des marches européennes contre le chômage entretien avec Robert Crémieux

Les différents médias ont beaucoup parlé de la Conférence intergouvernementale d’Amsterdam, premier test politique, peu concluant, du gouvernement Jospin, mais ils ont quasiment passé sous silence l’arrivée dans cette même ville des Marches européennes contre le chômage, la précarité et l’exclusion en Europe, deux jours avant, le samedi 14 juin. Et pourtant, l’événement était loin d’être confidentiel : 50 000 personnes, selon la police. Il s’agissait de plus d’une première manifestation européenne réunissant à la fois des chômeurs, des précaires et des salariés. Cette initiative est née lors d’un contre-sommet européen à Florence, en juin 1996, à l’appel d’une vingtaine d’associations et de syndicats, afin de dénoncer les 20 millions de chômeurs officiels, les 50 millions de pauvres et les 5 millions de sans-abri. L’idée était de porter la revendication dès la mi-avril en marchant à partir des villes sinistrées économiquement - Alméria (Espagne), Belfast, Brest, Crotone (Italie), Ivalo (Finlande), Sarajevo, Tanger -, avec l’ambition de se faire entendre à la veille de la réunion des chefs d’État européens. Les revendications avaient été élaborées lors des Assises de Bruxelles tenues les 22 et 23 février 1997 : droit à un emploi décent, droit à un revenu d’existence, droit au logement, réduction du ’ temps de travail sans perte de revenus, égalité entre tous (hommes, femmes, immigrés, handicapés), liberté de circulation pour tous, européens ’, ou non. Elles devaient amorcer la construction d’une i Europe des citoyens. Afin de tirer un bilan de cette expérience et d’en voir les perspectives, nous avons rencontré Robert Crémieux, membre du secrétariat des Marches, responsable de la diffusion sur Internet et du journal des Marches « À Amsterdam ».

VACARME : Quels objectifs vous étiez-vous fixés au commencement des marches ?

Robert Crémieux : Quelques mois avant la manifestation d’Amsterdam quand le mouvement a été lancé, nos objectifs fixés pouvaient paraître modestes. Mais personne n’avait fait cela avant nous, il fallait bien une première fois. Notre objectif chiffré, comme il a été écrit dans nos petites publications, était d’obtenir 30 000 personnes à Amsterdam. Tous les observateurs un peu sérieux ont reconnu que, ce nombre avait été dépassé, y compris la police qui a annoncé 50 000 (c’est l’anecdote), mais nous ne pensions pas, compte tenu de la caractéristique de notre initiative et vu les forces qui nous soutenaient, que nous allions le soir d’Amsterdam faire la révolution. Nous avions donc des objectifs plus modestes, mais qui en même temps vont laisser des traces : nous entendions prouver qu’il est possible de faire quelque chose au niveau européen en terme d’initiative de masse, et de mettre sur pied un réseau d’échanges d’informations entre les différentes forces sociales qui militent en ordre ’ dispersé, chacun dans son pays, sur les mêmes objectifs. L’Europe sociale n’existe pas entre autres parce que le mouvement social européen a du retard. Il y a un contre-pouvoir social qui s’exprime dans le cadre national, on l’a vu dans le cas du CIP pour les jeunes, ou dans le domaine de l’éducation ; quand une décision prise heurte vraiment les intérêts des gens, ils descendent dans la rue. Cela n’existe pas au niveau européen, au mieux dans tel ou tel pays ça râle contre Bruxelles. Mais en termes de rapports de forces, il n’y a rien qui s’exprime. Il y a donc quelque chose à créer dans ce domaine. Nous n’avons jamais dit que nous allions remplacer tout ce qui existe, faire table rase. Ce que nous avons toujours essayé de faire, c’est nous appuyer sur des réseaux existants. Si certains réseaux peuvent se mobiliser mieux qu’ils ne le font, nous serons plus nombreux à créer ce rapport de forces qui n’existe pas encore.

Dans quelle mesure vos objectifs ont-ils été atteints, et quel bilan pouvez-vous en tirer ?

Il faut être réaliste aussi, au sens où dans le rapport de forces il faut voir exactement combien on pèse, entre le sommet, la CIG (conférence intergouvernementale), qui était susceptible de prendre des décisions avec des retombées qui peuvent être importantes pour la vie des gens, et nous qui avons fait une manifestation importante, mais pas assez pour que la décision puisse être modifiée dans un sens ou dans un autre. Il n’est donc pas éton-nant que les médias aient essentiellement parlé de la CIG. Si le mouvement social européen avait été capable de mettre 350 000 personnes dans les rues d’Amsterdam, peut-être que nous aurions pu influer sur le cours de la CIG.
Cela n’a pas été le cas, mais nous avons quand même réalisé quelque chose que d’autres forces sociales n’ont pas pris l’initiative d’organiser. Cela a été la première manifestation concrète de ce que pourrait être un mouvement social européen. Avec tout ce que cela comporte comme difficultés.

Quels types de difficultés ?

Même si certains syndicats nous ont soutenu, ceux du Groupe des Dix (Sud, le SNUI, la FSU, CFDT en lutte, la Confédération Paysanne, La CNT...), on doit reconnaître qu’ils ont connu des difficultés pour mobiliser leurs syndiqués. Les grandes centrales syndicales, elles, n’ont pas soutenu le mouvement. Nous avions par exemple contacté la Confédération européenne des syndicats, toujours dans l’objectif de créer un rapport de forces important ; elle a transmis un message aux syndicats adhérents pour signaler que le mouvement existait, mais qu’elle ne le soutenait pas. De même sur le plan national, la CGT a dit en sub-stance que c’était très bien, mais qu’elle n’apportait pas son soutien. Il faut dire que le comité de lutte CGT voudrait être le seul à représenter et organiser les chômeurs. Mais il est vrai que l’exemple de Vilvoorde a montré qu’un mouvement social européen, entre salariés, au sein d’une même entreprise, était déjà difficile à créer. Comment alors trouver une solidarité entre chômeurs et salariés ?

