Vacarme 38 / cahier

propos de bois, paroles de pierre la controverse autour du « fait colonial »

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Le 23 février 2005, la loi mentionnant le « rôle positif » de la décolonisation suscitait de vifs débats par sa volonté de légiférer sur un fait d’histoire. Or elle était contemporaine des revendications portées par les Indigènes de la République et l’exigence de reconnaissance symbolique des « jeunes issus de l’immigration » dont les émeutes de banlieues allaient en novembre 2005 donner une manifestation spectaculaire. Retour sur la manière dont s’est (mal) noué le « débat colonial » pour mieux questionner ses prémisses et révéler son sous-texte.

La loi du 23 février 2005, mentionnant en son article 4 le « rôle positif » de la colonisation française de l’Afrique du Nord, a provoqué un esclandre tout autant militant que politique et diplomatique. Manière de sortie de crise, le gouvernement, à la demande du Président Jacques Chirac, a recouru aux bons offices du Conseil constitutionnel pour déclasser l’article 4 afin de l’abroger par décret (n° 2006-160 du 15 février 2006). Tout est donc bien qui finit bien ? La chose est rien moins qu’évidente. Car les débats autour de la loi du 23 février ont structuré un espace de polémique inédit, et ce faisant contribué à officialiser — et donc à pérenniser — des logiques de clivage spécifiques [1].

Pour mieux inventorier ces lignes de faille, reprenons à grands traits la généalogie des débats. Notons en premier lieu le caractère étonnant de la controverse publique sur le « fait colonial ». À la différence de controverses techniques ou scientifiques dont l’émergence est concomitante d’une découverte, le débat autour de la loi du 23 février n’a pris appui sur aucun surcroît de témoignages. Les « faits » mentionnés par les défenseurs comme par les adversaires du texte étaient connus de longue date, non seulement des historiens professionnels de la décolonisation, mais aussi d’une large fraction de l’opinion publique française. Qui donc pouvait ignorer les massacres de Madagascar de 1947 ou les atrocités commises à Alger par les commandos parachutistes français en 1961 ? Si des paroles en forme d’aveu ou de remords se sont faites entendre au fil des années 1990, ce n’est pas tant qu’elles étaient auparavant cachées, mais qu’elles étaient maintenues, par le jeu du cloisonnement des lieux de discours, en deçà du régime de la dicibilité politique. Le débat autour du « fait colonial » n’a pas été dicté par la violence d’un propos nouveau : à ce compte-là, c’est en 2001 qu’il aurait dû avoir lieu, lorsque Paul Aussaresses eut avoué sa pratique personnelle de la torture dans un ouvrage qui lui valut un procès et la perte de sa Légion d’honneur.

Deuxième élément de perplexité pour qui croirait à la linéarité chronologique et discursive des polémiques : le « débat colonial » s’est noué autour du dialogue imaginaire entre le texte de la loi du 23 février et l’Appel du collectif militant des Indigènes de la République, rendu public le 16 janvier 2005. Le lien entre les deux propos a été construit si solidement qu’il a fait, au mépris de l’évidence chronologique, de l’Appel le commentaire de la loi du 23 février, et de celle-ci la preuve de la véracité du discours militant sur la « rémanence » et la « permanence » du racisme colonial. Or, l’Appel des Indigènes était le fruit d’une démarche de dénonciation autonome : ses précédents sont à chercher du côté des fronts critiques qui se sont esquissés en 2004 lors des mobilisations contre la « loi sur le voile », puis à l’occasion de « l’affaire du RER D ». C’est une histoire déjà ancienne de compagnonnage militant, cimenté par le rejet de la tutelle socialiste de l’anti-racisme puis de l’anti-sexisme, qui donne la clef de la présence simultanée, dans la liste des signataires de l’Appel, de groupements protestataires issus aussi bien du mouvement autonome de l’immigration que de mouvances pro-palestiniennes ou de la « gauche associative ». Ce que l’Appel dénonce, ce n’est pas le passé, mais le présent colonial de l’État républicain. Étrange controverse qui se veut commencement de vérité mais ressasse le déjà-dit. Qui lie en fagots serrés propos de bois et paroles de pierre.

