Vacarme 24 / arsenal

Suite et fin d’une grève désaxée

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Il leur aura fallu un an pour se faire entendre. Un an d’une grève aux formes inédites, débridées, dure et fragile. Après avoir obtenu une amélioration de leurs conditions de travail, les femmes de ménage employées par la société de nettoyage ARCADE, sous-traitante du groupe ACCOR, on repris début mars 2003 le chamin des hôtels. Dans Vacarme n°22 nous avions retracé l’invention d’une lutte atypique hors du contrôle des « grandes » centrales syndicales et pourtant vitale. Ici, comment les grévistes l’ont emporté.

On voyait mal comment pouvait finir cette grève hors normes. Son insolence et sa fragilité semblaient avoir eu raison d’elle. Vingt à trente femmes intrépides levées contre leur employeur. Des femmes de chambre africaines en rébellion contre le système d’exploitation soigneusement verrouillé autour d’elles. L’injustice ne faisait aucun doute. Pourtant, au fin fond de l’automne, plus personne n’y croyait. “Comment finir la grève ?, “est-on encore en grève ?”, “à quoi ça sert la grève ? : comme désactivées, les femmes, combattantes sans combat, semblaient avoir renoncé, épuisées, trahies, démoralisées par un énième épisode judiciaire - devant les prud’hommes, généralement acquis à la cause des salariés, leur avocat invoquait un “dossier incomplet” pour exiger le report de sa plaidoirie [1].
Leur découragement n’était pas non plus étranger au désintérêt, voire au mépris affiché par les organisations syndicales, à l’exception de SUD. Non seulement le conflit n’était pas parvenu à s’étendre en raison de la peur et du climat de chantage paralysant une partie du secteur du nettoyage, mais il avait aussi été étouffé par ceux-là mêmes qui étaient censés le soutenir.

Une par une, presque toutes les femmes finirent par reprendre le chemin des chambres d’hôtel, bus-RER-bus, produits toxiques, mains râpeuses et dos cassé, grévistes hors travail, résistantes intérieures, forcées de ramener un salaire à la maison. Ce fut pour elles le retour des cadences incontrôlées, dix, vingt, trente chambres à récurer de fond en comble, pour le minimum légal. Certaines se firent embaucher par un concurrent de leur ex-patron, tout aussi peu scrupuleux, d’autres retrouvèrent leur ancien poste, en silence, ne gardant en elles qu’un vague espoir et une rage énorme.

Ce faisant, l’une d’elles refusa d’y retourner. Une femme prête à tout, pour qui la grève était devenue vitale, nécessaire, évidente. Avec le soutien total et dévoué de quelques allumés de la lutte sociale, réunis en collectif de solidarité [2], elle eut l’intuition qu’il ne fallait pas céder. Organisation d’actions-chocs dans les halls d’hôtel destinées à provoquer l’indignation minute des touristes-clients entre deux excursions. Articles de presse rallumant la mèche juste à temps. Méchouis et stands en forme de solidarité festive. En décembre, à bout de souffle et presque à court d’idées, le comité de soutien lança un dernier assaut. Décisif. Récit par l’un des acteurs : “Nous écrivons à la direction des ressources humaines d’Accor et lui imposons une entrevue. Nous lui montrons que laisser la grève durer est un mauvais calcul parce qu’elle ne pourrit pas, au contraire elle se renforce, rencontrant une solidarité croissante, ce que viennent confirmer les quelques actions menées à l’étranger et les cartes postales de protestation [distribuées lors de diverses manifestations] qui commencent à affluer à la direction du groupe.
Encore. Fin janvier, pour pousser le processus de négociation, coincé sur la question du paiement des jours de grève, “nous envisageons une campagne contre les autres chantiers d’Arcade et commençons par l’université Paris VIII, cela dans l’idée de faire comprendre à Arcade qu’elle risque de perdre beaucoup plus d’argent que celui qu’elle refuse aux grévistes. Parallèlement, nous mettons à profit les contacts établis avec la C.G.T. d’Accor : nous photocopions son bulletin pour le distribuer au personnel des hôtels, tout en mettant au verso de nos tracts un texte de solidarité avec les revendications des salariés d’Accor, afin de faire craindre à la direction d’Accor que la grève ne devienne un exemple y compris pour ses propres salariés et de la pousser à clore le conflit. Activisme de tous les instants, assidu, tenace, qui finit par payer. Quelques femmes, disparues un moment, reprirent courage.

