anarchiste espagnol, sonne comme un manifeste, c’est autant par sa démarche esthétique, son geste, que parce qu’il ose affirmer que la musique vivante peut et doit exister contre les diktats du marché. Pour combien de temps ?

Jean Rochard : C’est Violeta Ferrer, une réfugiée politique espagnole, qui avait quinze ans quand elle a quitté l’Espagne en 1938 qui m’a parlé de Durruti pour la première fois et m’a fait découvrir les réalités de l’anarchisme... Puis j’ai rencontré Abel Paz , fondateur du groupe « Los Quijotes » qui après douze ans passés dans les prisons de Franco a écrit, en exil, la biographie de Durruti. Il s’est montré très encourageant quant à l’idée d’un disque à propos de Durruti. Pour lui l’anarchisme c’est aussi de la poésie. Ce qui m’a vraiment frappé chez Durruti c’est cette façon d’associer théorie et pratique... Il a réellement vécu ce qu’il pensait, ce qui n’est pas si fréquent. En faisant ce disque j’avais constamment quelques idées en tête, quelques images fortes. Par exemple, les colonnes anarchistes (la colonne Durruti, la Colonne de Fer, la colonne Tierra y Libertad) sont les seules troupes qui ont réussi à gagner du terrain sur les fascistes - les brigades internationales n’y parviendront pas l’année suivante... Pourquoi ? Peut-être par cette façon qu’ont les anarchistes de compter sur un autre sens de la responsablité que la militarisation... J’avais tout ça en tête... En ce sens ce n’est pas un hommage, ce n’est pas un disque sur la nostalgie : il entend se servir d’éléments du passé, de choses enfouies dont on n’a pas pu ou su tirer suffisamment d’enseignements, pour aller de l’avant. Il n’y a aucune cendre à transférer...

collectif

Faire des disques c’est une chose de plus en plus difficile si l’on s’en tient à la dimension économique de l’affaire - quasi impossible en fait. Aujourd’hui, mis à part certains produits fabriqués par les majors, aucune musique vivante n’est seulement rentable d’un point de vue purement capitaliste. Ce projet je le vis comme une réponse à ces pratiques. Il m’a semblé urgent de faire un disque comme ça, collectif, et sur ce thème : la révolution espagnole du point de vue anarchiste. On est entré dans des zones de restrictions. Il faut savoir ce qu’on fait, on ne peut plus se permettre d’approximations...

Ce disque a été vécu par tous ceux qui y ont participé hors de tout cynisme et de toute résignation. Ce qui m’a énormément plu et appris - et en ça il rejoint très modestement les pratiques de Durruti - c’est qu’il a été fait au fur et à mesure. Ce n’est pas un grand projet artistique qui se serait réalisé à partir de bases très solides, c’est un projet complètement vivant. Pour Durruti la révolution c’est l’action permanente, ce n’est pas la réalisation d’une idée. D’une façon analogue et toute proportion gardée ce disque a tenté de mettre en œuvre ces mêmes grands principes : on est très loin de l’idée de création telle qu’on la conçoit habituellement (ou à quoi on veut la réduire.) Un seul exemple, significatif : au sortir d’une séance, Hélène Labarrière prend le livre de Paz et me rappelle quelques jours plus tard : « Maintenant que je sais tout ça, j’ai envie de refaire ce que j’ai joué, j’ai l’impression que je jouerais différemment » puis elle ajoute « enfin peut-être que je jouerais de la même façon ». Ma réponse ce n’est pas d’accuser réception mais de l’inviter à revenir pour une autre séance sans idée préconçue. On a parlé un peu et ce qui a été fait est extrêmement beau et important dans la vie du disque... Beaucoup de choses se sont décidées comme ça, en en générant d’autres dans un processus très vivant... qui ne se limitait pas. À la première séance d’enregistrement, je n’avais pas l’idée de la moitié des gens qui y participeraient... et il s’y trouve des gens avec qui je n’aurais même pas pu me soupçonner de vouloir travailler. Ça m’a appris beaucoup.

mouvement

J’aurais pu choisir de concevoir le disque autour des deux ou trois musiciens les plus avancés politiquement, ou déterminés... mais on n’aurait pas eu cet espèce de mouvement. La plupart des gens qui ont participé au disque ont découvert l’anarchisme par la même occasion. Bien des musiciens ont un esprit libertaire sans le savoir. Ça a été l’occasion d’une prise de conscience... Je pense qu’ils gagnent à le savoir. Au bout du compte ce disque c’est plus de quatre-vingt personnes, musiciens, comédiens, auteurs, mais aussi toute une nébuleuse, des gens pour écrire et traduire des textes par exemple, des ingénieurs du son, une véritable petite ruche. L’occasion pour des gens d’esthétiques, de courants différents, de se rencontrer, de converser, de partager une même manière de faire... De par la nature même du projet, un certain sens des responsabilités, de l’engagement était comme naturel. Même quand les gens ne savaient pas ce qu’ils allaient faire en entrant en studio, ils ont été précis et concis. Cette distance si à la mode aujourd’hui qui est souvent une manière commode et élégante de ne pas s’y mettre n’aurait pas fonctionné - ça serait tombé à côté ou à-plat ou en retard... parce qu’il y avait ce mouvement, ce geste, il fallait bouger avec. Le mouvement n’est pas esthétique. Il est pratique : c’est dans « comment on fait les choses » qu’on peut se reconnaître, « comment on vit les choses », plus que dans les choses telles qu’elles sont... C’est ça le point de convergence du collectif. S’il y a une constante dans la démarche de nato c’est son peu de fidélité à une esthétique particulière même si le label a su au fil du temps se forger une image, ou plutôt un esprit propre. Et chaque nouveau projet tend à se libèrer encore davantage de toute pré-conception esthétique. L’impor-tant c’est de savoir comment maintenir ou développer une idée révolutionnaire dans la musique, pas du tout au travers d’une démarche engagée, militante, de manière réductrice. Il n’y a pas une forme musicale qui réflèterait l’anarchisme plus qu’une autre par exemple. Dans ce disque on trouve différentes sortes de jazz, des improvisations libres, des chansons traditionnelles, pop, du flamenco, de la musique arabe, etc. Ce n’est pas un disque particulièrement violent par ailleurs. Il y a beaucoup de mélodies... C’est plus réellement sauvage que forcément sauvage... Toutes ces musiques tiennent compte d’une réalité, d’un contexte, qui a aucun moment ne doit limiter leur portée.