Après le « comment », tournons-nous vers le « pourquoi ». Quelle explication donner non pas de la nature, mais du moment de l’éloge parlementaire de la « colonisation heureuse » ? Les analyses déjà publiées [2] avancent une réponse simple : les députés UMP qui ont initié la rédaction de la loi du 23 février sont prisonniers des relations clientélistes qu’ils entretiennent avec un électorat « pied-noir » courtisé par l’extrême droite et encadré par des « associations de rapatriés » vouées à la réhabilitation politique et judiciaire du « juste combat de l’Algérie française ». C’est donc la quête d’un soutien politique qui aurait été l’élément déclencheur de l’initiative parlementaire de Christian Kert (UMP, Bouches-du-Rhône) et consorts. Il y aurait eu complot de minorités agissantes, chantage au suffrage, et donc dévoiement particulariste de l’universalisme national. Cette analyse repose ainsi sur un présupposé majeur : le caractère monolithique du « vote pied-noir » et son importance décisive dans les compétitions politiques au Sud de la France. Or, les (rares) travaux d’enquête portant sur ce « vote » font voler cette antienne en éclats. Qu’ils aient connu l’expérience traumatique de l’« exil » ou qu’ils soient nés sur le sol métropolitain après 1962, les « rapatriés d’Algérie » et leurs enfants ne votent pas « d’un seul bloc » et portent une attention lointaine — et souvent critique — aux consignes des associations censées les représenter [3].

Soyons clairs : il ne s’agit pas ici de nier la réalité des relations clientélistes qui unissent élus et « associations de rapatriés » dans telle ou telle circonscription, mais plutôt de mettre en débat l’évidence de leur spécificité et leur efficacitéen termes de décisions de vote. Il ne fait aucun doute que les élus qui ont activement soutenu la loi du 23 février entretiennent des relations suivies, dans leurs fiefs respectifs, avec des « associations de rapatriés » pratiquant un intense lobbyingpolitique. L’ADIMAD, le Recours, le Cercle algérianiste de Marseille ou le CEFANOM de Toulouse [4] sont leurs interlocuteurs réguliers. Georges Frèche n’avait-il pas déclaré : « Ici, à Montpellier, ce sont eux [les rapatriés] qui font les élections » ? N’a-t-on pas vu Christian Kert participer aux assemblées générales de l’ANFANOMA [5] et auditionner, au titre d’« historien », le général Faivre — membre du Cercle pour la défense des combattants d’Afrique française du Nord et auteur d’un plaidoyer en faveur de l’action « démocratisante » de l’armée française en Algérie ? Ne se souvient-on pas que le premier adjoint du maire UMP de Perpignan, Jean-Marie Pujol, avait assisté en 2003 à l’inauguration de la « stèle OAS » du cimetière du Haut Vernet ? Les indices sont légion, qui indiquent que les élus prêtent une oreille attentive aux demandes des « associations de rapatriés », probablement dans l’espoir de bénéficier d’une poignée supplémentaire de votes. Mais tout ceci ne fait pas une loi. Car la question demeure : pourquoi ce lobbying des « associations de rapatriés » a-t-il fait mouche en 2005 et pas auparavant ? Et surtout : comment des hommes politiques se réclamant du gaullisme historique en sont-ils venus à fricoter avec des associations célébrant les « assassins du Général » comme Bastien-Thiry, alors que cette démarche aurait provoqué, vingt ans auparavant, leur radiation du RPR ?