L’un contre l’autre. La bonne idée stratégique fut de viser Accor le puissant plutôt qu’Arcade le minable sous-traitant, dont l’intime espoir était de voir s’enliser le conflit. Après avoir nié l’existence de la grève, la multinationale, elle, ne put bientôt plus se permettre l’indifférence : pendant ce temps son image ensoleillée de géant des loisirs virait au cauchemar esclavagiste. Accor allait donc servir de pied de biche, obligeant Arcade à revenir autour de la table des négociations et à faire des concessions.

Finalement, un accord marquant la fin de la grève a été trouvé fin février. Une victoire au regard du rapport de forces initial. Une manière aussi de sortir la tête haute du conflit. Énumérons les avancées : diminution des cadences, augmentation du nombre mensuel d’heures inscrites sur les contrats (essentiel dans un secteur rongé par les mini-contrats à temps partiel), baisse de la charge de travail (le nettoyage des couloirs, des offices et des fenêtres est confié à d’autres salariés). Réintégration des sept grévistes licenciées pour fait de grève, annulation des poursuites judiciaires et des demandes d’astreinte, levée de toutes les sanctions. Attribution d’une prime aux salariés des hôtels touchés par le conflit (215 euros cette année, 305 en 2004) et versement d’une indemnité supposée compenser les jours de grève, équivalente à environ 35 % des salaires sur douze mois (sans charges sociales et non imposable, elle ne devrait pas donner droit à des points de retraite).

Mesquinerie toute capitalistique, la direction d’Arcade a imposé que le document, tamponné “confidentiel”, reste entre les mains des avocats sans être donné aux grévistes, lesquelles n’ont pu que signer un avenant à leur contrat de travail. Méfiance, raideur ? L’attitude en dit long sur la crainte de la société de nettoyage de voir d’autres salariés suivre le même exemple. Volonté de circonscrire, peur de l’effet tache d’huile. Par sa portée immédiate et limitée, le texte dit aux femmes de chambre qu’elles ne représentent qu’elles-mêmes. Il sonne davantage comme une concession pour acheter la paix sociale que comme un réel changement de mentalités. À peine le dos tourné, les vieilles pratiques risquent de reprendre le dessus. Les ex-grévistes remarquent déjà qu’elles sont seules à bénéficier de la baisse des cadences. C’est aux autres, celles qui ne savent pas, qui n’osent pas, ou encore aux “nouvelles” que les gouvernantes demandent de rester tard le soir ou d’accélérer le rythme.

Seul Accor était à même d’imposer des modifications substantielles et durables. Et c’est peut-être là que les femmes de chambre ont réussi leur plus beau coup, celui dont la portée est la plus collective : la multinationale a été amenée à rédiger un texte, paraphé le 4 décembre 2002 avec les organisations syndicales, qui entérine le principe d’un rapprochement des conditions de travail des salariés des entreprises sous-traitantes de celles des salariés employés directement par le groupe. Ce “protocole” enregistre aussi le “paiement de toutes les heures de présence où le salarié ne peut vaquer librement à des occupations personnelles, avec un droit de contrôle accordé aux syndicats. Il y est enfin question de formation professionnelle, de vestiaires, de douches et de locaux équipés de four à micro-ondes et de réfrigérateur, signe que les règles de confort les plus élémentaires n’étaient pas respectées jusque-là. Entre les lignes, Accor reconnaît sa responsabilité dans les conditions de travail imposées aux salariés de ses sous-traitants. Énorme victoire si le texte est effectivement appliqué. Si ce n’était pas le cas, s’il se résumait à un simple code de bonne conduite sans procédure de suivi efficace, il ne pourrait être considéré que comme un instrument de marketing sans effet concret, pire, comme une menace, dans la mesure où il ralentirait, voire empêcherait l’émergence d’une réglementation contraignante.

