Vacarme 49 / Jack Goody

La matière des idées entretien avec Jack Goody

Si on avait oublié que l’objet de l’anthropologie, c’est l’homme, l’œuvre de Jack Goody est là pour le rappeler. Des alphabets aux fleurs, de la cuisine à la famille, des religions aux renaissances (son objet du moment), ses travaux impressionnent par l’ampleur et par le style. Visée théorique générale, érudition universelle, comparaisons grand angle (Europe, Afrique, Inde, Chine, Proche et Moyen-Orient), mises en relation tous azimuts (ce que l’amour des bouquets doit à l’invention de la charrue, Euclide à celle de l’écriture, l’Occident à l’Islam – ne lui en déplaise –, etc.) : ce matin-là à Bouzigues, le village de l’Hérault où il réside lors de ses séjours en France, nous avions un peu l’impression de manger des croissants avec Marcel Mauss.

Si Goody n’avait pas de sérieuses réserves envers Mauss, à ses yeux coupable, comme bien d’autres anthropologues, d’avoir tracé un Grand Partage entre l’Occident et le reste du monde, la comparaison ne serait pas tout à fait absurde. De la même manière que Mauss a sidéré son monde, un beau jour, en rassemblant sous la catégorie « techniques du corps » tout un ensemble d’observations éparses, éclairant du même coup ce que le social fait au corps et le corps au social, Goody a stupéfait ses lecteurs en rapprochant, lui aussi, deux termes dont l’entrechoc n’a pas fini de produire des étincelles : « technologie de l’intellect ». C’est ainsi qu’il propose de considérer l’écriture, cet art graphique du langage dont l’invention, il y a 5000 ans, a bouleversé le cours de l’aventure humaine.

La pensée, activité purement idéale ? L’écriture, simple notation de la parole ? Loin de là. D’une part, comme n’importe quelle autre pratique, la nage ou la guerre, le sexe ou la chasse, la pensée en passe par des techniques ; d’autre part, en tant qu’outil de la pensée, l’écriture a des effets d’une puissance sans pareil. Des effets cognitifs, évidemment : écrire, c’est compiler, compiler permet de comparer, comparer invite à mesurer, dans la mesure s’élaborent des formes de raisonnement abstrait. Mais aussi des effets sociaux et politiques : forte de ses performances scientifiques et artistiques, la « raison graphique » subordonne la pensée orale, et avec elle les sociétés et les classes qui ne maîtrisent pas l’écriture – l’immense majorité des hommes jusque très récemment.

Depuis, Jack Goody a diversifié ses objets. Mais sa conception de l’écriture trace une ligne qui parcourt tout son travail : d’un côté, combat pied à pied contre l’ethnocentrisme, d’un livre à l’autre (non, l’Occident n’a pas inventé l’amour porté aux enfants, non, il n’est pas le seul à avoir connu une Renaissance) ; de l’autre, refus d’un relativisme qui nie les plus beaux progrès de l’humanité : à l’échelle macro-historique comme dans l’histoire d’une vie, l’invention, l’apprentissage et la maîtrise de certaines techniques, l’écriture en premier lieu, cela change tout. Égalité des intelligences, différences d’outillage : voilà l’universalisme goodien.

On sent venir l’objection. De ses sympathies communistes d’antan, Jack Goody n’aurait-il pas gardé un vieux fond techniciste ? Chercher à montrer ce que les activités humaines, jusqu’aux plus spirituelles, doivent à des technologies, fussent-elles de l’intellect, n’est-ce pas aussi réducteur que résumer la féodalité à ses moulins ou coupler les Soviets à l’électricité ? N’y a-t-il pas, chez Goody, un déterminisme ? C’est tout le contraire. Souligner l’importance des techniques, c’est dire nos facultés d’apprentissage, nos accroissements d’aptitude, nos capacités créatives : ouvert sur une politique de l’empowerment, le savoir de Goody est un matérialisme gai.

L’écriture doit être considérée, dites-vous, comme une « technologie de l’intellect ». Si cette manière de voir est aussi stimulante, c’est peut-être parce qu’elle vient pincer un certain orgueil de la pensée : outillée, et en partie façonnée par les outils qu’elle emploie, l’intelligence n’est pas aussi spirituelle, immatérielle, ou idéale qu’elle ne le croit. Pouvez-vous, pour commencer, préciser cette idée, et décrire l’itinéraire intellectuel et biographique qui vous y a conduit ?

Je l’ai élaborée avec mon grand ami Ian Watt, il y a près de cinquante ans. Nous avions suivi des études de littérature anglaise – il s’est illustré par la suite par des travaux sur l’émergence du roman [1] – et pendant la Seconde Guerre mondiale nous avions tous deux fait l’expérience d’une privation d’écriture, fondatrice pour la suite de notre travail. Pour ma part, après m’être évadé d’un camp de prisonniers en Italie, j’avais trouvé refuge pendant plusieurs mois chez des paysans des Abruzzes, sans possibilité de lire ni d’écrire ; j’avais alors pris la mesure de ce que ma vision du monde devait à ma familiarité avec l’écriture. C’est ce lien entre outillage de la pensée et manière de penser qui est en jeu dans la notion de technologie de l’intellect : l’écriture nous permet des opérations cognitives – faire des listes, des tableaux, réexaminer après-coup, etc. – qui nous donnent un surcroît d’efficacité intellectuelle, mais modifient aussi qualitativement notre compréhension du monde. La culture grecque classique, de Platon à Euclide, doit beaucoup par exemple aux formes de pensée induites par l’écriture : c’était l’objet de ce premier article publié avec Watt au début des années 1960, sur une sollicitation de l’historien canadien Eric Havelock [2].

