ne serait-ce qu’un regard...

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Devoir compter sur ses propres forces, toujours, sa seule imagination. Ignorer la joie que ce doit être d’enrichir ses visions au contact de celles d’un autre, voilà le lot de chaque décideur qui pèse un tant soit peu, de chaque chef d’entreprise. Sa part de désert. Nous sommes entourés pourtant. - Mais y a-t-il un en-
thousiasme, une hauteur de vue qui se proposent d’égaler les nôtres ? Quelle pitoyable répartition de la ferveur. En des temps pas si lointains, une vingtaine d’années tout au plus, les gens avaient une conception du salariat dont la médiocrité nous fait encore blêmir ! C’est simple, ils mettaient les pieds ici armés d’un seul désir : « Que vais-je pouvoir tirer de l’entreprise ? » Le grade d’employé, l’extravagante religion des avantages acquis étaient un dû. Nous qui étions en poste dans ces années-là, pouvons témoigner que le remplacement de cette génération par une autre n’a pas éradiqué notre volonté profonde de travailler avec des gens qui soient en même temps des alliés, des seconds, des amis. Pendant les années 1970, ce rêve ne pouvait être énoncé à haute voix. Osons l’affirmer aujourd’hui : dans ce pays, le désir de diriger une entreprise a longtemps été un désir de contrebande.

Les mentalités ont connu un magnifique bouleversement. Magnifique, en apparence. N’importe quel patron un peu sérieux sait qu’une autre tare est apparue. Bien sûr, la hantise d’être floué, la concupiscence à l’égard de cette vache - l’entreprise - bonne à traire jusqu’à la corde, la peur dégradante de donner beaucoup trop, ces traits se sont estompés dans la mentalité collective. Les décideurs ont appris à respirer plus largement. Au cours des années 1980, nous avons pu croire que la société civile venait vers nous ; guérie d’une imbécillité trop longue, elle commençait peut-être à nous entendre. Mais la conscience de notre solitude est demeurée aussi intense. Quel trait prédomine désormais parmi les employés ? Qu’est-ce qui a remplacé l’ancien lucre ?

Les décideurs sont indifférents par nécessité à la détestation qui, le cas échéant, s’affole autour d’eux. (Quelqu’un doit diriger. Quelqu’un doit donc laisser à leur place le ressentiment, l’aigreur des ambitions asphyxiées.) Nous ne sommes pas aveugles ; subissant ce que nous subissons, nous sommes avertis de ce que subissent pour leur part nos employés. Chacune de nos décisions est une cote mal taillée entre des impératifs si contradictoires que notre vie professionnelle consiste en un écartèlement perpétué. Les coups durs se succèdent, les sanctions se déclenchent avec une rapidité inouïe. En face, le goût de suivre a remplacé les gesticulations avides qui caractérisaient la génération précédente. Certes, ces gens sont portés avec leurs chefs dans des moments d’effroi, mais l’écartèlement, le devoir de trancher, de découvrir sous chaque décision un deuxième, un troisième choix qui reconduisent le dilemme précédent et mettent en balance les sacrifices consentis pour le résoudre - cette division incessante à l’intérieur de soi - , voilà ce que des personnes uniquement soucieuses d’emboîter le pas ne peuvent ressentir. En s’effondrant, le rêve de tirer son épingle du jeu n’a rien laissé à nos subordonnés. Ils se pressent dans nos établissements, ne disent jamais : « je vais me battre », mus par l’obsession de préserver quelque chose, une chose que personne parmi eux ne pourrait nommer. Degré d’avancement de leur situation ? Pas même. D’intérêt à l’égard des rapports de forces qu’implique la décision ? À d’autres. S’accrocher ? Oui. Tel est le rêve de ceux que l’on place entre nos mains ! Le souci de conserver sa place, de « rester au chaud ». Qui nous les envoie ?