réseaux

C’est la première fois que je ne suis pas pressé de me relancer dans un nouveau projet. J’ai envie d’aller au bout d’une certaine aventure avec ce disque - s’occuper différemment de la distribution par exemple. Parce que d’abord c’est un collectif : où le ranger ? dans quel bac ? Vrai question... Et puis c’est un kaléiodoscope de genres, de styles. Tout ça n’est pas bien repérable : jazz, musique du monde, du quater-naire ? Pour qu’il ne finisse pas de façon absurde dans les « divers » des rayons X de tel ou tel magasin, il faut l’empêcher de finir... Il nous faut sortir d’une certaine passi-vité. On fait un disque, on a du mal à le diffuser et on est malheureux... Il faut aller toucher les gens, aller les chercher, les voir. Il faudrait s’associer entre éditeurs de livre et éditeurs de musique par exemple, ce disque sur Durruti appelle un livre à ses côtés. Il faut arrêter d’avoir peur les uns des autres, c’est le principal obstacle. Mais tous ces liens transversaux, interdisciplinaires ne sont pas du tout encouragés, bien au contraire. Toutes les pratiques sélectives, ségregationnistes, qu’on retrouve du marketing dans les maisons de disque à la distribution dans les grands magasins, ce n’est rien d’autre que de la censure, le reflet de l’état policé de notre société. Il faut vraiment se battre contre les préjugés - il faut se battre tout court... Un distributeur compétent (Harmonia Mundi) s’occupe de la diffusion de Buenaventura Durruti dans les points de ventes habituels (disquaires, etc.) mais même mené avec un certain brio, ce n’est pas suffisant du fait des politiques de plus en plus aculturées et néo-libérales des grandes chaînes. Pour toucher d’autres gens potentiellement intéressés par ce disque, nous allons aller voir ailleurs et diffuser nous-même ce disque dans toutes sortes d’endroits. Personne, au sens économique du terme, ne va remplacer le distributeur. Le travail, lui, sera plus important mais finalement moins pénible que de se miner pendant des heures en attendant le résultat... Ça va être très expérimental tout ça.

produire : inventer, résister...

Si je travaille à perte ce n’est pas par plaisir. Je ne suis pas le producteur tel que le définit Godard, qui jouit de s’endetter. Ça ne me rends pas du tout heureux de m’endetter, de moins en moins... Un disque comme celui-là coûte environ 200 000 francs. Pour tout régler, il faudrait en vendre entre 4 000 et 8 000 (selon les prix pratiqués). Un disque de jazz qui se vend bien aujourd’hui c’est 2 000 exemplaires... Il y a une question vitale, c’est l’équilibrage par rapport aux sommes investies. Sur chaque disque, il nous revient 26,90 francs environ avec lesquels il faut payer production (studios, musiciens, voyages et frais divers), réalisation des livrets, loyer, téléphone, poste, promotion, thé, etc. - tout à l’exception des frais de duplication. 26,90 francs, c’est évidemment peu sur les 18O francs que va débourser l’acheteur. On ne peut guère abaisser ces coûts sauf à réduire les intermédiaires, ce qui est évidemment exclu dans le cadre de la diffusion « traditionnelle ». En expérimentant d’autres circuits, nous pouvons apporter un complément à cette diffusion (en réduisant l’aspect intermédiaire et donc le coût final). Ce n’est pas un choix, ou alors un choix de guerre ! Ce qui nous intéresse n’est pas de savoir comment placer des produits dans un système de marché, que nous rejetons, mais comment au travers de ce marché réorganisé de manière sans cesse plus autoritaire (l’autorité de l’argent !) et exclusive (éliminer tout ce qui gêne et n’est pas conforme !), comment continuer à diffuser de la musique (comme un des derniers moyens de communication, de pensée et de relations entre les êtres). Il serait bon de parvenir à faire de ce disque une opération simple, que ce ne soit pas un désastre, que ça ne génère pas de dettes. Réussir ça modestement, toucher une sorte de point d’équilibre... En somme c’est un disque simplement ambitieux...