Et au niveau des partis politiques ?

L’organisation des Marches appartient aux syndicats et aux mouvements de chômeurs, mais nous avons demandé leur soutien aux partis politiques de gauche, un soutien financier par exemple, ou logistique, dans les villes traversées. Il s’agissait surtout de soutiens ponctuels. L’accueil a été plus favorable au Parlement européen qu’au niveau national. Une délégation de marcheurs a été reçue par des députés socialistes, communistes et verts, ensemble.

Pourquoi un mouvement autonome de chômeurs est-il nécessaire ?

Pour moi, les chômeurs ont vocation à être représentés par des associations, des mouvements autonomes par rapport aux syndicats. Au départ, je pensais qu’il devait en être ainsi du fait d’une carence syndicale ; maintenant, mon expérience m’amène à dire que, carence syndicale ou pas, l’organisation autonome des chômeurs est une nécessité. C’est tout un débat avec les syndicats. L’organisation syndicale correspond historiquement à une organisation spécifique du travail et de la société. Les syndicats sont généralement centrés sur des questions de salaires, des questions internes à l’entreprise, alors que les chômeurs par leur statut dans la société sont d’emblée confrontés à des questions plus larges : les questions de logement, de rapports avec les banques, d’activité économique, dans un sens beaucoup plus large que le seul salariat... Ils ont des revendications plus sociétales que celles des syndicats. Ce n’est pas un hasard si, dans les organisations de chômeurs, on retrouve la question de savoir s’il faut revendiquer le droit au travail ou le droit au revenu. Elles s’interrogent sur l’organisation du travail, la nécessité du travail, elles sont sensibles à ceux qui proposent le revenu minimum d’existence. La précarisation du travail fait que de façon massive des tas de gens ont un rapport de plus en plus lointain avec le salariat. Prenez le chômage des jeunes : de plus en plus de jeunes n’ont jamais travaillé. Il y a toute une frange de la population pour qui le chômage n’est pas une réalité vécue depuis seulement quelques mois ou quelques années, mais depuis dix ans ou plus. Cela ne veut pas dire qu’en dix ans ils n’ont pas fait des petits boulots salariés, mais sur une longue période c’est le chômage qui domine. Moi, par exemple, je vais travailler cet été pendant dix jours dans un kiosque, mais je ne vais pas pour autant considérer que je suis redevenu salarié ; pendant ces dix jours je me considérerai encore comme chômeur. La réalité sociale du chômage massif de long terme généralisé justifie l’existence d’associations autonomes de chômeurs.

Est-ce qu’il y a un conflit d’objectifs entre les chômeurs et les syndicats ?

Non. Les mouvements de chômeurs voient plutôt des convergences d’intérêts. C’est une des raisons pour lesquelles les syndicats sont violemment hostiles aux mouvements de chômeurs : ils les perçoivent comme des concurrents. Mais c’est également vrai que chez les chômeurs, pris individuellement, il y a un fort ressentiment vis-à-vis des syndicats ; ils les accusent de les avoir laissés tomber, de ne pas prendre en compte leurs revendications. C’est caricatural, mais prenez l’exemple du relatif relèvement de 4% du SMIC, au début du mois de juillet : à juste titre tous les syndicats ont dit que c’était insuffisant ; mais dans le même temps, ils ont été plus que timides sur le fait que les allocations chômage n’ont été augmentées que de 2,2 %, alors que c’était une décision paritaire à laquelle ils avaient participé, et que les minima sociaux, comme le RMI ou l’Allocation Solidarité Spécifique, n’étaient pas relevés. Il y a en fait un problème de représentation. A l’UNEDIC, les chômeurs sont représentés par les syndicats. Les associations d’usagers sont reconnues dans les hôpitaux, les élèves dans les lycées, mais les chômeurs ne sont reconnus nulle part.

Après les Marches, quelles sont les perspectives pour les mouvements de chômeurs ?

Maintenant, pour nous, la principale échéance est la réunion des participants à la Marche européenne les 4 et 5 octobre prochains à Luxembourg. D’autres organisations pourront bien sûr participer si elles le souhaitaient Il s’agira de faire le point sur le mouvement, et surtout d’envisager les futures actions à mener. Il faut capitaliser ce qui a déjà été fait et trouver de nouvelles formes de mobilisation, de nouveaux objectifs pour créer une solidarité entre salariés, chômeurs et exclus en général. L’exemple des mouvements de décembre 1995 montre que c’est possible. On doit pouvoir obtenir un consensus entre chômeurs et syndicats sur l’objectif de réduction du temps de travail sans perte de salaire, mais ce type de mesure ne peut s’envisager qu’à l’échelle européenne ; un pays seul ne peut pas la mettre en œuvre, sinon ce serait un échec, comme la politique de relance menée en 1981. Mais cela ne s’obtiendra pas sans une forte mobilisation. Il faut donc créer un rapport de forces au niveau européen, pour empêcher des régressions et imposer des avancées. En fait, il s’agit de donner la parole à l’Europe des citoyens, par des initiatives de masse, pour que l’Europe ne continue pas à se conduire seulement par le sommet.