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Voter l’état d’urgence, c’est légaliser l’arbitraire

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Le Parlement français a approuvé la prolongation pour trois mois de l’état d’urgence à la suite des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis. D’où procède cet état d’urgence ? D’une loi votée le 3 avril 1955, préparée sous le gouvernement de Pierre Mendès France, mais votée sous le suivant, dirigé par Edgar Faure. Cet état a été en vigueur trois fois durant la guerre d’Algérie : 1955, 1958 au moment de la crise de la IVe République et en 1961 durant le putsch des généraux. Dès le départ, il y a une ambiguïté dans les termes de cette loi : l’état d’urgence est choisi plutôt que l’état de siège, afin de taire l’existence de la guerre d’Algérie mais aussi de nier le statut de combattants aux nationalistes algériens. Cette ambiguïté demeure aujourd’hui.

« La bataille d’Alger »
Gillo Pontecorvo, 1966

« L’état d’urgence est introduit dans le droit français en tant que nouvel état juridique à mi chemin entre le droit commun (qui caractérise la paix) et l’état de siège qui caractérise la guerre  [1] ». Il est étendu aux départements algériens comme à la métropole pour éviter la critique selon laquelle il serait fait un traitement discriminatoire de l’Algérie. Notons que le gouvernement actuel a étendu l’état d’urgence aux départements et territoires d’outre-mer. Cette loi permet au préfet « d’instaurer un couvre-feu, de réglementer la circulation et le séjour dans certaines zones géographiques, de prononcer des interdictions de séjour et des assignations à résidence contre des individus. Il autorise aussi la fermeture de lieux publics, tels que des salles de spectacle, des cafés ou des salles de réunion, l’interdiction de réunions ou rassemblements, la confiscation des armes détenues par des particuliers, le contrôle de la presse, des publications, des émissions de radio ou encore des projections de cinéma et des représentations théâtrales [2]. »

L’état d’urgence est né d’une réflexion menée sous les gouvernements Pierre Mendès France et Edgar Faure. C’est en réalité la synthèse des propositions des inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire en Algérie et de son gouverneur général Jacques Soustelle [3]. La genèse de l’état d’urgence est coloniale. Le but pour le gouvernement Faure est de mater par la force le mouvement nationaliste algérien en sortant la répression de son cadre légal. Contrairement à la séance du 19 novembre 2015, il y a dès l’examen du projet de loi à l’Assemblée de fortes critiques de députés socialistes et communistes, notamment en raison des mesures qui mettent en péril les libertés fondamentales [4]. L’état d’urgence permet d’instaurer le couvre-feu, d’interdire les réunions, de fermer les salles de spectacles ou les cafés, de procéder à des perquisitions de nuit sans contrôle judiciaire, de contrôler la presse, les publications et les émissions de radios. La mesure qui suscita le plus de critiques fut l’assignation à résidence [5]. En effet, l’article 6 de la loi stipule que :

« Le ministre de l’Intérieur dans tous les cas peut prononcer l’assignation à résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret visé à l’article 2 dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics des circonscriptions territoriales visées audit article.

L’assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l’objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération. »

Certains députés ayant connu le régime de Vichy, comme le communiste Pierre Fayet, rappellent que l’assignation à résidence ouvre la voie à la création de camps : « Sous le régime de Vichy, les arrêtés pris pour interner les personnes dans un camp de concentration ne parlaient également que de résidence [6]. » Si le ministre de l’intérieur de l’époque, Maurice Bourgès-Maunoury, les assure que ce ne sera pas le cas, les premiers camps ouvrent en Algérie dès le mois de mai 1955 (cette pratique de l’assignation à résidence est également un héritage de la période coloniale : avant 1944, le gouverneur général d’Algérie pouvait assigner des Arabes à résidence). Mensonge du gouvernement qui contourne facilement les oppositions parlementaires.

Les similitudes avec la situation actuelle ont de quoi faire frémir. En continuité totale avec la guerre d’indépendance algérienne, l’idée a été soulevée dès samedi 14 novembre 2015 par Laurent Wauquiez, Nicolas Sarkozy et Marine le Pen, proposant de créer des camps d’internement pour les citoyens français ayant une fiche S [7]. Un projet qui n’a pour l’instant pas été enterré par François Hollande et Manuel Valls, mais soumis au Conseil d’Etat. Plus inquiétant encore est le projet de loi sur l’état d’urgence déposé jeudi 19 novembre à l’Assemblée nationale sans aucune concertation ni temps de débat. Il va plus loin encore dans la dénomination de ceux qui pourraient être assignés à résidence :

« Le régime des assignations à résidence est modernisé et élargi à toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public. »

