Vacarme 07 / chroniques

intersignes : le dernier jour

par

À la fin du siècle dernier, Anatole Le Braz a recueilli une multitude de témoignages en Armor et en Argoat sur le thème de la mort, des noyés, des revenants, des villes englouties, du peuple des âmes et de la figure de l’Ankou, l’ouvrier de la mort. Ces récits, fidèlement traduits du breton en français par l’auteur, ont donné lieu à un livre intitulé La légende de la mort [1].

Le premier chapitre de cette œuvre est consacré aux « intersignes » : ces signes, qui s’adressent rarement à ceux que la mort menace, sont « comme l’ombre projetée en avant de ce qui doit arriver ».

Un matin, Olivier B. se réveilla avec la certitude que son dernier jour était arrivé. Sa première réaction fut de rejeter cette idée, de la nier purement et simplement.

Les traces laissées par un mauvais rêve, se dit-il. Elles ne tarderaient pas à se dissiper avec l’activité de la journée. Bien avant le coucher du soleil, il aurait oublié jusqu’au souvenir de ce réveil embrumé par l’activité nocturne de son cerveau .

Le ciel de novembre était gris, et, par la fenêtre, il vit que ce ciel avait déteint sur tout le paysage. Les arbres étaient gris, les maisons l’étaient aussi, et l’herbe, et les feuilles de vigne que le froid avait rougies.

Il se leva, enfila un peignoir en éponge, et descendit dans la cuisine.

Tandis que l’eau frissonnait dans la bouilloire, il fit quelques mouvements de gymnastique ainsi que le lui avait conseillé son kinésithérapeute.

En tee-shirt et caleçon, il s’allongea, tendit les jambes à la verticale pour étirer le dos et les membres postérieurs. Ensuite il prit la position du chat. Inspire, gros dos. Expire, dos creusé.

Il allait se lancer dans un équilibre sur la tête pour oxygéner la matière dite grise de son cerveau quand le téléphone sonna. Il jeta un coup d’œil sur sa montre. Qui pouvait l’appeler à cette heure-ci ?

Il se releva et saisit l’appareil mobile posé sur son socle.
— Allô, dit-il au combiné, d’une voix encore brouillée par le sommeil.
— Vous avez bien compris ?
— Qui est à l’appareil ?

Il y eut des grésillements puis à nouveau la voix désincarnée.

— Vous avez bien compris, ce n’est pas compliqué.

Il tenait toujours l’appareil collé à son oreille quand il y eut un clic à l’autre bout. La communication avait été coupée ou le correspondant avait raccroché.

Une erreur, c’était idiot. Une voix parmi les milliards de voix qui lançaient des messages sur les ondes et qui avait atterri là par hasard.

Il fit passer le café, — il avait en horreur le chuintement des cafetières électriques — jeta deux tranches de pain dans le grille-pain, prépara les cachets multicolores près du bol. Son cocktail jeunesse. Une combinaison de vitamines et d’oligo-éléments qui assurait aux cellules de son corps les aliments qui leur étaient nécessaires pour être pleinement opérationnelles.

— Pourquoi s’échiner à avaler ces trucs  ?, dit-il à voix haute.

Décidément, il fallait qu’il se reprenne.

Le café était bon, le pain grillé à point, c’était agréable d’être là, attablé devant le bol fumant, dans le silence du matin.

Il avala son petit déjeuner, puis remonta l’escalier.

Une douche et il serait un homme neuf.

Sous l’eau chaude, il essaya de se remémorer son rêve. Car il avait rêvé, il en était sûr.

Mais, comme d’habitude, il ne lui restait de la nuit que des débris épars, pas assez nombreux pour en reconstituer la trame.

Souvent, une image restait plantée en lui, unique, grotesque, inavouable, sans qu’il puisse lui attribuer un sens. Il se dépêchait alors de la laisser sur le bord de sa mémoire.

Il se savonna soigneusement, hésita à se mouiller les cheveux.

Penser à acheter du shampooing. Le ravitaillement à Univers. Le plein d’essence à faire par la même occasion. Il allait dresser une liste des courses pour ne rien oublier. Quand il allait à Univers, il s’arrangeait toujours pour que ça ne lui prenne que trente minutes, montre en main. Il évitait les heures de pointe, garait sa voiture le plus près possible des caddies, choisissait une file où la caissière était rapide. La petite rousse du fond. Assez mignonne.

Mais fallait-il y aller aujourd’hui ? On était mercredi. Il y aurait des enfants qui chahuteraient dans les travées et des mères qui les houspilleraient . Ça lui serrait le cœur, ces scènes sous la lumière terne des néons. Ces femmes en colère, les cheveux en bataille, qui n’avaient plus aucune réserve de patience à accorder à leur progéniture. Elles étaient à bout de nerf, à bout de tout. Et pourtant, au lieu d’aller marcher au bord de la mer — comme lui-même le ferait pour se calmer —, elles se précipitaient sur leurs caddies, répétaient en famille la même scène dramatique qui se terminait invariablement par des cris et des pleurs.

Mieux valait attendre demain. D’ailleurs ses cheveux n’étaient pas si sales que ça, ils tiendraient bien un jour de plus.

Oui, il ne prendrait pas la voiture aujourd’hui.

Il irait à pieds au labo, ça lui ferait faire une demi-heure de marche.

Comme tout le monde, il avait besoin d’exercice. Les vies trop sédentaires sont à l’origine de toutes sortes de maladies, c’était bien connu.