En avançant cette idée, nous nous opposions à la séparation entre sciences et arts, artificielle au regard, justement, de leur dette commune envers l’écriture. Mais aussi à une thèse héritée de l’anthropologie traditionnelle, confortée par (et confortable pour) le colonialisme, qui voudrait qu’il y ait d’un côté des sociétés primitives, de l’autre des sociétés avancées, la différence s’expliquant par des mentalités spécifiques – prélogique là-bas, rationnelle ici. Intellectuellement et politiquement, il nous semblait important de montrer au contraire que les « mentalités » ne sont pas des caractéristiques innées, mais des plis de pensée façonnés par l’usage d’un certain outillage. Il n’y a pas de primitifs, inaptes au changement : il y a des différences d’équipement technique ; or une technique cela s’apprend.

Mais nos premiers travaux étaient encore trop ethnocentriques. Comme ceux d’Havelock, ils donnaient un privilège épistémologique indu à une forme d’écriture, l’alphabet grec, tenu pour la césure majeure dans l’histoire de la pensée humaine, et sous-estimaient l’importance, par exemple, des alphabets sémitiques ou des idéogrammes chinois. De fait, l’exemple de la Chine m’a beaucoup apporté. Les travaux classiques, à l’époque, étaient ceux de Joseph Needham, à la fois biochimiste, historien, chrétien et marxiste [3]. Il traçait, lui aussi, une frontière culturelle massive entre deux types de mentalités, l’explication causale des phénomènes naturels tentée par les Grecs et la « pensée coordinative et associative » des Chinois. Mais dès qu’on mène la comparaison sur le plan des technologies de l’intellect, cette frontière ne tient plus : les Pythagoriciens, avec leurs tétraèdres, tout comme les Chinois, avec leurs horoscopes, se livrent à une manipulation graphique des concepts. Ce sont entre des techniques de pensée impliquant dans les deux cas l’écriture, et non entre des mentalités, qu’il faut chercher des différences.

Où les trouve-t-on ?

Prenez deux signes écrits, un mot en français, un idéogramme chinois [4]. Dans un système alphabétique, le signe écrit renvoie à des sons : b-a, ba. C’est ce qu’on appelle une écriture phonétique. Dans le cas des idéogrammes, il renvoie non pas à un son, mais à une idée ou à une chose. C’est aussi le cas des hiéroglyphes égyptiens : tel dessin désigne un chat, tel autre l’amour, etc. On voit bien l’avantage d’un système phonétique : dans l’alphabet latin, il suffit d’apprendre vingt-six signes pour former tous les mots possibles ; avec des idéogrammes, pour posséder un vocabulaire équivalent, il faut maîtriser une quantité considérable de signes. C’est la raison pour laquelle l’alphabet est considéré comme la forme d’écriture la plus rationnelle et la plus avancée, logiquement et historiquement. La plus démocratique aussi : Lénine plaidait pour une conversion de la Chine à l’alphabet. Or ce n’est pas si simple. Certes, en Asie de l’Est, il faut connaître environ six mille caractères pour entrer à l’université, ce qui dissuade plus d’un étudiant potentiel. Mais en tant que technologie de l’intellect, les idéogrammes ont certains avantages. D’une part, ils peuvent s’apprendre un par un : on n’est pas obligé de connaître tout le système des signes et les règles de leur combinaison, comme c’est le cas pour l’alphabet ; tout le monde, même sans scolarisation, peut donc être un peu lecteur. D’autre part, une écriture comme l’écriture chinoise, contrairement à l’écriture phonétique, n’est plus associée à une langue particulière. Tout comme le chiffre 1 désigne le même nombre partout dans le monde, qu’on le prononce one ou un, la communication écrite devient possible entre locuteurs de langues différentes. Je l’ai vu en Chine : une personne de Pékin peut se faire comprendre d’une autre de Canton en dessinant un signe dans sa main, alors même qu’elles ne parlent pas la même langue. On comprend qu’un type d’écriture puisse faciliter l’unification d’un empire. Il y a quelques années, lors d’un colloque au Japon, des amis chinois nous raillaient, nous les Européens, si fiers de notre écriture alphabétique : « Vous voulez un marché unique ? Un espace politique commun ? Passez aux idéogrammes ! » C’est cela une technologie de l’intellect : une opération cognitive qui a des effets cognitifs bien sûr, mais aussi sociaux – un accès plus ou moins large aux élites diplômées, par exemple – et souvent politiques.

Vous écrivez : « Je m’intéresse au pouvoir des mots, c’est-à-dire au pouvoir que l’écriture donne aux cultures qui la possèdent, et à certains groupes au sein d’une société donnée ». Et vous ajoutez : « y compris à des groupes dominés ». Politiquement, l’écriture serait donc un outil à deux manches, fournissant à la fois aux dominants de quoi dominer, et aux dominés de quoi s’affranchir ?

