Le politique et l’incertain la gestion des déchets nucléaires : entretien avec Yannick Barthe

L’industrie nucléaire est comme hantée par ses déchets. Car si le nucléaire relève d’une économie du risque, ses déchets la font basculer dans une économie de l’incertitude : la durée de vie et de nuisance de ces matériaux étant presque infinie, leur danger devient alors incommensurable, projeté dans un horizon de temps sans limite. Traditionnellement, le politique arrête une décision, fixe les calendriers, domestique l’incertitude. Mais, face à l’incertitude, le politique devient subitement un jeu de non-décision, un art de la suspension. Récit de la mise en politique de l’incertitude.

Après avoir co-écrit un ouvrage sur la « démocratie technique [1] », vous consacrez un ouvrage à la question des déchets nucléaires [2], domaine a priori peu réputé pour relever du débat démocratique...

Certes, mais je pense pourtant que la « carrière » du problème des déchets nucléaires, et en particulier leur « mise en politique », constitue paradoxalement un site exemplaire d’observation des transformations qui touchent les relations entre danger et politique. Dans les années 1970, ce sont les professionnels du nucléaire qui se saisissent, seuls, de cette question. Lorsque la gauche arrive au pouvoir en 1981, elle change les règles du jeu et procède à une ouverture en direction des contre-experts du nucléaire, c’est-à-dire des représentants de la CFDT et du CNRS. Des commissions techniques pluralistes sont alors mises en place mais leurs conclusions ne sont qu’à moitié reprises par le gouvernement. Ce sont les professionnels du champ qui imposent une solution, le stockage géologique des déchets. Après un retraitement du déchet brut, qui vise à séparer le plutonium et l’uranium des déchets hautement radioactifs (c’est le but de l’usine de La Hague), le stockage consiste à enfouir ces déchets dans des couches géologiques réputées stables, de manière à ne plus jamais rendre possible leur exhumation. La solution apparaît alors comme la meilleure. Sa caractéristique, également, c’est d’être irréversible : les déchets étant enfouis, on ne peut revenir dessus. La situation est verrouillée. Vient à la fin des années 1980 la phase très pragmatique : et maintenant, où va-t-on enfouir ? Là, surprise, se multiplient les situations de blocage local du fait de protestations des populations concernées. Les élus locaux, les chambres professionnelles, les riverains ne veulent pas voir leur sol truffé de déchets nucléaires. Et l’on avait si bien verrouillé la solution que, face à ce blocage perçu comme exogène (le « social »), on n’a aucune réponse technique disponible. Le gouvernement Rocard confie alors le dossier à une commission parlementaire qui se conclut par l’adoption de la loi du 30 décembre 1991, présentée comme tout à fait révolutionnaire, qui porte sur « la recherche relative à la gestion des déchets nucléaires ».

Des protestations s’élèvent, et une loi est prise... pour la recherche. Une loi qui semble donc reporter à demain, faire le choix de l’indécision. Est-ce une non-décision visant à ne pas résoudre un problème en donnant l’illusion de le traiter ?

On relit aujourd’hui volontiers la loi de 1991 comme la grande reconquête du politique sur le technique : une solution était verrouillée par un consensus politico-technique, et le politique la brise d’un coup. Aucune décision définitive n’est prise, mais en même temps c’est un acte fort. L’enjeu général en matière de gestion des dangers technologiques (que l’on songe à la loi sur la bioéthique prise en juillet 1994) est alors de sauver le magistère politique, de consacrer la force propre du politique face au technocratique. Et en effet le ministère de l’Industrie et le parlement se ressaisissent d’un problème alors complètement clos, acte d’autorité absolument manifeste. Mais, et là est le paradoxe, ce retour du politique consiste en ce que j’appelle une « prise d’indécision ». La loi de 1991 ne tranche pas, elle suspend. Elle n’arbitre pas, elle remet à demain. Très concrètement, elle déverrouille la « solution » technique arrêtée quelques années auparavant et oblige les acteurs nucléaires à accepter une phase d’expérimentation de 15 ans, durant laquelle tous les moyens financiers devront être mis en œuvre pour rechercher d’autres voies techniques. On pourra, in fine, enfouir, mais il faudra alors que tout ait été scientifiquement exploré afin d’être certain qu’aucune autre solution n’est meilleure. Toutefois, la loi n’a pas osé briser le dogme de l’enfouissement, ménageant ainsi les puissants intérêts de l’industrie nucléaire. Elle ne remet pas non plus en question le socle de la doctrine nucléaire française en la matière, le retraitement des déchets et la production de plutonium qui en résulte.