Ceci va plus loin puisqu’on passe de la notion « d’activité » dans la loi de 1955 à celle de « comportement », bien plus floue. Ceci signifie donc que toute une gamme de personnes peuvent être assignées à résidence, pourquoi pas des opposants à la COP 21, en passant par les récents squatteurs du quartier des Moulins à Lille, qui ont connu une descente du RAID mardi 17 novembre au matin afin d’évacuer le squat ! On sait que l’état d’urgence a servi dès 1955 à interner des milliers d’Algériens, à saisir des journaux, à perquisitionner, à établir des couvre-feux [8]. Et si aujourd’hui la création de camps pour des citoyens français est interdite par la loi, rien n’interdit leur possible création suite à la multiplication des assignations à résidence, comme ce fut le cas durant la guerre d’Algérie [9].

Une des conséquences majeures de l’état d’urgence durant la guerre d’Algérie fut que l’encadrement des forces de police par la loi et les magistrats devint très difficile. Dès 1955, il permit notamment aux policiers d’user de violences illégales contre les Algériens suspectés de sympathies nationalistes. C’est l’habitus de la répression coloniale contre les Algériens qui explique, entre autres, le déchainement de violence dans les rues de Paris en 1961 [10]. Comment ne pas faire le parallèle avec la situation actuelle ? Car ceux qui sont visés par la police comme de supposés « terroristes » sont, dans la mentalité policière, « arabes » ou « noirs ». Les contrôles au faciès étant déjà une règle dans la police française, quelle sera l’étape suivante si la police dispose de tous les pouvoirs d’arrêter, interroger et assigner à résidence des individus suspectés pour leur couleur de peau  [11] ? Comment ne pas voir dans la décision du gouvernement d’autoriser le port des armes en dehors du service pour les fonctionnaires de police, le danger d’abus et de violences policières parallèles ? Et que dire de la création encore floue d’une garde nationale composée de réservistes ou de la possibilité d’étendre les pouvoirs de police à la police municipale ? Ces corps moins professionnalisés, qui dans le cas de la police municipale sont dirigés localement par le maire, peuvent être plus violents. Dans les communes dirigées par des maires d’extrême-droite, on imagine le pire. A Charonne, ce sont les compagnies d’intervention issues de la police municipale parisienne qui seront les principaux auteurs du massacre [12].

On peut imaginer aujourd’hui une gradation des mesures répressives car, d’après le gouvernement, le plafond n’est pas atteint. Dans un premier temps, il est prévu d’ici trois mois d’inscrire l’état d’urgence auprès de l’état de siège dans la Constitution (article 36), ce qui donnerait plus de marge à l’exécutif, et permettrait de contourner d’éventuelles oppositions parlementaires. Et ensuite ? On sait que ces mesures ont été totalement inefficaces et surtout meurtrières pendant la guerre d’Algérie (rappelons aussi que le contexte était différent, notamment parce que les élites politiques de la France de la IVe République ne pouvaient ou ne voulaient pas reconnaître le caractère légitime et inéluctable de l’indépendance algérienne).

Dans le contexte actuel, on peut donc s’attendre à une fuite en avant, à plus ou moins court terme, à cause d’un nouvel attentat ou de l’élection d’un nouveau gouvernement encore plus à droite en 2017. Le 16 mars 1956, le socialiste Guy Mollet, soutenu par François Mitterrand (ministre de la justice) et Bourgès-Manoury (ministre de l’intérieur) fit voter la loi dite des pouvoirs spéciaux. Cette loi autorisait les camps d’internement pour les assignés à résidence et la traduction sans délai d’un individu devant la justice (qui est alors militaire) [13]. Ces pouvoirs spéciaux donnaient aussi des pouvoirs de police aux militaires, notamment les pouvoirs d’arrêter, d’interner et d’interroger des suspects. Ces pouvoirs furent l’origine de la généralisation de la torture et des exécutions sommaires en Algérie mais aussi en France.

L’état d’urgence est bien un dispositif qui permet de sortir du droit commun et d’organiser un contrôle radical et disciplinaire des populations. C’est aussi une mise au pas des contestataires de tout type. A l’heure où l’armée française intensifie la guerre en Syrie, il serait impossible de manifester contre les opérations militaires en cours. Enfin, on constate que l’état d’urgence permet d’anesthésier les luttes actuelles, comme celle des migrants à Paris. Les migrants en lutte depuis des mois pour obtenir des lieux d’hébergement et des titres de séjour se sont vu interdire par la Préfecture de se réunir à la Gare du Nord le 14 novembre mais aussi le 22 novembre. Le déploiement de l’armée dans les banlieues a déjà commencé, notamment à Saint-Denis durant l’opération du 15 novembre. Des soldats ont obligé, sous la menace de leur mitraillettes, de jeunes hommes (arabes est-il nécessaire de le rappeler) à s’arrêter dans la rue, s’agenouiller et soulever leur vêtement pour montrer qu’ils ne portaient pas de gilets explosifs. Comment ne pas penser au comportement des forces de l’ordre durant la bataille d’Alger (1957) ?