Certainement. Quand entre deux sociétés ou au sein de l’une la maîtrise de l’écriture [5] est inégalement répartie, l’écriture donne du pouvoir, et ne pas la maîtriser fragilise. J’en ai par exemple été témoin au Nord-Ghana – où j’ai travaillé cinq ans, de manière discontinue, à partir de 1949 – au moment de la mise en place d’un cadastre. La culture du riz était en train de se mécaniser, les agriculteurs avaient besoin de prêts pour acheter du matériel, les prêteurs voulaient que les terres servent de garanties. Il a donc fallu cadastrer les terres, c’est-à-dire leur assigner un propriétaire par écrit. Les droits de propriété, jusqu’alors collectifs et réglés par des interactions orales, se concentrèrent ainsi sur une seule personne, à l’exclusion des autres membres de la famille : on assista à une expropriation du même ordre que celle provoquée par l’enclosure des terres communes en Europe occidentale, lorsque la loi écrite supprima les droits d’usage, largement oraux.

L’écriture a pu servir d’instrument d’asservissement, très littéralement. Je pense à ce papier que l’on remettait aux esclaves africains la veille de leur embarquement pour le Brésil, portant leur nom chrétien. Plus généralement, l’écriture est une pièce centrale dans l’attirail du gouvernement. Elle est au cœur de l’activité bureaucratique : édicter un décret, établir un budget, réaliser un recensement, exiger le port d’un livret de travail ou d’une pièce d’identité, sont des techniques scripturaires. Elle est aussi à la pointe de toutes les expansions impériales, européennes ou asiatiques : la première chose que les Chinois ont faite quand ils ont conquis le Vietnam a été d’introduire leur écriture, et les écoles qui permettraient de l’apprendre, pour que nul n’ignore leur loi.

Mais plus fondamentalement encore, l’écriture induit une structure sociale. Je ne pense pas seulement à ces professions qui tirent avantage d’un accès privilégié, sinon exclusif, à la lecture et à l’écriture, tels les scribes, prêtres, clercs, etc. Je pense aussi à ce fait massif : pendant 5000 ans, depuis l’apparition de l’écriture quelque part au Proche-Orient jusqu’à une période très récente, l’histoire sociale de l’humanité a été celle de la domination politique, économique, culturelle, d’une minorité de lettrés sur une majorité de non-lettrés. Ce n’est pas tant que les uns ont accès, grâce à la maîtrise de l’écriture, à des ressources dont les autres seraient privés, en particulier au savoir. Non plus qu’une petite caste exerce, par l’écrit, une dictature féroce sur la multitude. C’est que la culture écrite, bien que minoritaire, influe sur la culture populaire, même lorsque celle-ci reste orale. Dans le Londres du xvie siècle, le peuple illettré assistait aux représentations du théâtre élisabéthain. Sa conduite morale et ses pensées étaient surplombées par une religion du Livre. Ses activités de production glissaient vers une économie fondée sur des écritures comptables – le capitalisme naissant. L’écriture s’immisçait dans sa vie de multiples manières, et en infléchissait le cours sans même qu’il sache lire.

La preuve la plus forte, sans doute, du pouvoir que donne l’écriture, est l’attrait qu’elle exerce sur ceux qui n’y ont pas accès. Au Nord-Ghana, dans de nombreux rites, un livre intervient, auquel on prête un pouvoir puissant : un homme peut devenir fou à l’approcher de trop près. Aux États-Unis, Frederick Douglass, le célèbre abolitionniste, ancien esclave lui-même, considérait expressément la maîtrise de l’écriture comme un moyen de libération des Noirs. On peut contester cette révérence pour l’écrit chez ceux qui en subissent le pouvoir. On peut vouloir au contraire desserrer son hégémonie, à l’école notamment, et donner davantage d’importance aux réalisations orales, ne serait-ce que pour éviter certaines formes d’aversion à l’écriture, lourdes de conséquences personnelles et politiques. Je l’ai publiquement plaidé. Il n’en reste pas moins que la maîtrise de l’écriture émancipe. Dire qu’elle donne du pouvoir, ce n’est pas la réduire à un instrument d’oppression.

De fait, vous décrivez avec précision le rôle qu’a pu jouer l’écriture dans les soulèvements d’esclaves, au Brésil en particulier. Or vous montrez que ce n’est pas seulement le contenu des écrits qui fournit une arme aux insurgés, mais le fait même qu’il s’agisse d’écrits.

Toussaint-Louverture, le chef des Jacobins noirs, ces esclaves haïtiens qui ont pris les armes contre les Blancs en 1791, maîtrisait l’écriture : il avait lu le livre abolitionniste de l’abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements & du commerce des Européens dans les deux Indes. On sait aussi que les leaders de toutes les grandes insurrections américaines – celles que menèrent Gabriel Prosser en 1800, Denmark Vesey en 1822, Nat Turner en 1831 – avaient appris à lire et à écrire. De même, les organisateurs de la révolte de Bahia, au Brésil, en 1835, étaient des musulmans lettrés, plus à l’aise avec l’écriture que la très grande majorité des colons blancs. Mais là encore, ce qui prouve le plus clairement que l’écriture a donné de la force aux insurgés, c’est la réaction de ceux qui en ont subi les effets : à la suite de la révolte de 1835, les Blancs renvoient en Afrique les Noirs affranchis qui savent lire et écrire.