La thèse du complot « pied-noir » en dit trop ou pas assez. Trop, car elle présuppose d’emblée l’existence d’un vote « pied-noir » homogène. Pas assez, car, oublieuse de la sociologie des partis et des assemblées, elle ne se donne pas les moyens de comprendre comment une requête particulariste parmi d’autres en vient à être « portée » par des députés et transformée en objet de loi. Rien de plus courant, en effet, que la pratique du clientélisme catégoriel, qui veut que chaque candidat, élu ou en campagne, transite d’une association à une autre en promettant monts et merveilles. Il est des associations qui demandent des choses tout aussi scandaleuses que la reconnaissance du « caractère positif de la colonisation » mais qui n’obtiennent pas gain de cause dans l’Hémicycle. La véritable question n’est donc pas de savoir pourquoi des élus rencontrent ici et là des « associations de rapatriés », mais de comprendre comment ils en viennent à se persuader que la mise en avant des requêtes de ces dernières leur vaudra in fine plus de reconnaissance que d’opprobre. Trois éléments de compréhension peuvent, à cette étape, être retenus. Il faut noter en premier lieu que les députés de la majorité les plus impliqués dans le vote et la défense de la loi du 23 février ont pour qualité discriminante le caractère récent de leur entrée en politique au niveau national : ce sont quasiment tous des « nouveaux venus » portés dans l’Hémicycle par la « vague bleue » de 2002. À l’inverse des « parachutés », c’est-à-dire des hommes d’appareil qui convertissent leur position dominante au sein du parti en ressource d’implantation, ce sont des hommes de terroir, venus à la politique par la voie de la reconnaissance élective de leur statut de notables locaux. Issus du monde de la médecine, de la banque de province ou de la petite entreprise, ils ont exercé des mandats électifs locaux sur de longues durées avant d’être élus à l’Assemblée, mais ils sont dépourvus d’influence aux niveaux supérieurs de l’UMP. Ce sont, dans le champ partisan, des challengers dominés, en comparaison des vieux briscards chiraquiens et des principaux outsiders sarkozystes. Le type de carrière politique qui les spécifie aide à faire sens de leur volonté de jouer avec le feu des tabous du discours public. À la différence des dominants en titre du parti et du gouvernement, ils pensent avoir plus à gagner qu’à perdre au jeu des transgressions morales.

En second lieu, il faut rappeler que le lien entre droite de gouvernement et « associations de rapatriés » n’est ni très ancien, ni intrinsèquement naturel. En 1977, le Recours — créé en 1976 par Guy Forzy et Jacques Roseau avec l’aval de Raoul Salan —, avait appelé à voter pour le PS afin de sanctionner l’inertie des gouvernements Chirac et Barre en matière d’indemnisation des « rapatriés » et de réhabilitation des généraux du putsch de 1961. Ce n’est qu’en 1982 que le lien entre François Mitterrand et le Recours se brisera, par suite du refus des membres ex-PSU de la fraction parlementaire du PS (Alain Joxe en tête) de voter un texte de réhabilitation des « généraux félons ». À la même époque, le RPR prend prétexte des contacts entre Valéry Giscard d’Estaing et les « milieux Algérie française » pour dépeindre l’UDF comme une force foncièrement antirépublicaine. Les dirigeants du RPR qui osent frayer publiquement avec les ex-dirigeants de l’OAS sont mis au ban du parti — comme Jacques Dominati, secrétaire d’État aux Rapatriés, qui participe en 1980, aux côtés de Jouhaud, à une cérémonie « en mémoire des martyrs de l’Algérie française » à Toulon, et que Pierre Messmer voue aux gémonies. Au début des années 1980, le « verrou anti-OAS » continue donc de fonctionner efficacement au sein de la famille gaulliste. Ce n’est qu’en 1986 que le Recours, convaincu que le PS ne bougera plus sur la question des « rapatriés », change son fusil d’épaule et appelle à soutenir Jacques Chirac — lequel s’empresse de se déclarer favorable à l’« amélioration » des « textes et des procédures concernant l’amnistie, l’aménagement des dettes [et] des retraites et l’indemnisation ». Pour que le RPR et à sa suite l’UMP renoncent à faire barrage aux hérauts de la mémoire politique de l’OAS, il fallait qu’une nouvelle génération de cadets de droite entre en politique, qui n’avait pas connu personnellement les débats houleux des années 1960 sur l’amnistie des « assassins du Général ». L’intervention des députés UMP en faveur de la loi du 23 février est ici tributaire d’une profonde transformation sociologique de la droite de gouvernement au sortir des années 1980 — transformation bien sûr accélérée par la hantise de la montée en puissance d’un FN chassant le gibier électoral « à droite de la droite ». Il faut tenir compte de l’histoire de cette formidable mue idéologique pour ne pas céder à l’illusion trop commode de l’« aveuglement occasionnel » de « quelques députés isolés ».