En 1984, l’état d’urgence fut décrété en Nouvelle-Calédonie pour combattre la lutte des indépendantistes kanaks. En 2005, l’état d’urgence a été prononcé dans le cadre des émeutes des banlieues, se traduisant par l’instauration d’un couvre-feu dans certaines communes et l’arrestation de 3 000 personnes pour plus de 500 détentions. Il est frappant d’observer que l’état d’urgence a toujours été utilisé dans des contextes coloniaux ou néocoloniaux. Ce qui est notamment à craindre dans un état d’exception et de psychose policière, ce sont bien les violences policières à l’encontre des personnes perçues comme musulmanes. On objectera qu’il vaut mieux être mis en joue et contrôlé à Saint-Denis en 2015 que torturé dans la Casbah ou abattu sommairement dans un djebel. Et c’est parfaitement vrai. Pourtant, les mots de Pierre Vidal Naquet, historien et opposant à la guerre d’Algérie qui a lutté contre la torture et les crimes de l’armée française, résonnent aujourd’hui avec un écho inquiétant :

« Mais est-il si sûr que rien ne puisse recommencer, que le danger militaire soit nul et que Bigeard, au lieu de faire jeter à la mer les corps de ceux qu’il avait tués avec ce qu’il appelle ses “méthodes de travail”, se contentera de dialoguer à la télévision avec Charles Hernu, Georges Brassens et Bernard Clavel, et de faire repeindre les guérites, non en tricolore comme le général Boulanger mais avec des couleurs psychédéliques ? Est-il sûr que demain, face à n’importe quel mouvement de “l’adversaire intérieur”, le cycle infernal qui conduit à l’établissement d’un ordre totalitaire, à la faveur d’une crise économique, ne se déroulera pas ? Et les “gégènes” pourront, au besoin, rester au vestiaire [14]. Il y aura pour infliger des “tortures propres” suffisamment de psychologues et de techniciens comparables à ceux que l’armée avait commencé à former en Algérie. » [15]

Oui, l’état d’urgence est bien la marque de la répression arbitraire et de l’instauration d’un régime sécuritaire. Il ouvre la porte à des violences racistes aggravées, la possibilité de créer des camps d’internement, sans prémunir les populations du danger de nouveaux attentats. Nous avons beaucoup à perdre et à craindre de cet état d’exception.

Notes

[1Sylvie Thénault, Une Drôle de Justice : les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001, p. 32.

[2Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le Mouvement Social 2007/1 (no 218), p. 64. Cet article est l’étude historique la plus complète sur l’état d’urgence.

[3Résistant, gaulliste, farouche partisan de l’Algérie française, il sera proche de l’OAS à partir de 1961.

[4La loi prolongeant l’état d’urgence de trois mois a été adopté à une écrasante majorité de 551 voix contre 6 et une abstention à l’Assemblée nationale.

[5Une drôle de justice, op. cit., p. 35

[6 Ibid., p. 35, « Intervention à l’assemblée nationale, le 31 mars 1955. »

[7Pour mémoire, la fiche S est une fiche des services de police concernant des individus suspectés de pouvoir porter « atteinte à la sûreté de l’État ». Il y aurait plusieurs milliers de Français fichés « S ». En revanche, les porteurs de ces fiches S ne sont pas forcément coupables de quoi que ce soit, et pas forcément suspectés d’être des « terroristes ».

[8« L’état d’urgence » op. cit., p. 67. Notons que le gouvernement a supprimé le contrôle des médias, mesure aujourd’hui inapplicable à cause des réseaux sociaux notamment.

[9Rappelons que l’assignation à résidence en elle-même est une mesure administrative privative de liberté. Le gouvernement a décider d’assigner 12 heures par jour les suspects. Le gouvernement prévoit des recours devant le juge administratif, mais pour quels délais et quelle efficacité ? Et aussi pour combien d’erreurs qui seront à coup sûr traumatisante pour les individus assignés à résidence ?

[10Alain Dewerpe, Charonne 8 février 1962, Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard 2006.

[11Didier Fassin, « L’exception, ou la règle ? », La vie des idées, 29 novembre 2011.

[12Lire notamment le chapitre 2 sur « La violence d’État » dans Charonne d’Alain Dewerpe.

[13Une drôle de justice, op. cit., p. 47.

[14Les « gégènes » permettaient de torturer à l’éléctricité les Algériens.

[15Pierre Vidal-Naquet, Les crimes de l’armée française, Paris, La découverte, 2001, p. 9.