Reste à comprendre de quelle manière l’écriture a imprimé sa marque sur ces soulèvements. Elle a certes permis aux insurgés d’accéder à des textes dont le contenu leur a fourni un support idéologique : les Lumières pour Toussaint-Louverture, l’islam pour les insurgés de Bahia. Mais ce ne fut pas son seul rôle, ni le principal. Quand on examine de près les sources disponibles sur la révolte brésilienne, on voit qu’elle a été servie par l’écriture de trois autres manières. Tout d’abord, très prosaïquement, elle a permis aux émeutiers de s’organiser d’une manière dont la sophistication est relevée par tous les observateurs : des billets servaient à transmettre des instructions, à planifier des incendies simultanés, à fixer des rendez-vous – on est bien du côté de la technicité de l’écriture, des savoir-faire qu’elle transmet, des capacités qu’elle accroît. Ensuite, les insurgés se sont servis des pouvoirs magico-religieux prêtés au livre : ils cousaient des sourates du Coran dans leur manteau pour se protéger des balles et se donner du courage. Mais l’islam a un autre avantage en termes de mobilisation collective, lié à son statut de religion écrite davantage qu’à ses préceptes eux-mêmes : écrit, donc détaché de ses conditions d’énonciation, donc universaliste, il a la capacité de traverser les appartenances tribales, ce qui contribue à l’unité des insurgés. Le contraste est grand entre la série d’insurrections qui secoue Bahia entre 1807 et 1835 et la rareté des révoltes d’esclaves non musulmans en Afrique occidentale, divisés par des affiliations ethniques résiduelles, exploitées par les maîtres.

Aujourd’hui on voit monter en puissance une nouvelle technologie de l’information, internet. Y a-t-il là un nouvel outillage de l’intellect, susceptible de produire des effets nouveaux ? Ou plus simplement une extension des savoir-faire associés à l’écriture, comme le fut en son temps l’imprimerie ?

Les nouvelles technologies électroniques peuvent impressionner. Je me souviens d’un voyage dans le Sichuan, en Chine, il y a quelques années, où j’ai d’abord été stupéfait. Pour moi, le Sichuan était la région du thé : une industrie, au point qu’il y a encore peu de temps, la brique de thé servait de monnaie. Mais, à l’exception de quelques maisons de thé, tout dans les villes avait été détruit pour ériger d’immenses boîtes de béton. À l’université, les étudiants communiquaient en pianotant sur des ordinateurs ou des téléphones portables ; tous avaient des machines. Les grands magasins présentaient en vitrine des machines vendues dix fois moins chères qu’ici, et proposaient toutes les nouvelles technologies. Ce transfert de technologie, certes, était radicalement nouveau. Mais d’un autre côté, un outil se substituait simplement à un autre pour réaliser des fonctions analogues, comme ce fut le cas fréquemment dans le passé, en Europe notamment, où les choses ont aussi pu aller très vite – lors du développement de la lecture populaire au XVIIIe siècle par exemple.

Quant à internet spécifiquement, je suis toujours surpris, quand je demande à mon assistant de faire une recherche, par la pertinence des résultats. Les quelques pages sélectionnées sont toujours passionnantes, souvent imprévues, et je ne peux pas m’empêcher de les lire. L’efficacité de l’outil, pour les lettrés qui y recourent, est indubitable. Elle est moins claire pour un ostréiculteur de Bouzigues : tout le monde n’a pas besoin de trouver des articles scientifiques en ligne, ou n’a pas de goût pour le type de compétence requis par ces recherches. Pour coopérer, s’organiser, internet n’est pas indispensable, l’écriture apprise à l’école suffit. On peut la compléter avec le maniement d’un clavier d’ordinateur, mais je ne suis pas sûr que nous ayons affaire à un changement de régime dans la maîtrise de l’écriture. Nous sommes toujours dans l’univers de l’écrit dans lequel nous a plongés l’école.

Bien sûr un nouvel outil de communication écrite peut avoir des conséquences surprenantes. Par exemple, chez nous, la machine à écrire a favorisé la transformation du statut des femmes : ma mère a quitté son Écosse natale pour aller travailler à Londres car elle connaissait la dactylographie. Elle n’était pas seule dans ce cas, et on peut mettre en relation l’alphabétisation des femmes, l’apparition de la dactylographie et l’essor du féminisme. Mais ce n’est pas tant la machine à écrire qui a fait la différence, que la scolarisation de masse. C’est cette dernière qui a engendré les vrais changements dans ces pays : la structure fondamentalement orale des sociétés européennes a été profondément modifiée dès lors que la maîtrise de l’écriture devenait accessible aux personnes peu fortunées, aux classes populaires et aux femmes.

Vous montrez que les religions du Livre, en revanche, ont joué un rôle ambivalent.