Donc, le politique face au risque donne l’espoir que l’on trouvera une solution, mais en même temps ne fait que suspendre une décision que tout appelle à être celle de l’industrie nucléaire. N’est-ce pas un aveu de tartufferie ?

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C’est ainsi que de nombreux acteurs ont décrit le processus, pour le disqualifier. Mais en même temps, l’intelligence de ces acteurs a été de profiter de cette ouverture pour se saisir du dossier. Ne serait-ce que dans l’arène parlementaire, l’opération de déverrouillage est très brutale pour les acteurs du nucléaire. Mais il y a également tout le champ extra-parlementaire. Les effets en chaîne de la mise en politique de 1991 se sont révélés incalculables ; pour le coup, la politique s’est révélée le lieu de l’incertitude. Les politiques ont joué un coup, celui de 1991, et la portée de ce coup s’est révélée, au terme des 15 ans, décuplée. Si bien que la situation est devenue réellement plus ouverte qu’elle ne l’était en 1991, et un vrai débat a pu avoir lieu en 2006. À cette date, les ministères de tutelle, constatant l’arrivée à échéance, et en quelque sorte pris par l’air du temps, ont saisi un instrument politique qui s’était développé sur d’autres enjeux, et qui est la Commission du débat public. Cette commission est en effet l’une des réponses trouvées face aux contestations dont on parlait. Lorsque des oppositions locales se font jour, on propose un débat public et on évoque l’ensemble des solutions possibles. Les parlementaires, et notamment l’Office parlementaire des choix technologiques, ont crié au scandale : voilà qu’on les dessaisissait, de nouveau, d’une question qu’ils avaient pourtant mise à l’agenda et sur laquelle ils avaient travaillé. Leur rapport emploie des mots très violents à l’égard de la Commission du débat public. Et pourtant, elle est mise en place.

On passe des techniciens à l’apprivoisement de la contestation par l’expertise, puis de la non-décision politique à des débats publics. Est-ce que la configuration « forum public » n’est pas la forme rêvée, pour les industriels nucléaires, de reprendre la main par la maîtrise des enjeux technologiques ?

Oui, à ceci près que rien ne fut conforme à leurs vœux. Car le président de cette commission a pris son rôle très au sérieux. Il a invité les gens à exposer leurs positions. Alors, certes, « les gens » étaient plutôt des acteurs directement concernés, des scientifiques n’appartenant pas tous à l’industrie nucléaire, mais aussi des associations, des riverains, des contre-experts du nucléaire. Et le point intéressant est que le président de la commission s’est affranchi des contraintes de représentativité et de consensus. Il a au contraire valorisé les points de vue minoritaires, traqué la diversité. Il a considéré que le parlement était le lieu de la représentation, et que par conséquent, la commission, ce devait être le lieu de l’exploration des possibles, de l’expression des positions extrêmes, des dissidences, de tout ce qui n’est pas représentatif. Et les participants ne s’en sont pas privés. Ils ont fait feu de tout bois, à partir de la seule question des déchets. Et, surtout, ils ont vraiment pris au sérieux le principe de réversibilité : si le danger, c’est l’irréversibilité, alors laissons tout en l’état, et l’on verra bien dans 100 ans ce que la science pourra nous proposer. D’autant que, dans le grand affrontement du social et du géologique, même le géologique avait dans l’intervalle perdu de sa superbe : on s’était en effet rendu compte, pendant les 15 ans de recherche, que les couches géologiques ne sont finalement pas si stables et qu’il y avait beaucoup d’incertitudes... Donc, à tout prendre, autant choisir le social et le stockage en surface : le social est incertain, certes, mais la géologie l’est tout autant. Pourquoi alors prendre le risque d’enfouir des déchets qu’à terme on ne pourra plus récupérer ? Pourquoi ne pas au contraire maintenir une ouverture et privilégier la réversibilité des solutions ? Cette affirmation du principe de réversibilité est lourde de conséquences pour l’industrie nucléaire et constitue même une menace à l’égard de certaines orientations actuelles. Car si on le prend vraiment au sérieux, il faut alors s’interroger non seulement sur les solutions de stockage des déchets, mais sur certaines opérations qui interviennent en amont. Par exemple, aujourd’hui, à la suite des opérations de retraitement, les déchets restants sont ce qu’on appelle « vitrifiés » en attendant d’être stockés. Or cette vitrification est un procédé essentiellement irréversible. Ce qui fait que même si l’on trouve dans le futur un moyen permettant de brûler les déchets, il sera très difficile de reprendre des déchets qui ont été vitrifiés. Conclusion : pour se garder cette possibilité, pourquoi ne pas stopper même provisoirement la vitrification ? J’ai été invité à participer au débat public et j’ai naïvement posé cette question. J’ai pu alors constater les crispations que cela engendrait du côté des industriels du nucléaire. Toucher à la vitrification, c’est toucher au retraitement et donc à l’usine de La Hague et aux intérêts d’AREVA. Ce n’est pas encore des choses qui se font en France... La réversibilité a ses limites. Il reste que la publicité a tout de même fait sauter certains verrous. Car, dans ses conclusions, la commission a valorisé la solution du stockage de surface et la poursuite de la recherche. Les parlementaires ne l’ont pas certes entièrement suivie. La loi du 28 juin 2006 dite « loi de programme relative à la gestion durable des matières et déchets nucléaires » poursuit certes l’exploration de trois voies concurrentes : la transmutation des déchets, l’entreposage tout simple et le stockage en couche profonde, « réversible » pendant un certain temps... Mais cette dernière solution demeure la solution « de référence ».

