chapitre I : les armoires volantes

Les grandes bibliothèques yiddish d’Europe ont été victimes des autodafés nazis. Tout un pan de la culture yiddish, celui des livres, de la littérature, a failli disparaître à jamais. Voilà pourquoi il convient de commencer cette histoire de résistance par l’histoire d’une bibliothèque, la Bibliothèque Medem.

LE SANCTUAIRE

« On dit que les Juifs sont le peuple du Livre. Nous, nous étions plutôt le peuple des livres. C’était le culte de la culture. »
Jacqueline Gluckstein

En 1928, ils sont sept immigrants — tous militants bundistes arrivés d’Europe orientale — à créer la Bibliothèque Nomberg de l’association Medem [1]. Parmi eux, un seul, Meïr Mendelsohn, a fait des études. Les autres - Yitzhok Blumenstein, Haïm Golub, Leyb Tabatchnik, Avrom Zusman, Eli Shvirinski et David Leiber — sont ouvriers ou artisans. La bibliothèque est publique et gratuite, et fonctionne quand les gens ne travaillent pas, le soir et le samedi après-midi.

Gilles Rozier, actuel directeur du lieu : « Ce sont les souvenirs de Kiwe Vaisbrot, gardien de la mémoire de la bibliothèque ; il est aujourd’hui âgé de plus de quatre-vingt dix ans. Une soirée de bienfaisance est organisée afin d’ouvrir une nouvelle bibliothèque bundiste. Des écrivains de renom — David Einhorn, Sholem Asch, Zalman Shneour — y participent. Les fonds récoltés iront à la bibliothèque ; il s’agit de se procurer les premiers livres et surtout les fameuses armoires, achetées au Bazar de l’Hôtel de Ville voisin. Les armoires dans lesquelles sera trimbalée, au cours des premières années, la bibliothèque. Lors de cette soirée, Sholem Asch offre deux cents livres et trois cents autres sont donnés par Baruch Charney Vladeck, alors directeur du grand quotidien yiddish américainForverts. Dans les années qui suivent, de nouveaux dons parviennent à la bibliothèque, surtout en provenance d’Amérique et de Pologne.

La Bibliothèque Medem abrite alors les grands textes de la littérature yiddish, des ouvrages européens ou américains traduits en yiddish et une importante littérature politique, d’inspiration franchement socialiste bundiste. Il faut savoir qu’alors Paris compte une bibliothèque yiddish communiste, une bibliothèque yiddish sioniste, et que, suivant son inclination politique, on fréquente l’une ou l’autre. »

BIBLIOTHEQUE EN RESISTANCE

Jacqueline Gluckstein, présidente du Centre culturel Vladimir Medem, raconte le sauvetage in extremis de la Bibliothèque Medem dans le Paris occupé de 1942.

Jacqueline Gluckstein : « C’est l’une des premières choses qu’ont faites les émigrants juifs de Pologne, d’Ukraine, de Russie : ouvrir une bibliothèque destinée aux ouvriers et artisans. Il n’était pas pensable pour eux de ne pas disposer de livres. Dans les années trente, la Bibliothèque Medem c’est d’abord une, puis plusieurs armoires trimbalées de café en café. Il est difficile d’en retracer le parcours complet. Les armoires se sont promenées de l’arrière-salle d’un café au 50 de la rue des Francs-Bourgeois au 5 de l’avenue de la République, puis au 110 de la rue Vieille-du-Temple. C’est là qu’elles se trouvent quand la guerre éclate. Les militants bundistes restés à Paris poursuivent d’une manière ou d’une autre leur activité dans la clandestinité, par exemple la fabrication de faux papiers qui ont permis à des enfants de passer en Suisse. La plupart de ces actions sont menées individuellement, l’organisation n’ayant plus d’existence légale et redoutant les réunions secrètes. Une souricière avait fait tomber un certain nombre de nos camarades à Lyon. L’appartement de la rue Vieille-du-Temple, transformé en quartier général de la section française du Bund, jouxte un dispensaire qui continue à fonctionner, puis qui, une fois fermé, poursuit une activité clandestine pour venir en aide aux Juifs dispersés et cachés un peu partout dans la capitale. Il y a parmi ceux qui s’occupent de ce dispensaire, Nathan Schachnowski, un Juif d’origine polonaise qui a épousé une Allemande pure souche. Cette femme de caractère s’occupe de la cantine du dispensaire.