L’articulation entre écriture, religion et domination est en effet complexe. Dans leurs premiers âges, les écoles étaient très masculines : les enseignants étaient des hommes, les élèves aussi, et de façon plus flagrante encore quand l’éducation était liée à la religion. Dans les religions abrahamiques, l’éducation était totalement dominée par le sexe masculin ; les prêtres étaient des mâles. Dans les premières écoles chrétiennes, seuls des hommes enseignaient la lecture et l’écriture. De même pour les madrasas. Cependant ce privilège du sexe masculin n’a pas toujours profité à ses représentants. Pour commencer, quand l’enseignement est centré sur les textes religieux, l’apprentissage de la lecture s’arrête souvent quand les textes sont connus par cœur – cela a valu pour les juifs, les musulmans et aussi les chrétiens. Dans un contexte de maîtrise restreinte de l’écriture, où celle-ci n’est qu’un outil secondaire pour faciliter la transmission orale d’une parole sacrée, son apprentissage ne permet guère de profiter de la créativité qu’elle apporte en d’autres contextes. Par ailleurs, quand la démographie s’en mêle et que des familles éduquées qui n’ont que des filles leur prodiguent une éducation, ces dernières apprennent à lire et à écrire, et finissent par acquérir des savoirs non seulement érudits mais pratiques. Elles sauront parfois tenir des livres de comptes quand les jeunes hommes ne connaissent que le latin ou l’arabe, et ne savent rien d’autre que lire ou interpréter les classiques ou les textes religieux.

De façon générale d’ailleurs, l’écriture et la religion sont en relation paradoxale. D’un côté l’écriture augmente les capacités intellectuelles ; le prosélytisme religieux, lorsqu’il utilise l’écriture pour asseoir son dogme ou simplement se répandre, peut contribuer indirectement à développer l’esprit critique, la maîtrise de l’écriture donnant aussi accès à des oeuvres profanes. De l’autre les religions écrites tendent à produire de l’orthodoxie et à limiter l’usage de l’écriture. Il faut se souvenir des propos du calife Omar, interrogé sur le devenir de la bibliothèque après sa conquête d’Alexandrie en Égypte : « Si ces livres nous disent ce qu’il y a dans le Coran, ils sont inutiles. S’ils disent autre chose, ils sont nuisibles. Dans les deux cas, détruisons-les. » Saint Augustin a tenu des propos similaires au sujet du savoir des Grecs et des Romains.

Il y a donc contradiction, dans le rapport de la religion à l’écriture, entre les effets d’ouverture qu’elle induit en promouvant la maîtrise de l’écriture, et les effets de clôture qu’elle crée en la restreignant aux textes sacrés. Et plus fondamentalement aussi une tension, dans le rapport de l’écriture à l’émancipation intellectuelle, entre un rapport sacré et un rapport profane au texte. Tension qui produit des « renaissances », quand la balance penche dans le sens profane.

La Renaissance, ou plutôt les renaissances : c’est ce sur quoi vous travaillez actuellement. Dans quelle direction ? Quelles sont aujourd’hui vos pistes ?

Je tourne autour de deux idées. Tout d’abord il me semble que les renaissances doivent être comprises comme le mouvement de retour d’une oscillation pendulaire. À certains moments le dogmatisme d’une religion du Livre peut ou doit être contrebalancé par un retour à des savoirs originaux, aux textes considérés comme fondateurs d’une civilisation. Le regard se porte alors sur les origines – c’est l’étymologie du mot re-naissance –, le plus souvent dans un regain de maîtrise de l’écriture : c’est elle qui permet de remonter ce passé à la surface. C’est aussi le moment où le théâtre et la sculpture ont de nouveau droit de cité, après des interdits qui peuvent avoir duré mille ans, comme en Europe. Le livre, de sacré, redevient profane.

Ma seconde idée est que l’Occident n’a pas le monopole des renaissances. La Renaissance européenne a opéré un retour à la tradition intellectuelle des Grecs. Mais ce mouvement n’est pas propre à l’Europe. Les Arabes aussi, par périodes, ont vu le livre redevenir profane. Bagdad a connu au ixe et au xe siècles une période d’intense foisonnement, où la quasi totalité des ouvrages de science disponibles à l’époque furent traduits en arabe – courant qui a gagné ensuite l’Europe via le sud de l’Espagne, et a contribué à « notre » renaissance. Cette renaissance arabe s’est éteinte quand la maîtrise de l’écriture s’est affaiblie et le livre est redevenu sacré. L’Inde et la Chine ont connu elles aussi de « nouvelles naissances ». La Chine, après que le bouddhisme a étendu son emprise – un peu à la façon du catholicisme, même si la référence au texte sacré était plus distanciée –, a connu lors de la dynastie des Sung, aux xie et xiie siècles, un retour au confucianisme, plus laïc, et un fort regain de l’activité intellectuelle et scientifique.