En définitive donc, le politique n’a pas tranché.

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Non, pas complètement. Et c’est peut-être sa vraie grandeur face à certains dangers technologiques. La politique des industriels, c’est souvent de créer des situations de lock-in, de verrouillage : lancer des investissements si lourds qu’on ne pourra pas revenir dessus à l’échelle d’une génération au moins. L’enjeu de l’EPR, c’est celui-ci. Si l’EPR est lancé, alors les choix sont bloqués pendant 80 ans. Ou bien on ne lance pas l’EPR, mais on examine la possibilité de mettre en place une nouvelle génération de réacteurs, dits de 4e génération. Avantage : ils pourraient produire un nucléaire plus propre, produisant moins de déchets. Il n’y a pas de nécessité absolue de lancer l’EPR aujourd’hui. Et encore une fois, le pouvoir du politique à l’égard de cette question pourrait être le pouvoir de l’indécision : le pouvoir d’opposer à une industrie une indécision provisoire, un moment de perplexité qui permet d’envisager plusieurs possibles.

L’indécision est-elle un modèle de l’action politique face au risque ?

Je n’aime pas beaucoup le notion de « risque ». Le risque, c’est la calculabilité. C’est la maîtrise d’un aléa par le calcul. En situation de risque, les états du monde possibles sont connus, on peut leur affecter des probabilités d’occurrence, et l’on peut alors décider ou non, justement, de prendre le risque. Les économistes distinguent souvent les situations de risque des situations d’incertitude dans lesquelles, au contraire, les états du monde possibles ne sont pas connus, ni leur probabilité d’occurrence. Je crois qu’il faut revenir à cette distinction. Lorsqu’on parle de « risques » aujourd’hui dans le domaine de l’environnement ou de la santé, il s’agit en fait le plus souvent de menaces, de dangers incertains. Nous sommes moins confrontés à des risques qu’à des situations d’incertitude, qu’à des dangers incalculables. De ce point de vue, il est clair qu’une notion comme celle de « société du risque » proposée par Ulrich Beck est un peu trompeuse. Car nous ne sommes pas entrés dans une « société du risque », mais nous en sommes justement sortis. Et le principal défi pour le pouvoir politique aujourd’hui, c’est d’agir dans l’incertitude, de trouver des principes d’action qui permettent de faire face à ces situations sans espérer le secours de connaissances scientifiques indiscutables. Or quand j’évoque l’indécision, il s’agit dans mon esprit d’une indécision « active », qui se traduit par des mesures très concrètes visant à explorer les mondes possibles. C’est ce qu’a entraîné la loi de 1991 sur les déchets nucléaires. Cette indécision n’a donc rien d’une fuite, elle correspond au contraire à une attitude responsable face à l’incertitude qui consiste à ne pas prendre trop rapidement des décisions définitives et irréversibles que l’on pourrait regretter par la suite.