Une première fois, les Allemands passent rue Vieille-du-Temple et cherchent à savoir ce que contiennent les fameuses armoires. Madame Schachnowski parvient à les éloigner à la force d’une impeccable autorité exprimée en allemand. Ils partent, mais nous savons alors qu’ils vont revenir. Avec la complicité du concierge du 110, M. Rozier, les livres sont emballés dans des caisses et discrètement descendus dans les caves. C’est là qu’ils passent la guerre et c’est comme cela qu’ils ont été sauvés. Il y a maintenant dans la Bibliothèque Medem une plaque qui rend hommage au couple Schachnowski et à M. Rozier qui, à eux trois, sauvèrent le fonds original de la bibliothèque. Voilà pourquoi nous avons toujours fait attention à cette bibliothèque. Quelles que soient les époques, il y a toujours eu des bénévoles qui sont venus y consacrer un peu ou beaucoup de leur temps. »

3 000 livres échappent alors à la destruction. Paris est libéré le 25 août 1944. Le 4 octobre de la même année, le quotidien bundiste Notre Voix paraît à nouveau. Son édition du 7 octobre annonce la réouverture imminente de la bibliothèque, qui est effective le 14 octobre. Sur les sept fondateurs, deux — Leyb Tabatchnik et Eli Shvirinski — ont été assassinés par les nazis.

MEDEM AUJOURD’HUI

« Comme beaucoup de gens, j’aime les livres. Mais mon rêve n’était pas de devenir bibliothécaire. D’ailleurs je passe moins de temps à être bibliothécaire qu’à faire beaucoup d’autres choses. Parce que Medem n’est pas seulement une bibliothèque, c’est un lieu où l’on fait en sorte que la culture yiddish reste une culture vivante. »
Gilles Rozier

À 35 ans, Gilles Rozier est le gardien atypique de la Bibliothèque Medem. Il est surtout un passionné très conscient d’entretenir l’héritage d’une culture et d’une histoire menacées. Diplômé de l’ESSEC, il entame une carrière conforme à sa formation. Parallèlement, il s’intéresse assez brusquement et radicalement au judaïsme et apprend le yiddish à l’université hébraïque de Jérusalem alors qu’il effectue sa coopération en Israël. De retour à Paris, il suit les séminaires de Rachel Ertel et Yitzhok Niborski à l’Université de Paris VII et soutient une thèse sur les écrivains de la revue Yung-yidish installée à Lodz avant la Seconde Guerre mondiale.

Gilles Rozier : « Après l’ESSEC, je vivais avec la conviction que ma vie était ailleurs », convient-il. Le jour où Yitzhok Niborski exprime le désir d’abandonner la direction de la Bibliothèque Medem, Gilles Rozier franchit le pas et devient « naturellement » son nouveau directeur. « La décision fut difficile à prendre parce que je ne savais pas ce sur quoi cette mission déboucherait à terme. Aujourd’hui, je dirige la bibliothèque à deux tiers de temps, j’enseigne le yiddish au centre Medem et suis chargé de cours à l’université. Je suis devenu un professionnel de la culture yiddish... »

Après-guerre, la bibliothèque du Bund est rebaptisée Medem-Bibliotek baym Arbeter-Ring — la Bibliothèque Medem du Cercle des travailleurs. En 1965, elle compte 10 000 ouvrages et s’installe dans ses locaux actuels au 52 rue René Boulanger, à deux pas de la place de la République. En 1979, un jeune chercheur né à Buenos Aires, Yitzhok Niborski découvre la Bibliothèque Medem dont il est chargé d’établir le catalogue. Gilles Rozier lui succède et prend part à l’acquisition de nouveaux fonds.

« Il y a toujours eu des dons privés. Ces trente dernières années, ce sont surtout les dons qui émanent d’héritiers ne parlant plus le yiddish. Il y a aussi des acquisitions régulières avec les propres fonds de la bibliothèque. Ce fonds s’est finalement constitué de manière très disparate. Aujourd’hui, la Bibliothèque Medem a récupéré une partie importante des fonds de toutes les bibliothèques yiddish de Paris — elles étaient six à Paris avant-guerre. Alors qu’au départ, il s’agissait d’une bibliothèque teintée de bundisme, elle est aujourd’hui la première bibliothèque privée yiddish d’Europe. Les communistes nous ont légué des publications que la bibliothèque n’avait jamais acquises, les sionistes également. Prochainement ce sera un fonds religieux. »

DE LA DIFFICULTE DE FAIRE TABLE RASE...