Je ne veux pas minimiser l’ampleur de la Renaissance européenne. Mais les théories européocentriques qui en découlent ne tiennent pas. Marx et Weber ont présenté l’histoire de l’Europe comme un phénomène linéaire, à la fois original et déterminant, seul capable d’expliquer notre succès dans les sciences et les techniques : l’enchaînement d’un Moyen Âge féodal avec une Renaissance, suivie d’un capitalisme pur aurait produit ce « Grand Partage » qui a distingué l’Europe du reste du monde, et les sociétés modernes des sociétés primitives. Ces analyses sont démenties aujourd’hui par l’histoire. Elles sont datées pour commencer : elles pouvaient valoir au XIXe siècle, quand l’Europe était au sommet de sa puissance et l’Asie au plus bas, et à condition de ne regarder ni autour de l’Europe, ni avant cette période. Il est difficile par ailleurs de dire que les Européens ont tout inventé. On reconnaît aujourd’hui que la Chine a été en avance sur l’Europe jusqu’au xvie siècle. À cette période le philosophe Francis Bacon pensait implicitement de même : il considérait que trois grandes inventions avaient changé le monde, la poudre à canon, le compas magnétique et l’imprimerie ; or toutes trois venaient de Chine. Quant à la période qui sépare cette suprématie de la Chine au xvie siècle, de son déclin trois siècles plus tard, il semble que les influences y aient été multiples entre l’Orient et l’Occident, et que l’Est nous ait plus aidés que l’inverse. Voyez le savoir-faire textile : l’histoire lyonnaise de la soie est intimement liée à la ville de Lucques, en Italie. Mais l’art de dévider la soie vient vraisemblablement de Chine. Quand Daniel Bourn, en 1748, fait breveter l’invention d’une machine à carder le coton, on constate qu’elle ressemble étrangement aux machines inventées par les Chinois pour tirer le fil de soie. La thèse d’une avance spécifique de l’Europe, liée à son histoire propre, s’effondre enfin lorsqu’on considère le retour de la Chine sur la scène mondiale : la preuve est faite que nul besoin n’est de passer par les étapes de la Renaissance, du protestantisme et du capitalisme pour s’affirmer économiquement et industriellement. D’une façon générale, je ne crois pas que le capitalisme (comme le voudraient les théories de Marx), un rapport particulier à la religion (avec Weber) ou des phénomènes démographiques (selon Malthus) puissent expliquer seuls l’évolution des civilisations et de leur rapport aux savoirs. Les relations entre communication et invention jouent tout autant. Le développement du commerce, par exemple, prend souche sur une part d’échanges (d’objets, de savoir-faire, de savoirs) et une part d’activité plus personnelle, faite d’invention et d’ingéniosité technique. La technologie de l’intellect qu’est l’écriture y a d’ailleurs toute son importance.

On retrouve, quand vous vous intéressez à des objets aussi divers que la famille, la cuisine, la culture des fleurs, le même alliage entre ampleur de l’investigation – synchronique et diachronique, à travers l’histoire comme à travers la planète – et attention méticuleuse aux imbrications spécifiques de facteurs religieux, économiques, technologiques, que ces derniers soient matériels ou intellectuels.

Les technologies de l’intellect me passionnent, mais elles ne sont pas seules. La cuisine m’a toujours intéressé. Lévi-Strauss en a parlé, mais son approche était trop abstraite : il ne dit rien de ses conditions économiques. Il faut replacer la cuisine en regard de ses modalités de production d’une part, des systèmes de stratification d’autre part. Dans nos sociétés nous avons des régimes culinaires très différenciés, chaque échelon de la hiérarchie sociale secrète sa propre subculture et avec elle sa cuisine particulière. Mais mon ami Marshall Sahlins avait remarqué qu’à l’inverse, en Afrique noire, la cuisine qu’on vous offrait n’était pas différente selon qu’on se trouve chez un chef ou chez un subalterne. Les variations, si elles existent, porteront sur les quantités : on aura un peu plus de viande, on vous resservira davantage, mais la nature des mets n’est pas fonction du statut hiérarchique du consommateur. Pourquoi les cultures traditionnelles africaines ne connaissent-elles pas cette différenciation, y compris dans les grands États qui ont des structures politiques différenciées ? Que faut-il pour qu’apparaissent une « grande » et une « petite » cuisine ? La comparaison entre les pratiques agricoles et culinaires des zones africaines et eurasiennes m’a conduit à penser que se jouait là une question de surplus : l’agriculture africaine n’a pas produit le type de surplus nécessaire à l’existence d’une cuisine différenciée. En Afrique les cultivateurs ont utilisé très tardivement l’énergie animale pour le travail à la ferme. L’araire n’y est apparue qu’avec les Européens. Ils travaillaient avec la houe plutôt qu’avec la charrue et ne pouvaient labourer par conséquent que des parcelles bien plus petites. C’est une différence de fond entre l’Eurasie et l’Afrique. Là où les sociétés eurasiennes (l’Égypte ancienne, l’Antiquité gréco-romaine, la Chine, l’Inde, le Moyen-Orient, l’Europe occidentale) pratiquaient des formes d’agriculture intensive, utilisaient l’énergie animale par le biais de la charrue, assuraient la régulation de l’eau par des techniques d’irrigation, les sociétés africaines disposaient de moyens beaucoup plus limités. Or avec les spécifications techniques se jouent des spécifications sociales, des différenciations des tâches ; dans la gestion du surplus se jouent des formes d’organisation de la domination. Et ici encore l’écriture joue un rôle déterminant. Les sociétés eurasiennes l’employant à toutes sortes de fins, pratiques, économiques, administratives, son usage vient renforcer l’écart : l’avantage technique s’en trouve potentialisé. Ce n’est pas la surface à cultiver mais la production de surplus qui fait la différence entre la maison d’un chef et d’un roi européen.