Le principe de précaution n’est-il pas la réponse juridique qui épouse la notion de réversibilité aujourd’hui en France ?

Oui, à ceci près que son champ d’application est extrêmement réduit, puisque soumis à deux conditions légales : non seulement il faut que le dommage envisagé soit grave et irréversible (ce qui laisse une marge de manœuvre appréciable pour définir ce qui est grave et ce qui est irréversible, les deux conditions devant être réunies), mais aussi que la décision soit « économiquement supportable ». La notion de décision réversible peut être envisagée comme une déclinaison du principe de précaution mais elle est un peu plus large. Elle correspond à un mode de gouvernement qui pourrait fort bien s’étendre à des domaines qui ne sont pas uniquement ceux dans lesquels il y a forcément en jeu des dangers graves et irréversibles, mais dans lesquels il y a de l’incertitude reconnue.

Quels bouleversements la notion d’incertitude entraîne-t-elle sur la fonction politique ?

Il est trop tôt pour le dire, mais on voit bien aujourd’hui que la relation politique évolue lentement entre le représentant et le représenté, et ce sous l’effet des dangers technologiques. On baigne encore dans une mythologie politique romantique selon laquelle le politique doit trancher, le politique doit décider de manière définitive. Pourtant, s’il décidait, le politique ne ferait bien souvent qu’entériner des choix décidés ailleurs. Donc la noblesse du politique est aujourd’hui peut-être du côté de ceux qui ont le courage d’opposer aux puissances à l’œuvre des moratoires, des suspensions, des expérimentations, des prises d’indécision. C’est sans doute difficile à faire entendre, mais on voit aujourd’hui se multiplier les politiques appelant à l’expérimentation, à la concurrence scientifique, au débat hybride des citoyens et des experts. Au-delà, l’incertitude plonge le politique et le droit dans de nouveaux horizons temporels, aussi bien d’ailleurs en direction du futur que du passé. Par exemple, je travaille actuellement sur les mobilisations de « vétérans » des essais nucléaires menés dans le Sahara et en Polynésie. Il s’agit souvent d’appelés du contingent qui souffrent aujourd’hui de pathologies qu’ils estiment liées à leur participation aux essais nucléaires. Or ce lien de causalité est incertain et difficile à prouver scientifiquement. On se trouve donc dans une situation d’incertitude créée non pas par une menace future mais par un danger qui appartient au passé. Comment traiter ce type de situations ? Il se trouve qu’il existe à cet égard un principe juridique qu’il peut être intéressant de comparer au principe de précaution. Ce principe, c’est celui de l’imputabilité par présomption. Bien que le lien de causalité ne soit pas prouvé scientifiquement, on présume que certaines pathologies sont bien la conséquence lointaine de l’exposition à un danger. De même que la précaution permet de prendre des mesures en situation d’incertitude afin de se protéger d’un danger possible, l’intérêt de ce principe de présomption est de pouvoir prendre en charge des victimes potentielles sans attendre de disposer de certitudes scientifiques qui ne viendront peut-être jamais. Et, de même que la mise en œuvre du principe de précaution est conditionnée par l’existence de soupçons, d’indices, de mobilisations visant à pointer la possibilité d’un danger, de même, la mise en œuvre du principe de présomption dépend d’indices, de témoignages, mais aussi et surtout des capacités de mobilisation des victimes. C’est ce qui explique la disparité des modalités de traitement de ce problème selon les pays. Ainsi, alors que les États-Unis ont largement appliqué ce principe pour compenser les préjudices subis par leurs vétérans, la France s’y refuse pour l’instant. Quoi qu’il en soit, ce qu’il est important de souligner, c’est que dans ce type de situation d’incertitude, le règlement des problèmes n’est plus confiné à l’arène scientifique mais se traduit par un retour du politique, du débat, de la négociation, du compromis dans des domaines jusque-là réservés.

Post-scriptum

Yannick Barthe est chercheur au CNRS, Centre de sociologie de l’innovation.

Notes

[1Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

[2Yannick Barthe, Le Pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Economica, 2006.