En troisième et dernier lieu, il faut noter que le débat politique autour de la loi du 23 février a rapidement cessé d’être une controverse autour du « bilan positif » de la colonisation. Ce dont il a été question lors du débat parlementaire de novembre 2005 (portant sur l’abrogation de la loi), c’est de la loyauté républicaine des « jeunes issus de l’immigration ». Le débat sur le contenu des manuels scolaires et des lieux de la mémoire nationale en matière de colonisation a de fait été totalement subordonné à une polémique sur l’« intégration républicaine » des « enfants de colonisés ». Le « fait colonial » a été l’alibi d’une passe d’armes dont l’enjeu réel était la définition de l’attitude légitime de l’État face aux « jeunes des banlieues », présupposés majoritairement « issus de la colonisation » (du Maghreb). Il n’a ainsi jamais été fait mention, lors de ce second débat, pourtant placé sous très haute surveillance médiatique, de l’article 13 de la loi, qui concerne « l’indemnisation forfaitaire » des membres amnistiés de l’OAS. Par le décret n° 2005-540 du 26 mai 2005, le gouvernement a entériné la mise en application de cet article 13. Jusqu’en mai 2007, d’ex-membres condamnés de l’OAS peuvent ainsi faire valoir leurs droits à une pension mensuelle. Que nul n’ait dénoncé cette mesure de pleine et définitive réhabilitation de l’OAS démontre que l’enjeu stratégique du débat n’était plus, dès l’automne 2005, le solde des mémoires de la (dé)colonisation. Passée cette période, ceux qui ont continué à intervenir dans le débat médiatique en défendant « l’indépendance du métier d’historien » et en cherchant à « rétablir la vérité » sur les horreurs du passé colonial se sont, d’une certaine façon, trompés de controverse. Le débat sur le « fait colonial » avait muté en débat sur le « pacte républicain d’intégration », délimitant un nouvel espace de prises de position en reliant, de manière scientifiquement invérifiable, « colonisation », « immigration » et « émeutes urbaines ». Prendre pied dans ce nouveau « domaine d’objets » (M. Foucault), c’est inéluctablement valider ses prémisses et ériger sa problématisation en horizon légitime de pensée.

Notes

[1Cet article reprend, sans pouvoir les développer intégralement, les analyses proposées dans Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial », Broissieux, Editions du Croquant et Savoir/agir, septembre 2006.

[2Pour une analyse très intéressante de ce type, cf.{}Claude Liauzu et Gilles Manceron (dir.), La Colonisation, la loi et l’histoire, Paris, Syllepse, 2006, pp. 23, 58. Voir aussi les entretiens de Claude Liauzu dans El Watan, 21 avril 2005, et dans Libération, 10 juin 2005.

[3Emmanuelle Comtat, « La question du vote pied-noir », Pôle Sud, n° 24, juin 2006, pp. 23-55.

[4ADIMAD : Association amicale pour la défense des intérêts moraux et matériels des anciens détenus politiques de l’Algérie française ; CEFANOM : Cercle des Français d’Afrique du Nord et d’Outre-mer.

[5ANFANOMA : Association nationale des Français d’Afrique du Nord, d’Outre-mer et de leurs amis.