Aux femmes, donc, et au réseau militant, de rester en alerte. On répugne à citer les organisations syndicales, tant leur rôle s’est avéré ambigu, voire contre-productif. Curieusement, les salariés les plus démunis trouvent rarement l’appui escompté auprès de leurs représentants officiels. Trop souvent, ceux-ci se révèlent inaptes à défendre la précarité, la marginalité, le chômage. Les bords, là où ça s’entrechoque, leur échappent. Les intérimaires de Peugeot, les salariés en contrats express de McDo, les caissières à temps partiel des Intermarché. C’est pourtant là, du côté des formes dites atypiques d’emploi, que le salariat se développe et que les inégalités sont le plus criantes. À quoi bon, semblent dire les syndicats, soutenir des demi-salariés, déjà un peu chômeurs, pas encore intégrés, ballottés d’une entreprise, voire d’un secteur à l’autre ? Leur potentiel d’adhésion paraît bien trop limité pour intéresser qui que ce soit.
Grèves punks ? Dans le conflit des femmes de chambre d’Arcade, seul SUD a daigné jouer son rôle. Et encore ; sans parvenir à imaginer une coordination avec les initiatives amies : la grève a d’abord connu une gestion classique, les “autres”, étrangers au syndicat, militants associatifs ou citoyens engagés, étant invités à suivre le mouvement sans y être associés de façon active. La situation s’est inversée au fur et à mesure que SUD se mettait en retrait : le collectif a multiplié les actions, le syndicat n’assumant bientôt plus qu’un rôle de bureau d’aide juridique. La structure en réseau, légère et mobile, a fait ici la preuve de son efficacité et de sa supériorité sur les autres types d’organisation. Énergie produite, aussitôt retransmise, agitation assurée. Pas d’intermédiaires, pas de retenue. Engagement 100 %. Un nouveau type de conflit, radical, risque maximum sans succès garanti, qui s’appuie moins sur les masses que sur des individus, peu nombreux, d’horizons divers mais déterminés et fins connaisseurs des techniques de guérilla urbaine. Intermittents de l’agitation, ceux-ci s’intéressent au monde de l’entreprise pour mieux l’attaquer, ils s’exposent, s’énervent, mais restent jusqu’au bout, infatigables. On les a déjà vus aux côtés des salariés en lutte de McDo, de la Fnac, de Virgin, de Disney, de Pizza Hut. Des liens se sont tissés avec les cuisiniers sri lankais de FrogPub en grève depuis mi-avril. Électrons libres, électrons chocs, ils sont parfois aussi nombreux que les grévistes. Ça peut étonner, mais ça fonctionne. Souvent. Sans eux, Faty ne serait peut-être pas retournée travailler, le 4 mars dernier, le cœur aussi fier et léger.

d’autres infos : plusieurs articles sur le site d’AC !qui a suivi précisément l’évolution du conflit
Contact email : arcadesolidarite@hotmail.com

Post-scriptum

Journal d’une femme de chambre/1 : La lutte improbable des salariées d’Arcade Vacarme n°22, hiver 2003

Journal d’une femme de chambre/3 Vacarme n°28, été 2004

Notes

[1Comme l’indique un membre du collectif de solidarité, dans le numéro 45 d’Infos luttes sociales mis en circulation sur Internet, “on comprendra plus tard qu’il s’agissait d’une décision prise par un ou plusieurs avocats pour faire reporter le procès prud’homal sur le fond, dans l’idée d’avoir affaire à une chambre d’appel des référés a priori plus favorable et de soumettre entre-temps Arcade à une pression juridique par le biais du procès engagé pour discrimination syndicale et illégalité des contrats de travail (double clause). Mais sur le moment aucune explication de cette “stratégie” n’est donnée aux grévistes ni au collectif de solidarité. La déléguée des grévistes, tenue elle-même dans l’ignorance, se trouve ainsi un moment presque désavouée par les grévistes, qui se sentent gagnées par un sentiment d’abandon et de trahison.

[2Le collectif est composé d’individus aux appartenances diverses, syndiqués et non syndiqués, voire critiques à l’égard des syndicats et du syndicalisme : militants de TCP (Travailleurs, Chômeurs Précaires), d’AC !, de la Coordination des Travailleurs Précaires (CTP), de SUD, de la CNT, du Collectif national pour le droit des femmes, de la Fédération Anarchiste (FA).