Vacarme 29 / Usages

les inventions de la clinique

par

Psychanalyste, professeur de pédopsychiatrie à l’université de Lausanne, François Ansermet intervient en clinique périnatale, dans un service de procréation médicalement assistée. Refusant d’indexer la santé psychique des sujets à la « normalité » de leur naissance, sa démarche est d’aider chacun à affronter les circonstances de sa venue au monde, le seul fait d’être là. Surprise : il dit avoir trouvé, dans Naissance de la clinique, un déclencheur et un viatique. Ou comment une archéologie du regard médical permet de libérer l’écoute clinique des illusions de la maîtrise, et des facilités de la nomenclature.

François Ansermet a notamment publié : Clinique de l’origine, Payot Lausanne, 1999 ; À chacun son cerveau, plasticité neuronale et inconcient, (avec Pierre Magistretti), Odile Jacob, 2004. Voir aussi le dossier consacré à son travail dans Vacarme n°26.

La clinique s’est d’abord constituée comme une méthode, une façon de penser : c’est la force de Naissance de la clinique [1] d’avoir démontré ce statut premier qui s’est perdu au fil du temps, au point d’être aujourd’hui le plus souvent ignoré comme tel par le clinicien ; la clinique est devenue pour le médecin sa pratique, et non plus la construction discursive du savoir qui la sous-tend. Ce malentendu tient peut-être justement au fait que, dans sa généalogie même, comme l’a montré Foucault, la clinique associe le savoir, le malade et l’institution : les fondements de la clinique sont aussi conjoncturels, institutionnels et politiques. Du coup, quand la conjoncture change, son savoir se modifie ou même se perd.

Le déclin de la clinique

La psychiatrie contemporaine en est un exemple marquant, elle qui ne vise plus que des diagnostics « reliables », constellations de signes, ou plutôt d’items, qui ne trouvent leur validation que dans le fait que tous les voient de la même manière [2]. On rejette le particulier, alors que la clinique s’est au contraire établie à partir du particulier, pour penser l’articulation de l’un et du multiple, en cherchant le général au point le plus extrême du particulier.

Le clinicien ne sait plus sur quoi son savoir se fonde. Cet oubli - qui est aussi oubli de cet oubli - est une perte. Alors que la méthode clinique s’est constituée pour accueillir le nouveau, elle n’est plus que la conservation de ce qui est déjà connu. Les enjeux de sa méthode ont disparu dans les sillons de la répétition. Aux potentialités de la démarche clinique s’est substituée la vérification de ce que l’on sait déjà. On préfère le retour du même à la surprise de l’inconnu. De la clinique comme méthode de pensée - où penser veut dire « penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit » [3] - il ne reste que l’exploitation d’un savoir pratique pré-établi. Pour le saisir en une formule, la psychiatrie, plus encore que la médecine somatique, est devenue le lieu d’un déclin de la clinique.

La clinique psychanalytique

En contrepoint de cette évolution, ce n’est peut-être plus que dans la psychanalyse qu’on retrouve aujourd’hui les enjeux de la méthode clinique. La prédiction de Lacan en 1975 à l’Université de Yale [4], qui faisait de l’invention freudienne la « dernière fleur de la médecine », semble bel et bien accomplie. La psychanalyse s’appuie effectivement sur la clinique, tant pour résoudre les questions théoriques qu’elle se pose que pour orienter sa pratique. D’où peut-être l’appel de plus en plus fréquent que fait la médecine de pointe à la psychanalyse, à partir des vertiges qu’impliquent ses avancées technologiques. Excessivement réglée par des universaux, cette médecine bute sur l’incontournable d’une singularité qui s’impose là où tout devrait être maîtrisé, au risque de faire basculer ses projets. Ce constat conduirait ainsi à faire effectivement de la psychanalyse l’avenir paradoxal d’une médecine dont les « nombreux moyens d’opérer, entièrement répertoriés à l’avance, réglés comme du papier à musique », se heurtent aux faits d’un sujet qui réagit souvent de façon imprévue aux stratégies auxquelles on le soumet.

Foucault avec Lacan

Trouver une convergence entre ce que Foucault dit de la clinique et la psychanalyse peut paraître surprenant. L’ambivalence de Foucault quant à la psychanalyse est en effet bien connue. C’est pourtant une thèse qui peut être défendue dès lors que l’on considère la clinique comme un espace où se joue le rapport du sujet à la vérité. Foucault reconnaît Lacan comme étant le seul depuis Freud à avoir recentré la psychanalyse sur cette question [5]. Bien sûr, l’idée sur laquelle repose la psychanalyse qu’un sujet puisse se transformer du fait d’avoir accès à la vérité [6], est prise par Foucault comme une posture parmi d’autres de l’epimeleia heautou, du souci de soi. Ce point n’est cependant pas une critique de la psychanalyse. Ce constat n’écarte pas l’effet pour un sujet d’être amené à dire le vrai sur lui-même. Ce qui est visé plutôt, c’est le fait que lorsque le rapport entre sujet et vérité n’est pas pensé théoriquement, la psychanalyse bascule dans une sorte de positivisme psychologique contraire à ses enjeux - que Foucault critique d’ailleurs dès Maladie mentale et psychologie en 1962, lorsqu’il affirme que jamais la psychologie ne pourra dire la vérité sur la folie, « puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie » [7].

