Vacarme 29 / Contextes

La Pologne en partage entretien avec Alexandre Bilous

Journaliste, ancien cadre de l’ANPE, Alexandre Bilous fut rédacteur en chef de la revue théorique CFDT Aujourd’hui, de 1980 jusqu’à son départ du syndicat en 1987. Il collabore aujourd’hui au quotidien italien Il Manifesto. Témoin du rôle que jouèrent ensemble Foucault et la CFDT dans le soutien à Solidarnosc, il retrace ici les raisons d’une convergence, les quelques grincements de dents aussi que suscita cette arrivée, chez certains intellectuels de la Confédération.

Alexandre Bilous : Michel Foucault s’est approché de la CFDT au lendemain même du coup d’État du général Jaruzelski [le 13 décembre 1981, ndlr]. C’est surtout le secteur international qui s’occupait de la Pologne, Jacques Chérèque notamment. J’avais collaboré jusqu’en 1976 à la revue La Gazette ouvrière, dont l’un des animateurs était Claude Sardais, alors responsable de la Métallurgie parisienne. Or il s’est trouvé en Pologne en juin 1980 au moment du lancement par Solidarnosc de la grande grève de Gdansk, juste avant les accords d’août 1980. En rentrant en juillet, il a alerté la CFDT qui, d’abord étonnée, a ensuite fait une conférence de presse, et il y a eu un rapprochement assez fort avec Solidarnosc dès juillet 1980. C’était au départ une affaire de solidarité avec un mouvement syndical d’un pays au régime bureaucratique, communiste. À la différence de Force Ouvrière, la CFDT ne s’était jamais définie comme anticommuniste, même si elle est née avec la volonté de créer un autre type de socialisme que celui dit soviétique. Dans Reconstruction, en 1949, un de ses porte-parole écrivait : « Nous voulons une révolution anticapitaliste, mais nous ne voulons pas la même révolution » que les communistes. La CFDT avait le projet de construire un socialisme non-bureaucratique, sans passer par une quelconque forme transitoire de dictature, du prolétariat ou de qui que ce soit.

Durant l’année 1981, il y avait eu plusieurs déplacements en Pologne et un texte commun signé par la CFDT et Solidarnosc. Arrive le coup d’État du 13 décembre, qui survient donc après la victoire de Mitterrand en mai 1981. Du coup, l’engagement pour Solidarnosc se situe à la fois dans un contexte de solidarité internationale, de perception politique de l’Europe et de ce que sont les régimes autoritaires des pays de l’Est (puisque, finalement, la classe ouvrière se rebelle contre les « gouvernements de la classe ouvrière »), et de confrontation face aux positions gouvernementales de Mauroy, Cheysson et Mitterrand, qui ont certes protesté contre le coup de force, mais ont vite dit qu’il ne fallait pas trop en faire. Il s’agissait pour eux de faire attention aux équilibres géopolitiques, auxquels on sait que Mitterrand est resté très longtemps attaché, y compris lors de la chute du Mur.

Mais ce qu’il faut savoir, c’est que la CFDT ne connaissait pas du tout Michel Foucault ! Dans son entretien avec lui [paru en 1983 dans Le Débat, ndlr], Edmond Maire explique qu’il ne l’a même jamais vu. Ce n’est donc pas un intellectuel organique de la CFDT. Ceux-ci viennent alors pour une part du personnalisme chrétien autour d’Esprit, comme Domenach, d’autres sont des chercheurs comme Touraine, d’autres enfin sont d’anciens responsables de la CFDT ayant acquis un statut intellectuel dans la société, comme Rosanvallon ou Julliard. Il y avait aussi des rapports, pas forcément féconds et étroits, avec des gens de Socialisme ou Barbarie : quelques discussions avec Castoriadis dans la revue CFDT Aujourd’hui, et une relative proximité avec Claude Lefort. Mais Foucault, lui, n’est pas dans l’horizon culturel. En fait, son arrivée coïncide avec celle de Bourdieu : autrement dit, ceux que Ferry condamnera comme les deux papes de la « pensée 68 » font une démarche commune auprès de la CFDT, pour voir ce qu’il est possible de faire pour la Pologne. Il y a chez eux, d’abord, le choc du coup d’État (privation des libertés d’expression et syndicales, arrestation de Walesa, etc.), ainsi, je pense, qu’une critique profonde de la position du gouvernement socialiste français. Or pour la CFDT aussi, cela constituait un moment fort d’éloignement avec un gouvernement qui va se révéler extrêmement dirigiste, jacobin en quelque sorte, et qui laisse peu de place aux organisations syndicales. Pour avoir vécu cette période au sein de la CFDT, je dois dire que l’élection présidentielle n’a généré aucune mobilisation populaire dans les entreprises, et a été simplement vécue comme une opportunité d’avoir des députés sur lesquels on pouvait peser. Alors que, dans certaines instances territoriales de la CFDT, on préparait même des cartes d’adhésion, on n’a rien vu venir ! Les gens sont plutôt allés dans les permanences des députés en disant : « dans mon entreprise, mon patron veut licencier » ou « on a tel et tel problème ». Les députés disaient alors : « m’en occupe ! », beaucoup d’entre eux venant de milieux populaires, que ce soit de la CGT ou de la CFDT. Mais il n’y a eu aucune articulation entre le succès politique et la mobilisation sociale.