Il sortit de la douche en frissonnant. Le radiateur était à fond mais cette pièce était inchauffable. Une humidité glacée semblait suinter des murs, même au cœur de l’été. Un comble pour une salle de bain.

Un coup d’œil au réveil. C’était bon, il était dans les temps.

Chaussettes, caleçon, pantalon de velours, chemise en toile de jean bleu, pull gris anthracite, celui acheté à Londres avec Emma. Puis à nouveau devant la glace.

Merde, les dents. Il allait oublier les dents.

Passer le peigne, dans les cheveux, dans la barbe.

Emma n’aimait pas ce geste, le peigne dans la barbe. Elle trouvait ça sale. Pourtant, il faut bien que la barbe soit correcte, elle aussi, sinon, ça fait vite négligé, une barbe.

Emma serait-elle finalement partie s’il s’était rasé ?

C’était un détail, cette histoire de pilosité, mais Olivier B. ne pouvait s’empêchait de penser qu’elle avait joué un rôle dans la décision d’Emma. D’ailleurs, lorsqu’ils s’étaient rencontrés, il était glabre. Il avait dû se raser la barbe suite à une bizarre réaction cutanée qui avait enflammé la partie basse de son visage. Le dermatologue avait conclu à une forme rare de mycose et, même après que sa peau eut retrouvé un aspect normal, il avait pendant un temps conservé l’habitude du rasage matinal.

Il pensa au dégoût qu’Emma avait manifesté la dernière fois qu’il avait voulu faire l’amour avec elle. Le lendemain, elle avait rassemblé ses affaires — tout tenait dans une valise — et elle avait pris le premier train vers Rennes.

Plutôt bonne tête ce matin. Un peu pâle peut-être. Couve quelque chose ? La radio a annoncé une épidémie de grippe.

De retour au rez-de-chaussée, Olivier B. sortit pour ouvrir les volets de la maison, pavillon aux normes bretonnes dans un gentil lotissement blotti entre deux départementales. Le mer était toute proche et il pouvait entendre son souffle lent quand elle montait. Il avait alors l’image d’un immense organisme vivant qui soupirait lourdement à chaque vague comme à la suite d’un effort infini.

L’odeur aussi était là, plus ou moins intense selon les saisons et la direction du vent. Une odeur organique, celle des algues qui tapissaient la plage et les rochers qui l’entouraient. Mais à force de baigner quotidiennement dans cette atmosphère, il ne la sentait plus.

Emma avait tout de suite détesté cette odeur. Elle évoquait pour elle une odeur corporelle, quelque chose d’un peu sale, qu’un bon savon fait disparaître.

De retour à l’intérieur, il vérifia le contenu de la serviette en cuir qui le suivait depuis la fac, enfila un duffle-coat et s’arrêta quelques instants devant la porte.

Il n’oubliait rien ? Il pointa la check-list mentale. Non.

Un brouillard immobile avait pris possession du ciel. Au-delà d’une centaine de mètres, il noyait le paysage dans un néant floconneux. Olivier B. se mit en route.

J’aurais dû mettre un pull de plus, pensa-t-il. Le thermomètre descend encore.

Dehors, il ne rencontra personne. Les gens devaient rester calfeutrés chez eux en attendant que le temps se lève, et ceux qui travaillaient prenaient forcément leur voiture.

Il quitta le lotissement pour une zone indéfinie où les champs dépareillés cédaient de temps à autre la place à des maisons plus vastes, entourées de jardins savamment plantés. Puis ce fut la rase campagne.

Il fouillait l’intérieur de ses poches à la recherche d’un mouchoir quand une lumière bleutée attira son attention un peu plus loin sur la route. Il scruta l’horizon. La lumière bleue clignotait. Au fur et à mesure qu’il avançait, la vision se précisait. Bientôt il distingua nettement une ambulance arrêtée sur le bord du trottoir et des ombres s’agitant au milieu de la route. Il pressa le pas. Arrivé à quelques mètres de la voiture, un break immaculé, il eut l’impression que son cœur battait anormalement vite et il se força à respirer doucement pour calmer son essoufflement.

Un homme était allongé sur l’asphalte. Il avait les yeux fermés et un teint qui paraissait terreux dans la lumière opaque de ce matin brumeux.

Il devait avoir à peu près le même âge que lui.

L’air grave des infirmiers lui sembla de mauvaise augure.

Avec des gestes précis, l’un administrait dans le bras de l’homme une injection, tandis que l’autre lui tenait le poignet en regardant sa montre. Ils avaient l’air tellement concentré qu’Olivier B. n’osa pas leur adresser la parole. Puis celui qui prenait le pouls secoua la tête en regardant son collègue. Celui-ci se pencha sur la poitrine de l’homme comme pour écouter les battements du cœur. Le visage du gisant semblait insensible à toute l’agitation dont il était l’objet.

Au bout d’un moment, l’autre infirmier se releva et revint avec un brancard sur lequel ils installèrent l’homme.

Olivier B. eut l’impression que tout cela signifiait que cet homme était mort, là sous ses yeux, et que personne n’avait rien pu faire pour lui. Il contourna plus largement que cela était nécessaire la zone occupée par l’ambulance. Si ça continuait, il allait être en retard au labo.

Il était reparti d’un bon pas quand il entendit le ronronnement du moteur derrière lui. L’ambulance avançait doucement. Elle le dépassa puis elle s’arrêta à nouveau à quelques mètres devant lui.

Notes

[1Éditions COOP BREIZH/ Jeanne Lafitte - 1994.