« Il n’est pas toujours évident de récupérer les fonds de bibliothèques qui ferment. Et puis c’est un syndrome juif... Tous commencent par déclarer qu’ils ne légueront rien aux héritiers du Bund ! Avec l’ancienne bibliothèque communiste yiddish de Paris, les choses étaient compliquées. Depuis la fin de la guerre, les communistes se sont toujours violemment heurtés aux bundistes. Vu de l’extérieur, quand on ne connaît pas le ferment de la culture yiddish, on trouverait naturel que la bibliothèque communiste soit récupérée par la Bibliothèque Medem. Mais, dans les faits, il n’en va pas de même. Il y a eu des fortes résistances de vieux communistes pour que leur bibliothèque n’arrive pas ici. En conséquence, le fonds a explosé de manière anarchique entre le Centre de Documentation Juive Contemporaine, l’Alliance israélite universelle, la Bibliothèque Nationale et la Bibliothèque Medem. Quand une bibliothèque ferme, cela se passe dans l’urgence, il faut tout d’un coup débarrasser le plancher. »

... OU LA LIQUIDATION SOVIETIQUE DU YIDDISH

« Dans les années vingt, les Juifs communistes occupent le terrain en France. Entre 1948 et 1956, il y a des luttes extrêmement violentes en France entre bundistes et communistes qui correspondent à l’époque où la culture yiddish est liquidée en Union Soviétique. Les bundistes et les sionistes dénoncent cette liquidation, alors que les Juifs communistes prétendent que tout est faux, qu’il s’agit de propagande bourgeoise, que la culture yiddish n’est pas liquidée, mais assimilée à la culture soviétique.

Dans les faits, il y a une terrible politique de répression. En une seule nuit, le 12 août 1952, c’est toute l’intelligentsia yiddish qui est liquidée. Cela avait débuté en 1948 par l’assassinat de Simon Mikhoels, grand acteur yiddish, président du comité antifasciste juif pendant la guerre et figure de proue du judaïsme soviétique. Jusqu’à la publication du rapport Khrouchtchev, les communistes juifs français réfutent tout cela en bloc alors que les témoignages se multiplient. Cette histoire datant d’un demi-siècle a laissé des traces profondes entre bundistes et communistes, d’où le refus de voir une bibliothèque communiste tomber entre les mains du Cercle Amical bundiste. »

BIBLIOTHEQUE POPULAIRE, BIBLIOTHEQUE DE RECHERCHES, EDITION

« Aujourd’hui, la culture yiddish intéresse davantage la communauté scientifique. Et si nous sommes attachés à rester une bibliothèque populaire où l’on peut emprunter des livres, ce qui n’est pas courant, notre vocation est de plus en plus d’accueillir des chercheurs. Concilier les deux vocations n’est pas évident. La bibliothèque s’est également lancée dans la publication d’ouvrages didactiques : livres d’apprentissage du yiddish, dictionnaires comme le dictionnaire yiddish-français sous la direction de Yitzhok Niborski. »

CIRCULATION

« Nous avons des échanges avec des bibliothèques étrangères : celle de l’université d’Harvard, avec la bibliothèque du YIVO [2] de New York qui est le grand centre d’études yiddish américain, avec la Bibliothèque du Congrès. Une autre activité du Centre est d’envoyer gratuitement des ouvrages dans les bibliothèques yiddish renaissantes d’Europe orientale. Il est regrettable de ne pouvoir consacrer du temps à la recherche d’écrits en yiddish. Notre retard, ne serait-ce que dans le catalogage de nos propres ouvrages, est trop grand. La Bibliothèque Medem compte aujourd’hui entre 20 et 30 000 ouvrages alors que la totalité des ouvrages parus en yiddish est estimée par le YIVO à 40 000 livres. »

Post-scriptum

Bibliothèque Medem. 52 rue René Boulanger, 75010 Paris.
E-mail : medem@club-internet.fr
Site internet : http://www.col.fr/yiddish/

Notes

[1Wladimir Medem fut l’un des théoriciens du Bund au début du XXe siècle.

[2Institute for Jewish Research