La rencontre avec Foucault s’est faite dans ce contexte ; on en était heureux. Par contre, on a bien senti certaines réticences de la part des intellectuels organiques de la CFDT, comme Julliard et Touraine, qui nourrissaient des désaccords avec Foucault et Bourdieu (avec leur manière d’être très sûrs d’eux-mêmes), et plus généralement avec le structuralisme. Moi, je n’étais pas du tout structuraliste, je viens plutôt d’une culture historiciste (influencée par Gramsci, pour résumer), mais je savais que ce qu’ils représentaient dans la pensée française pouvait passer pour un peu arrogant. Il y a donc eu une réelle méfiance, qui s’est manifestée par la suite, quand j’ai été chargé de concrétiser les rapports entre la CFDT et les intellectuels. Nous avions essayé de mettre en place des groupes de travail sur des thèmes comme « la question de l’État » (c’est-à-dire les marges de négociation, la place du conflit), « la transformation de la société française dans une optique socialiste » (ou comment dépasser les risques de totalitarisme), ou encore « les rapports est-ouest, nord-sud », etc. Ces groupes de travail n’ont jamais fonctionné en raison de la difficulté des milieux intellectuels, ou du moins de ces milieux-là, à travailler ensemble. Sans doute aussi en raison d’une opposition politique : la position de Bourdieu était très critique envers le gouvernement alors que les autres étaient plutôt dans une mouvance socialiste, certes critique, mais proche tout de même de Rocard ou de certains courants du PS, et ne voulaient pas mettre en difficulté le gouvernement.

Donc, le 15 décembre 1981, se tient une réunion rue Cadet, où se trouve à l’époque le siège de la CFDT. C’est là qu’est lancée l’opération « badges Solidarnosc ». Comment intervenait Foucault ?

Il était tout à fait favorable aux différentes formes de solidarité, y compris la solidarité syndicale, puisqu’il y a eu création d’un collectif intersyndical, sans la CGT qui n’a pas voulu en faire partie, mais avec la FEN, la CFTC, et FO qui ne pouvait pas faire autrement ! Ensuite, en février 1982 je crois, nous avons mis en place un comité de contrôle de la récolte des fonds de soutien à Solidarnosc, dont Foucault était le président. C’était une manière de mettre en place un contrôle citoyen vigilant, et de dire : « on a un commissaire aux comptes prestigieux et exigeant... » Il a eu un regard extrêmement attentif à ces questions-là et s’y est beaucoup investi, avec les gens du secteur international surtout.

Lorsque Foucault écrit que les Polonais « ont lutté pour l’usage des droits, mais par l’usage de ces droits » démocratiques, syndicaux, etc., il est en phase avec la pensée et surtout la pratique de la CFDT...

Tout à fait, il se retrouve là dans ce que les Italiens appelaient « la pratique des objectifs ». Vieille formule qui n’a jamais été vraiment bien traduite en français, que la CFDT avait plus ou moins reprise dans un de ses slogans de congrès : « Vivons demain dans nos luttes d’aujourd’hui ». D’ailleurs la discussion entre Foucault et Edmond Maire, dans Le Débat, montre une certaine proximité sur la question de la pratique. Ce qui est intéressant aussi, c’est que ce type de rapports entre intellectuels et syndicat noués alors autour de la CFDT avec des intellectuels d’horizons très divers, venant pour certains de la mouvance chrétienne, ou du structuralisme, ou d’autres même du marxisme, est tout à fait en phase avec la démarche de Solidarnosc. Elle a su regrouper autour d’elle des anciens communistes comme Krzysztof Pomian (qui a été membre du Parti) et des oppositionnels comme Jacek Kuron, qui ont travaillé ensemble, certes avec des points de vue différents, mais parce qu’ils avaient le projet de construire quelque chose autour du syndicat. Je crois qu’il y avait là une sorte d’homothétie : même si ce n’était pas explicite, la CFDT voulait essayer de reproduire d’une certaine manière le type de démarche qui a permis à Solidarnosc d’exister. Je crois que c’était un élément dont Foucault aussi était conscient.

Foucault écrit qu’à la différence de Prague en 1968, ce qui se passe en Pologne en 1981 n’est pas seulement « une contestation interne au Parti communiste, mais implique l’ensemble de la société » - réaction populaire qui se manifeste également en France. C’est pourquoi Foucault peut parler d’une « affaire européenne », ce qui est très nouveau à l’époque du « rideau de fer ».

