nouvelles pratiques, nouvelles demandes

que sait la police ?

par

Depuis le XIXe siècle, la sécurité n’est pas seulement objet de souci, ou affaire de force : elle s’inscrit dans le champ d’un savoir qui prétend à la fois établir ses modalités et justifier son exercice. Mais comment ce savoir est-il produit, et à quoi sert-il ?

Les interventions du secrétaire perpétuel de l’Académie française Maurice Druon ne rencontrent pas l’écho qu’elles méritent. M. Druon avait pourtant, un jour, manifesté au président de l’Assemblée nationale, dans les colonnes du Figaro, un rappel à l’ordre lexical à valoir sur la représentation nationale. Le terme « dangerosité » était l’objet de son ire. La désinence « -ité » est abusive, disait-il avec raison, lorsque la langue française se trouve riche de l’harmonieux « danger », qui désigne ce que le terme hérétique entend reprendre à son compte : ces situations, ces lieux, ces personnes productrices d’agressions non encore commises, menaces qui pèsent sur chacun.

Mais voilà, la désinence incriminée a pour elle qu’elle fait science et qu’elle rend bien compte que l’on désigne des processus, des actes qui ne sont pas encore visibles, qui sont en germe, qui mûrissent sur des terres de mauvaise réputation. C’est le trait fondamental du discours sécuritaire. Il est un discours qui combat l’irrationnel (la peur), qui vise le potentiel (l’acte pas encore commis, la menace), et qui est exposé sur un mode scientifique. Par essence, il n’est pas un discours sur la punition, qui vise l’acte déjà commis. Le savoir judiciaire considère l’acte commis, le savoir sécuritaire embrasse ce qui n’est pas encore, mais qui fait déjà peur. Aussi, et c’est cette ambition aporétique qui est la garantie de son succès, ce savoir veut une analyse scientifique de ce qui peut survenir et n’a pas peur de dessiner les lois de ce qui n’est pas encore.

Cartographie du crime

Le savoir sécuritaire s’est développé dans le creuset de la statistique descriptive (soit « eugénique », soit « hygiéniste ») du XIXe siècle, qui avait inventé « l’écart type » et la « loi de distribution des erreurs ». La « dangerosité », précisément, est l’écart par rapport à la moyenne puis, très vite, la déviance par rapport à la norme. Enrichi par la psychologie, le savoir sécuritaire consacre ses objets de prédilection : la personnalité délinquante, le sujet à risques, la graine d’apache, le criminel-né, le multi-récidiviste, le meneur, sources de corruption du corps social. La cartographie a plus tard permis les représentations spatiales du crime et de la délinquance, puis des peurs et des « demandes sécuritaires ». Le savoir sécuritaire reste aujourd’hui articulé principalement autour de ces schémas d’analyse : écart-type, personnalités à risques, géographie du crime et des peurs.

Ce savoir n’est pas produit par des statisticiens professionnels, mais par des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. Il est produit par la « po-lice scientifique », qui entreprend le repérage scientifique des populations à l’écart, susceptibles de déviances. La Préfecture de police, à Paris, excelle dans cette mission et a créé les premiers services d’empreintes digitales, l’archivage des fiches individuelles de délinquants constatés et de personnes à risques, le « bertillonnage » et l’identification anthropométrique, et leurs catalogues, parfois gigantesques, de personnes dangereuses. Le savoir sécuritaire porte en lui le fantasme d’une omniscience, depuis ce projet de loi d’un député du Nord, en 1887, visant la création pour tous les habitants, d’un « casier civil », jusqu’aux treize millions de feuillets du Livre national argentin, qui recensait toutes les empreintes digitales des administrés, ou bien le fameux Fichier juif français de l’hiver 1940-41.

C’est donc sa seconde propriété : plus que tout autre, le savoir sécuritaire n’aurait pu être produit sans la spécialisation accrue des institutions de l’État. À l’inverse, les milices municipales américaines ne voulaient pas de ce savoir et préféraient le lynchage au petit bonheur plutôt que la police administrative. L’autonomie des services en charge de l’ordre public crée ce savoir, qui devient ressource de légitimation : l’autonomie devient, grâce à la production de ce savoir, professionnalisation. De là son exceptionnelle résistance : car sa contradiction intrinsèque - produire un savoir positif sur ce qui est encore virtuel - se voit assumée et défendue par la police, en charge de faire de ce savoir un savoir-faire.