Rendre le visible énonçable

Revenons à la clinique médicale. Foucault la saisit comme une théorie du regard dans son rapport au langage. Ce que vise cette clinique dans sa constitution, c’est de rendre le visible énonçable, en un passage sans résidu du visible à l’énonçable. Elle rêve d’un équilibre possible entre la parole et le regard, à partir de l’incroyable postulat « que tout le visible est énonçable et qu’il est tout entier visible parce que tout entier énonçable » [8]. C’est bien la logique de Condillac qui sert de modèle épistémologique à la clinique médicale, à travers l’idée d’une adéquation totale entre le visible et le dicible. Tout dans cette clinique repose sur l’oeil : un oeil qui parle, serviteur des choses et maître de la vérité, dans le mythe d’un pur regard qui serait aussi pur langage, capable de faire parler ce que tout le monde voit sans le voir.

Ce qui n’empêche que, pour entrer en fonction, ce regard doit s’incarner. Il lui faut le coup d’oeil du clinicien qui, loin de tout enregistrer et de tout totaliser, frappe en un point décisif. Le coup d’oeil permet de se décoller des apparences, de se détacher de ce qui est déjà connu. Toute théorie devrait ainsi se taire ou s’évanouir au lit du malade [9], pour saisir l’inconnu tout en s’appuyant sur ce qui est déjà connu. On mesure à quel point la théorie du coup d’oeil introduit une logique du particulier qui va à l’encontre des universaux régis par les tableaux cliniques, supposés faire coïncider le visible et l’énonçable. Peut-être est-ce cette contradiction, inhérente à la clinique, finalement non reconnue comme telle, qui est au principe des nombreuses avancées rendues possibles par sa méthode.

Aux limites de l’énonçable

Ce que semble donc viser Foucault, au-delà de sa discussion sur la clinique, c’est ce qui se joue aux limites de l’énonçable. C’est autour de cette même question qu’il entre en débat avec la folie, comme point de vacillement, comme espace de dispersion du langage. C’est peut-être aussi ce qui l’amène à dire qu’il faudra un jour rendre justice à Freud [10] d’avoir produit une rupture vis-à-vis de l’effacement de la folie dans les savoirs et les institutions qui ont voulu la contenir et la maîtriser. La psychanalyse laisse ouverte l’énigme de la folie, au-delà de son statut de maladie, à condition toutefois que soit entendu ce que dit le sujet de sa vérité, ce que permet le dispositif de la clinique, du moins lorsqu’elle ne se laisse pas totalement fasciner par le visible, lorsqu’elle ose aller aux limites de l’énonçable.

La clinique psychanalytique s’inscrit assurément dans ce mouvement. Mais, pour cela, elle a dû prendre le parti de mettre l’oeil entre parenthèses, et faire de cette élision le principe de son développement. Là où la clinique médicale reste fascinée par le spectacle des maladies, Freud invente un dispositif qui préserve de l’apparence. Avec le divan, il coupe le spectacle et se soustrait au visuel. Que devient dès lors le regard ? Échappé du visuel, il va à la rencontre de la parole, à l’opposé d’une superposition entre le visible et l’énonçable. Ce n’est pas là que désenchantement : il s’agit plutôt de la constitution d’un sujet divisé entre savoir et vérité, sans recouvrement possible.

L’oeil et le regard

La clinique médicale est donc une clinique du voir, mettant en jeu l’oeil et la positivité de l’objet. Elle procède du repérage, de la description, de l’arpentage, pensant pouvoir épuiser l’objet à force de le décrire, postulant du même coup un objet neutre, positif, immuable. Or l’hypothèse de l’inconscient introduit à une logique négative : c’est dans les discontinuités du discours conscient, dans les détails de la vie quotidienne, dans les rebuts de l’observation, dans les traces qui échappent au repérage que se manifeste l’évidence de l’inconscient. Pour Lacan, il ne s’agit pas d’opposer le visible et l’invisible, mais plutôt l’oeil et le regard. Insistant sur la schize de l’oeil et du regard, Lacan a fait du regard un objet, l’objet négativé de la pulsion scopique [11]. Ainsi, dans la clinique psychanalytique, l’objet ne vient pas remplir l’oeil : sa clinique inclut le regard, le respecte, mais rend aussi compte de ce qui ne peut être saisi, de ce qui ne peut se voir. Le regard est alors mise en scène d’une absence, de l’évanouissement qui résulte de cette traversée. Peut-on vraiment faire l’économie de la vie - c’est-à-dire de la pulsion - lorsqu’il est question de l’objet clinique ? On a des yeux pour ne pas voir - mais pour ne pas voir quoi ? Justement, « que les choses nous regardent » [12]. C’est ce qu’avait pointé finalement de façon pertinente la théorie du coup d’oeil.

