Vacarme 07 / Vacarme 07

«  Bien sûr, ce n’est pas le mur que je trouerai avec mon front, si, réellement, je n’ai pas assez de force pour le trouer, mais le seul fait qu’il soit un mur et que je sois trop faible n’est pas une raison pour que je me soumette.  »
– F. Dostoïevski

Ce fut une nuit de trépignements et de sauts sur place. Une nuit à se déchirer les vêtements, le visage, à se percher sur l’appui de sa fenêtre pour hululer à l’aise, pour grincer des dents, des ongles, des vertèbres. Une nuit à décoller la moquette et à glisser la tête dessous, à pleurer d’énervement. Une nuit à chercher des appuis, à ne pas les trouver, tant chacun se voyait jeté seul dans sa rage. Une nuit à marcher en plein milieu de la rue, à se faire écraser puisqu’écrasés, nous l’étions déjà, comme des mouches au coin du pare-brise, comme purée dans une écuelle, à la cantine. Ils avaient recommencé.

Difficile de dater cette nuit. Était-ce le soir où six députés de gauche assistèrent à la première lecture du projet Chevènement sur les étrangers ? Était-ce cet automne, quand guère plus de nos représentants laissèrent pérorer la droite, et rejeter le PACS ? Est-ce un peu plus tard, quand la gauche finit par mal voter ce projet, et nous dit que nous devrions être contents, parce qu’à celui qui n’a rien, il est interdit de ne pas aimer la merde ? Est-ce le fantôme annonciateur d’autres moments encore, d’autres rages à venir ? Oui sans doute. C’est chaque fois la même chose, mais on ne peut s’y faire.

Voilà l’énigme : que l’on ne puisse s’y faire. D’autres s’y font, plus malins ou plus sombres. Les uns, avertis, plissent les yeux : « Que croyez-vous ? Quelle faiblesse, quelle piété vous fait encore rechercher, entre gauche et droite parlementaires, une distinction quelconque ? Quel aveuglement vous empêche de reconnaître, ici comme là, le jeu d’une social-démocratie ordonnée aux exigences du capitalisme mondial, de l’Empire ? » Les autres, vieillis, ruminent : « On ne se laissera plus avoir. En vous laissant avoir, vous cautionnez une politique qui compte sur vous, au dernier moment, pour abjurer vos serments d’ivrognes et les reconduire au pouvoir ». La gauche, ainsi, a ses athées et ses apostats. Nous faisons figure, nous, de croyants dérisoires.

Disons les choses crûment. Nous sommes tout bonnement incapables de renoncer à considérer que ces gens nous représentent. C’est une étrange idée, à tous égards irrationnelle : ni les démentis cinglants que lui inflige la réalité, ni la critique philosophique que tout le XXe siècle a opposée à la notion même de représentation ne suffisent à l’abolir totalement. Notre naïveté, en l’affaire, est d’autant plus énigmatique que la pratique militante des gens que nous aimons, des groupes qui nous intéressent, n’est pas celle de la représentation, mais celle, toute machiavélique, du rapport de forces, du lobbying, de la méfiance. Jouer l’opinion contre les politiques, l’exécutif contre les juges, etc., mais ne pas hésiter, au moment opportun, à faire l’inverse. Everything goes. Pourquoi, alors, user encore du pieux vocable de « gauche » pour les désigner, eux et nous, comme si nous ne faisions qu’un ?

En fait, nous sommes superstitieux. Nous attendons la gauche non comme le Messie, mais comme on jette du sel par-dessus son épaule. Nous sommes des ânes — mais à tout prendre, nous souhaitons le rester. D’abord, parce que ce retour éternel de cette illusion, de cette foi en la représentation, nous permet de souffrir de courtes amertumes : ce n’est pas rien de n’être pas longtemps amers. Ensuite, parce que la politique n’est pas seulement affaire de sagesse ou de lucidité, parce qu’elle est tout autant chose obtuse, imaginaire. Oui, tout est bien rapport de forces, et les forces ne sont pas de notre côté. Mais cette pensée, qui pourrait être joyeuse, est désespérante pour qui ne s’est pas encore élevé au point de vue du sage. Elle est incompréhensible pour qui a justement besoin, dans sa vie et dans son parcours, d’un peu de politique pour se donner de la force, d’un peu de force pour faire de la politique. Bourdieu aura beau dire : la connaissance de la nécessité n’est pas d’elle-même libératrice. Elle suppose que l’on puisse l’endurer. Et si nous le pouvions, nous ne ferions pas de politique.

C’est pourquoi, somme toute, ce fond de bête croyance sur lequel s’enlève, quand même, un peu de notre intelligence tactique, ne nous rend pas trop malheureux. Nous ne voulons pas comprendre que la gauche n’est pas la gauche. Nous n’entendons pas les phrases à double entente : nous n’entendons que d’une oreille, et il faut parler fort. S’il fallait, pour achever le ridicule, un petit Jésus à notre croyance, ce serait John Mohune, le gosse qui, dans Moonfleet, est lâché au milieu des contrebandiers, mais les rappelle à leurs promesses. De lui, Jacques Rancière écrit : « Aux paroles qui disent de ne pas croire aux paroles, il oppose la surdité tranquille des gestes qui entendent et n’entendent pas, des gestes qui disent une autre vérité des mots. « Que veux-tu que je fasse de toi : un gentilhomme comme moi ? », demande le gentilhomme brigand. Et les brigands, qui savent, de s’esclaffer. L’enfant, lui, ne parle ni ne rit. Il regarde, il salue, il sourit. Il accepte de tout son corps cette promesse pour rire, c’est-à-dire qu’il en fait une vraie promesse. » (Trafic n°14)

D’un sens, nous sommes restés très jeunes.