Si la CFDT était déjà pro-européenne, on peut penser que l’affaire de la Pologne l’a vraiment poussée à le devenir bien davantage, dans la prise de conscience de l’existence d’une classe ouvrière à l’échelon européen qui pouvait et devait travailler de façon unie. Il y a eu là un moment déclencheur : on critiquait depuis très longtemps le stalinisme, mais on n’avait jamais vraiment remis en cause le fait que, malgré tout, le Parti Communiste représentait quand même la classe ouvrière. C’était bien sûr quelque chose de dévoyé, c’était une dictature du prolétariat dirigée par des bureaucrates ; cela dit, les ouvriers eux-mêmes ne disaient rien. En Pologne, ils se sont rebellés. Bien sûr, il y avait eu quelques révoltes, comme en 1953 en RDA, mais là c’était vraiment nouveau et massif.

Sur quels autres points le rapprochement entre Foucault et la CFDT s’est-il construit ?

Après la Pologne, et à part les discussions avec Edmond Maire, ce qui l’intéressait le plus était le sujet de la Sécurité sociale. Un travail s’est donc engagé mais n’a pas abouti matériellement, car je crois que Foucault était malade. Il a surtout travaillé avec Robert Bono, qui était à la Commission exécutive chargée de la protection sociale. Foucault pensait que c’était là une question essentielle pour l’avenir de la société.

Cela dit, le 13 décembre 1982, juste un an après le coup d’État en Pologne, Foucault est revenu sur les raisons de ce combat commun pour la Pologne, à l’occasion d’un discours lors de l’inauguration des fresques murales réalisées par un peintre polonais dans les locaux du siège national de la CFDT, à l’époque au square Montholon. Voici ce qu’il disait : « Ce n’est pas que la Pologne ait été érigée en exemple. Le temps est fini, heureusement, d’aller chercher ici ou là des modèles. Mais elle fait partie à sa manière d’une expérience commune : celle d’un effort historique par lequel les sociétés contemporaines essaient de définir d’autres formes d’existence aussi bien très individuelles que collectives, aux lieux et places des schémas dont les réalités et les rêves du XIXème siècle nous ont fait les héritiers involontaires. Il ne faut pas écouter ceux qui se plaignent du vide ou de l’immobilité d’aujourd’hui : ceux-là n’ont que leur amertume pour former leur avenir. Il faut être attentif au contraire à tout ce mouvement, à tous ces mouvements pour lesquels se dessinent les figures de ce que nous pourrons être. »

Vous avez signé le texte « Questions à la CFDT », dans Le Monde du 17 avril 2004, avec d’anciens dirigeants de la Confédération (Albert Detraz, Jeannette Laot, Louis Moulinet, etc.). Quelles sont, selon vous, les grandes différences entre la ligne de la direction actuelle et celle de la CFDT dont Foucault s’était rapproché ?

À l’époque, on croyait au pouvoir de la mobilisation, à l’articulation entre celle-ci et la négociation. On croyait à la possibilité de transformer la société - et pas simplement de l’aménager dans un sens plus ou moins favorable -, à la capacité des salariés de prendre eux-mêmes leurs affaires en main et de ne pas être simplement gouvernés par une élite qui les représente dans des instances nationales. On croyait au sens du combat, et que la société - et surtout la classe ouvrière - subissait une exploitation ou une aliénation réelle. C’est encore la position d’Edmond Maire en 1984, dans son dialogue avec Foucault. On croyait donc à toute une série de choses auxquelles aujourd’hui, me semble-t-il, dans ses discours comme dans ses actes, la direction actuelle de la CFDT ne croit plus. Des choses assez fortes, j’en suis persuadé, pour justifier et rendre publics un éloignement ou une critique. Nous ne nous retrouvons pas dans cette CFDT que nous avons contribué, par ailleurs, à construire pour une grande part. Les désaccords exposés dans ce texte de 2004 portent tous sur le fond.

Dans ce texte on peut lire : « Ce rôle est celui aujourd’hui d’une « agence sociale », voire d’un syndicat officiel [...]. « L’accord » sur les retraites en 2003 relève plus de la co-élaboration entre gens qui pensent être dépositaires de l’intérêt commun que du contractuel au sens propre ».

La CFDT joue en partie le rôle d’une agence sociale, au moins au niveau national. Il faut tenir compte de la désyndicalisation, de la perte d’effectifs du syndicat à l’issue du débat sur les retraites, qui semble très importante : même si on n’a pas les chiffres exacts, la direction elle-même parle d’au moins 15 000 ! Avec des forces militantes relativement faibles, dont la préoccupation principale est d’être dans des instances de représentation, la CFDT est devenue une institution. Et cela, même au niveau local : dans beaucoup de comités locaux de la région, du département, on invite constamment les syndicats parce qu’il faut « discuter avec les gens qui ont une expérience différente », etc. Malheureusement aujourd’hui, ce sont des tendances lourdes. Quand on prononce le mot conflit, cela fait peur, c’est un mot qui serait soi-disant archaïque : aujourd’hui, on devrait parler de « négociation », de « concertation », d’« entente », etc. Effectivement, si Foucault avait été là en 1995, entre lui et la CFDT, le courant ne serait vraiment pas passé.