Du producteur au consommateur

En ce domaine, la connaissance n’a de sens que si elle sert la formation et guide l’intervention. Des instituts de recherche se sont développés en France qui ouvrent des pistes concurrentes de connaissance sur la sécurité ou la peur. Ces pistes sont des chemins buissonniers que, de temps à autres, les policiers observent entre ennui poli et tendresse sincère. Le savoir sécuritaire a été et reste produit par les policiers, avec l’appoint de scientifiques ou de clercs, pour la préservation de l’ordre public, c’est-à-dire de la capacité pour tous de jouir de la sûreté et, au besoin, de la liberté civique. Aujourd’hui, des institutions politiquement puissantes produisent ce savoir particulier, lieu d’échanges avec des professionnels du savoir scientifique, du savoir en général.

On peut dresser une topographie rapide de ces lieux de production du savoir sécuritaire. Ce sont d’abord des centres de recherche et de formation : aux États-Unis, le National Center of Justice et les innombrables revues policières (notamment le FBI Law Enforcement Bulletin). En Grande-Bretagne, le Scarman Center et le Home Office Research Unit. En France, le plus modeste Institut des hautes études de la sécurité intérieure (lire plus loin). En Europe, Europol, dans le monde (anglo-saxon), l’Association internationale des chefs de police... Sans compter les multiples instances internationales « d’observation », comme l’Office international pour le
contrôle des stupéfiants (ONU), retraite dorée pour policiers de haut rang, producteurs de « rapports », relayés par une presse française jamais suffisamment curieuse pour lire les CV des auteurs, et risquer une évaluation de la qualité scientifique de telles productions.

Dans tous ces lieux, les « intervenants » (policiers) choisissent ceux qu’ils consultent, les rémunèrent (fort bien), mais savent ce qu’ils intégreront à leur savoir-faire. La recherche en sciences sociales s’est développée au point que les acteurs de la sécurité peuvent faire leur marché (et financer, pour prestige et par curiosité, les travaux « inutiles »). Des notions telles celles de « police communautaire » ont ainsi un droit de cité, dans ces instituts, de bien brève durée par rapport à celles de « prévention situationnelle » ou de « tolérance zéro ».

Il faut donc se garder des effets de mode. L’essentiel du savoir sécuritaire reste produit dans les institutions policières et par les policiers, sans l’appoint des professionnels du savoir. Les Renseignements généraux ont pour mission de mieux connaître les « risques » : ce sont les premiers producteurs de savoir,
parfois très élaboré, comme cette géographie nationale des quartiers sensibles mise au point par le commissaire Lucienne Bui Trong. Mais chaque service dispose de son centre de recherche, de ses notes, bulletins de liaison ou d’information, de ses revues. L’Office central de répression du trafic de stupéfiants emploie une cinquantaine de fonctionnaires à la production d’information, notamment en direction du ministère de l’Intérieur. On comprend que les rapports universitaires sur la drogue n’affectent que peu la police . Le savoir sécuritaire circule principalement en circuit fermé du producteur policier au consommateur policier.

Connaissance de la peur

Voilà qui laisse se dessiner un autre attribut du savoir sécuritaire. Il ne se borne pas à remédier à ce qui est (l’infraction), mais aspire à redonner, dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre pratique, tout ce qui maintenant ou demain fait peur. Or les peurs enferment une part d’irrationnel ; cela n’échappe pas au savoir sécuritaire qui cherche aujourd’hui à identifier et absorber les tracs de l’existence ordinaire, les accrocs de la socialité urbaine, les « incivilités » et les désordres du quotidien (graffitis, tags, fenêtres cassées). Le savoir sécuritaire ne se fait pas loi : l’entreprise de codification des micro-déviances ne peut être assumée par le législateur. Ce sont les acteurs de la sécurité publique (ou de la sécurité intérieure) qui les définissent au sein des institutions que nous présentons (le savoir) et sur le terrain de l’intervention (le savoir-faire). Le savoir sécuritaire ainsi n’est pas de l’ordre de la loi, ou seulement marginalement. Articulé par la police, il existe dans les mille et un mouvements du social, son horizon normatif n’est donc pas la légalité, mais le désordre des activités sociales qu’il entreprend de traduire en « besoins » (de sécurité) ou en « demande » (sécuritaire).

Le savoir sécuritaire a pour dernière propriété d’épouser la notion de police administrative, apparue à la fin du XIXe siècle, qui permet à l’État d’intervenir de manière préventive, avant l’infraction, afin d’éviter l’acte offensant la liberté ou la propriété. Alors qu’il prétend parler de la société civile, des individus aux prises avec leurs peurs et leurs voisins, il offre à
l’État la justification scientifique de son emprise
sur la société, il élargit l’espace de légitimation non pas d’un régime arbitraire, non pas d’un régime répressif, mais d’un régime de sollicitude infinie,
où peu à peu la moindre injure à la tranquillité est l’objet de l’intervention de la puissance publique. L’effet majeur en est l’empire croissant d’une appréhension policière du social, condition, si l’on en croit le savoir sécuritaire, de la vie commune dans les sociétés contemporaines.