Vacarme 07 / chroniques

la vie rêvée des jambes nous deux

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L’histoire est simple et laisse rêveur. En décembre 1878, le magazine La Nature publie une série de planches du photographe britannique Eadweard Muybridge représentant, entre autres, les différentes étapes de la course d’un cheval au galop.

Nous savons que la rétine humaine est incapable de décomposer ce mouvement trop rapide et, jusqu’alors, le peintre représentait systématiquement l’allure du galop, antérieurs et postérieurs parallèles, comme ici dans ce tableau de George Stubbs, datant de 1793 : « Despite Stubbs best efforts, the artistic convention cannot produce a realistic result. » [Malgré les efforts de Stubbs, les conventions artistiques sont telles qu’aucun résultat réaliste n’est possible]. [1]

Si jusqu’alors la peinture ne peut dans ce domaine produire de « realistic result », la photographie repousse à son tour les frontières du visible en dévoilant ses propres limites.

Degas a probablement assisté à la conférence donnée par Muybridge dans l’atelier du peintre Ernest Meissonier en novembre 1881. Il fera par la suite référence à cette époque en ces termes : « Or, si je connaissais alors assez bien — la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite —, s’il m’arrivait assez fréquemment de l’enfourcher, si je distinguais sans trop de peine un pur-sang d’avec un demi-sang [...], j’ignorais du tout au tout le mécanisme de ses mouvements. » [2]

Il se sert alors de ces découvertes pour exécuter une série de chevaux en cire qui lui serviront à leur tour de référence pour des peintures postérieures. Comment comprendre, plus d’une dizaine d’années plus tard, la peinture du jockey blessé ? Le cheval s’y trouve à nouveau suspendu dans une attitude déjà considérée comme obsolète. Cette peinture se situe entre deux mondes. Elle se réfère, d’une part, à une série de deux toiles plus anciennes, datées des années 1870, appelées « scène de steeple-chase », que Degas souhaitait retravailler ; et, d’autre part, elle annonce déjà la vision « hallucinée » des derniers pastels datant des années 1910.

Le tableau du jockey blessé,grave, dénudé, sans effet de réel, m’est toujours apparu comme « à part » dans l’œuvre de Degas, parce que « faux » et pathétique, délivré d’un souci de réalité optique pour offrir une vérité d’un autre ordre. Il y a toujours eu chez Degas une manière de tordre les espaces et les corps en les inscrivant dans un effet perspectif. Dans cette œuvre il ne reste presque plus rien pour évoquer les trois, ni même les quatre dimensions : elles sont ramenées à celles du plan de la toile. De sorte qu’il est impossible de savoir si le cheval saute l’obstacle constitué par le jockey ou s’il se trouve placé à côté de lui.

Je les vois tous deux plutôt « suspendus » dans la couleur, le cheval coiffant d’une grande arabesque le corps étendu du cavalier qui malgré ce que laisse entendre le titre, semble victime d’une chute fatale.

Post-scriptum

Grégoire Hespel est peintre, vit et travaille à Paris. Aucune actualité d’exposition ne le fait s’exprimer sur ces images aujourd’hui, mais son travail présent s’inspire largement de certaines planches de Muybridge.

Notes

[1Commentaire de Venetia Morrison in The Art of George Stubbs, Headline Book Publishing, PLC, 1989.

[2Conversations avec le journaliste Thiebault-Sisson, 1897 in Degas, Henri Loyrette, Découvertes Gallimard, Paris 1988.