La question des fleurs relève elle aussi du surplus. Mais les situations qui m’ont intéressé ici sont celles au contraire où les gens pourraient utiliser des fleurs mais ne le font pas, où des sociétés qui pourraient avoir des fleurs, du théâtre, de la musique, les rejettent ou les bannissent à une période de leur histoire – comme ce fut le cas pour l’Europe au Moyen Âge, dans une parenthèse entre une Antiquité qui chérissait l’horticulture au profit des rituels, des parures et des parfums, et le « retour de la rose » à la Renaissance. Au départ, mon questionnement portait pourtant là encore sur l’Afrique : pourquoi l’Afrique noire n’a-t-elle pas de culture florale ? La réponse est pour une part la même : du fait d’une agriculture moins productive, qui ouvrait peu de perspectives à l’émergence d’une culture du luxe ou d’une horticulture articulée à des pratiques religieuses, à des rituels d’offrande ou au culte du beau, et non plus simplement aux besoins alimentaires de la population. Mais il y a aussi autre chose : non seulement la nature en Afrique noire est moins prodigue en espèces florales que dans d’autres régions du monde, mais la fleur y est considérée comme une prémisse du fruit ou du grain, selon une conception toujours vivante d’ailleurs en Europe, au sujet des arbres fruitiers en particulier : « Si vous voulez jouir du fruit, épargnez la fleur. » J’ai grandi dans un milieu écossais et protestant, où l’idée de couper une branche de pommier en fleurs horrifiait, et où j’entendais dire qu’« au fond, les fleurs sont plutôt des œufs. » Et je me souviens de ma stupéfaction de voir dans le sud de la Chine des gens couper des pêchers, des arbres entiers en pleine floraison, pour décorer les rues et les magasins lors des fêtes du Nouvel An. Non que l’aspiration au beau n’existe pas ici, mais dans cette conception s’exprime une aspiration écologique dans laquelle le sentiment esthétique ne domine plus. Comme les images, les fleurs sont ambivalentes. Elles participent des manières de comprendre et d’agir sur la nature à travers la culture. Mais elles assument aussi un rôle dans la sphère religieuse, comme offrandes aux dieux et aux morts, ou dans les relations de pouvoir. Et elles relèvent d’une culture du goût qui ressort d’un commerce de luxe, avant d’être de masse. À travers elles s’expriment le dilemme de la conciliation des besoins matériels d’une civilisation, et de la sensibilité ou des valeurs qu’elle engendre – débats où là encore l’écriture joue un rôle, lorsqu’elle leur sert de support et en polarise les termes. Comme les images, les fleurs ont été prises dans le double feu de l’iconoclasme et de la critique du luxe et de la richesse. Elles se sont heurtées à la réprobation des philosophes chinois et des stoïciens romains, comme des clercs islamiques ou des réformateurs chrétiens.

Un autre fil semble relier vos travaux. Qu’elle aborde la cuisine, les fleurs, la religion ou l’écriture, votre anthropologie se caractérise par un double refus, dont on sent qu’il est à la fois scientifique, éthique et politique : celui des « théories du Grand Partage » (qui distribuent les cultures entre le simple et le complexe, le chaud et le froid, le primitif et le développé...) et celui du relativisme (pour lequel toutes les cultures se valent).

Ni l’une ni l’autre de ces deux positions n’est tenable. La première parce qu’elle est européocentrique. C’est flagrant chez un certain nombre d’anthropologues classiques, et non des moindres : les différences qu’ils croient identifier entre « eux » et « nous » sont en fait des hiérarchies, en notre faveur. Mais c’est encore tangible chez certains chercheurs contemporains, qui surestiment considérablement l’originalité de l’Occident. Prenons l’idée selon laquelle la famille restreinte, nucléaire, serait une caractéristique de l’Europe, résultant de l’histoire du capitalisme, ou que le sentiment de l’enfance est une notion récente, liée à des mutations historiques spécifiques à l’Occident. Sans doute y a-t-il une part de vrai à cela. Mais les peintures chinoises d’enfants montrent clairement que les Chinois, de longue date, n’ignorent pas le concept d’enfance. Et il suffit de regarder autour de soi : quand je vais au Ghana, en Chine, en Inde, je vois des couples pareils aux nôtres, des familles construites autour d’une cellule nucléaire.

Quant au relativisme, il part d’une méfiance légitime envers toute classification péjorative pour les cultures non occidentales. Mais il partage avec son grand ennemi, l’ethnocentrisme, un même présupposé culturaliste : lui aussi rapporte tout à des cultures spécifiques, même s’il refuse de les hiérarchiser. Ce faisant il refuse d’admettre que les techniques, matérielles ou intellectuelles, ont des exigences et des effets comparables, sinon absolument similaires, quelle que soit la culture qui y recourt : chaque société, groupe ou individu adapte la bicyclette à son propre contexte, soit, mais dans une mesure relative. En négligeant l’accueil que leur a fait l’immense majorité des peuples qui en ont eu l’occasion, le relativisme sous-estime les progrès permis par l’adoption de certaines techniques.

Il me semble que prendre en considération les techniques, en particulier de l’intellect, permet d’échapper à l’alternative entre européocentrisme et relativisme. Il n’y a pas de différence entre les individus quant à leur capacités mentales. On en trouve la preuve dans la transformation quotidienne, en Afrique, d’enfants élevés dans un environnement « tribal » en universitaires, chercheurs ou fonctionnaires. En revanche, il y a des différences de résultats intellectuels, et ceux-ci dépendent très largement de l’outillage cognitif que les sociétés fournissent (ou non) et dont les individus disposent (ou non).