Ils proviennent des horizons les plus vraisemblables, les plus variés, les plus normaux. Et c’est en nous que tombe lentement le désir de miser sur quelqu’un. Nos entreprises collectent tous les nerveux, les faux fuyants, les je-me-le-tiens-pour-dit que l’époque parvient à hisser sur leurs deux jambes. Cette multitude imagine-t-elle s’accrocher à de la roche, à une terre ferme ? Les patrons seraient-ils les seuls à savoir que les entreprises ne sont plus que des cabanes de papier sans toiture, des loges aux parois amovibles ? que les subordonnés y acquièrent de l’ancienneté à condition de devenir diaphanes ? Quand la maladresse du nouveau venu les a quittés, l’inconsistance est leur destin familier, si nous ne nous séparons pas d’eux entre-temps.

Ces employés, nous sommes tenus de leur apporter subsistance, mais aussi nous devons nous en repaître. Car l’entreprise se survit à elle-même. (Et ceux qui y restent par peur subissent un trépas journalier.) En conséquence, les dirigeants survivent, au travers de la brutalité, des semonces que leur envoie la marche des affaires, au travers de la virulence, qui est leur oxygène. Vouloir perdurer, quoi de plus noble ? Survivre est un effort qui mobilise nos jours, nos nuits, nos années. Alentour, figurant le soutien, la main-forte qui se prête, nos subordonnés. Il nous faut partir à leur recherche, les faire appeler, les faire asseoir, leur expliquer à quel point ils sont stratégiques, avant de nous livrer à l’explication toujours recommencée de ce que nous voulons, de ce que nous attendons d’eux. Puisque, ayant fait leur deuil du confort, il leur reste une seule marge de manœuvre : ne pas entendre ce qui agrandit trop la longueur des journées. Exercice quotidien du dirigeant : articuler avec soin, brider la vitesse naturelle de ses raisonnements, apaiser les remous qu’il devine, muets, virulents, dans la pensée de ses employés. Tant il est vrai à l’intérieur des entreprises que, si l’on n’honore pas l’idée de survie, on est condamné à vivre. Parfois aussi, nous oublions à qui nous avons affaire, nous partons au milieu d’eux. Sans gaucherie, nous prêtons l’oreille à ce qu’ils disent, nous palabrons avec ces gens. Malgré la vacuité de leurs propos, la petitesse de leurs préoccupations individuelles, nous nous laissons émouvoir, nous nous laissons tenter. Ceux d’entre nous qui parviennent à trouver le temps ne refusent pas, de loin en loin, un peu de conversation, le partage de la parole. Il est charmant de voir, dans ces circonstances, que les subordonnés sont capables de dire oui à nos idées (qui concernent également ce qui se passe à l’extérieur de nos locaux), d’abonder dans le sens de la direction. Nous nous souvenons alors que les employés sont les bénéficiaires immédiats de notre action ! Passe dans nos fibres, soudain, le désir que ces hommes se dressent comme nous sommes dressés ; qu’ils ressentent un peu ce qu’est le règne des affaires, qu’ils comprennent enfin que chacun dans l’entreprise reçoit son dû. Qu’ils deviennent des tours vivantes à l’instar de ces décideurs qui les entourent. Qu’avons-nous à leur offrir ? Être mobiles, inventifs, circonspects et fulgurants, bons connaisseurs de leur instinct et de rien d’autre en vérité... Au lieu de quoi ils se tassent devant nous, cultivent la fugue en singeant nos paroles et nos manières de faire, impuissants à nous offrir ne serait-ce qu’un regard limpide. Et se retirent sans nous dire au revoir, esquivant les règles de la politesse autant que les impératifs de leur fonction ! Aussi, le contact des employés nous laisse le goût de quelque chose d’inaccompli et de rance, la frustration de rester toujours sur sa faim, l’exaspération de ne pouvoir se passer d’autant de poids morts. Ah ! Comment en sommes-nous arrivés à vivre notre vie au voisinage des cadavres ?