Prenez le Bagré. J’ai passé une pleine année de ma vie à retranscrire et à traduire ce très long mythe des LoDagaa du Nord-Ghana. Il m’a fallu des semaines pour le poser par écrit, des mois pour le traduire. Quand j’en ai entrepris le recueil, à partir de 1950, je pensais qu’il n’y en avait qu’une version. Les gens avec lesquels je travaillais m’avaient dit qu’il était toujours le même ; ils m’en répétaient les premières lignes, qui étaient pratiquement identiques. Mais je disposais d’un magnétophone, outil qui à la différence d’une simple notation écrite, permettait l’enregistrement exact d’une récitation. Je l’ai transcrit avec un ami LoDagaa. Nous avions de la peine à décrypter, il fallut faire de nouveaux enregistrements. C’est alors que j’ai compris qu’il avait des versions différentes. Il était même impressionnant de voir à quel point elles l’étaient : elles ne se distinguaient pas seulement par des détails mineurs mais par des traits structurels majeurs. Les thèmes changeaient de place, leur importance aussi. Dans une version, un dieu unique créait le monde ; dans une autre, c’étaient les hommes, sans aide d’aucune sorte ; dans une troisième, les elfes et les esprits venaient au secours des humains. Ces variations étaient liées sans doute à la longueur du récit : un énoncé aussi long, à la structure par ailleurs assez lâche, ne peut être mémorisé de façon exacte sans version originale à laquelle se confronter. Lorsqu’un récitant ne parvenait pas à se rappeler précisément ce qu’il avait appris, il faisait donc du remplissage, il inventait. Cette découverte fut une révélation pour moi. Mes amis LoDagaa ne répétaient donc pas simplement le même texte au fil du temps, ils n’étaient pas prisonniers d’une sorte de mentalité mythopoïétique ou primitive. Ils exploraient des questions fondamentales, déclinaient diverses solutions plutôt que toujours la même. Leurs variantes n’étaient pas par ailleurs des modulations superficielles du mythe mais significatives, qui permettaient de saisir la façon dont ils pensaient, appréhendaient la vie et la comprenaient. L’envisager me conduisit certes à des désaccords avec mon ami Lévi-Strauss, mais aussi à mesurer toute la mobilité dont étaient capables des individus soi-disant pris dans la fixité d’une tradition. Sauf qu’une fois la religion écrite, les choses se figent. Le mythe une fois fixé, les gens se mirent à juger des nouvelles versions en les comparant à mon texte. Certains signalaient dans « ma » version des oublis ou des erreurs, ou incriminaient le narrateur. D’autres ont simplement perdu le Bagré : parce qu’ils pensaient que la version de Goody, recueillie auprès d’anciens qui avaient acquis le statut d’ancêtres, était la « vraie » version. Le Bagré reste ainsi pour moi emblématique des effets de l’usage d’une technologie de l’intellect. Que s’est-il passé sinon la rencontre entre une pratique cérémonielle (la récitation d’un mythe) et un instrument (un magnétophone) ? Qu’aurais-je pu saisir si je n’avais pas disposé de cet outil, exceptionnel à l’époque ? Une simple contingence avait produit une multiplicité d’effets, de portée à la fois ambivalente et imprévisible. Cette rencontre avait modifié tout à la fois la compréhension d’un phénomène social, et altéré cette pratique sociale elle-même.

Vous-mêmes d’ailleurs, qu’auriez-vous pu faire de cette longue conversation sans les magnétophones qui sont posés sur cette table – sinon la recréer ou en restaurer l’une des versions possibles ?

[quelques livres de Jack Goody]

  • La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Minuit, 1979.
  • Une Récitation du Bagré (avec S.W.D.K. Gandah), Armand Colin, 1980.
  • Cuisines, cuisine et classes, Centre Pompidou, 1985.
  • La Culture des fleurs, Seuil, 1994.
  • L’Orient en Occident, Seuil, 1999.
  • La Famille en Europe, Seuil, 2001.
  • La Peur des représentations, La Découverte, 2003.
  • L’Islam en Europe. Histoire, échanges, conflits, La Découverte, 2004.
  • Pouvoirs et savoirs de l’écrit, La Dispute, 2007.

Notes

[1Ian Watt, The Rise of the Novel : Studies in Defoe, Richardson and Fielding, University of California Press, 1957.

[2Historien de la Grèce classique, engagé à gauche, Eric A. Havelock fut l’une des figures majeures de ce qu’on a appelé « l’école de Toronto ». Sa thèse centrale, formulée à la fin des années 1930, stabilisée dans les années 1960, creusée sans cesse ensuite, est la suivante : il y a une relation intime entre la philosophie platonicienne et le développement de l’écriture (Preface to Plato, 1963).

[3La Science chinoise et l’Occident, Seuil, 1977 (1954).

[4On entend ici « idéogramme » dans un sens générique, sans entrer dans les détails des distinctions – mouvantes d’une définition linguistique à l’autre – entre picto-, idéo- et logogrammes. L’important est l’opposition au système phonétique.

[5En anglais, literacy. Nous traduirons systématiquement par « maîtrise de l’écriture ». La traduction savante habituelle est un néologisme littéral : « littératie ».