Il y a donc quelque chose dans la clinique qu’on ne peut pas saisir, dont on ne peut que reconnaître l’absence. Cette absence, ce vacillement, cette béance, cet évanouissement, donne accès au sujet au-delà de ce qu’il manifeste, au-delà de l’apparence. C’est ainsi que le regard de l’analyste se dirige vers une autre scène, inconsciente. Ce regard, échappé du visuel, va dès lors à la rencontre de la parole. Mais cette fois, contrairement aux thématiques du clinicien, sans le rêve d’un recouvrement sans reste entre le visible et l’énonçable, rencontrant cet impossible qui est à la base de ce réel impossible à supporter au centre de tout fait clinique [13].

Pour une pratique de l’impasse

La clinique psychanalytique donne donc accès à quelque chose d’insaisissable. Le propre du sujet est de ne pas pouvoir vraiment se saisir comme tel. Une part de lui-même lui échappe. Ce qu’il sait et montre occulte ce qu’il ignore de lui-même, ce qui ne se voit pas dans ce qu’il manifeste. Sa réalité doit être aussi recréée telle qu’on ne la voit pas. Il s’agit de développer l’écoute de ce qui ne s’entend pas. L’attention doit se porter vers l’inapparent, l’inaudible. C’est aussi ce qu’exprime l’hypothèse de l’inconscient, qui justement se manifeste dans les discontinuités du discours conscient. L’essentiel est d’oser s’y risquer. Encore faut-il supporter ce saut dans l’inconnu. On ne sait pas où cela mène. Un tel processus nécessite une part de création.

La chose psychique ne colle pas à la réalité. Dans une certaine mesure, celle-ci doit être recréée pour qu’on puisse l’aborder. C’est ainsi que la clinique est en même temps un travail d’exploration et de transformation. Chacun se façonne à sa manière, fait ses propres choix, trouve ses propres réponses. C’est dans l’interrogation et surtout dans les points de butée rencontrés, lorsqu’ils touchent au réel, que le sujet peut s’inventer. C’est là le paradoxe central propre à la clinique psychanalytique. Ce qui résiste à l’énonçable devient l’occasion d’un changement possible. C’est quand on touche au réel, indicible, invisible, qu’on peut viser un effet nouveau pour le sujet - un sujet responsable de sa position, c’est-à-dire constitué à partir des propres réponses qu’il invente face au réel.

Une clinique à l’envers

On mesure à quel point la clinique psychanalytique est dans une certaine mesure une clinique à l’envers par rapport au projet de la clinique médicale. La médecine voudrait que tout soit possible. La psychanalyse mise sur l’impossible pour ouvrir à nouveau le champ des possibles. C’est par ce dont elle ne peut pas rendre compte que quelque chose est à nouveau possible. Il y a là un renversement difficile à exprimer dans la mesure où il utilise la méthode clinique tout en la subvertissant. Subvertir au sens propre du terme, c’est-à-dire mettre les choses sens dessus dessous. C’est d’ailleurs le propre de la psychanalyse, en particulier avec Lacan, de subvertir les champs sur lesquels elle s’appuie. Tel est l’enjeu de la clinique. Telles sont les inventions qu’elle permet. C’est dans l’impasse de son intervention qu’elle trouve paradoxalement les voies d’une issue possible. C’est dans ce qu’elle ne peut pas saisir ou énoncer que se trouve l’espace d’une liberté où le sujet pourra défaire ce qui s’est figé, pour s’inventer différemment.

Notes

[1M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1972.

[2C’est en effet aujourd’hui la perspective de la classification américaine de la DSM IV et de l’OMS ICD 10, qui veulent justement se présenter comme a-théoriques, et finalement sans sujet, tant du côté de l’observé que de l’observateur...

[3M. Foucault, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard 1984, p. 14.

[4J. Lacan, Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines. Scilicet 6/7, Paris, Seuil 1976, p. 7-31.

[5M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France, 1981-82, Paris, Gallimard, Seuil, 2001, p. 31.

[6Ibid., p. 30.

[7M. Foucault, Maladie mentale et psychologie, Paris, PUF, 1962, p. 89.

[8M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 116.

[9Corvisart, Nouvelle méthode pour reconnaître les maladies internes de la poitrine, Paris, 1808, cité par M. Foucault, ibid., p. 107.

[10M. Foucault, « La folie, l’absence d’oeuvre », 1964, Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 1994, p. 412-420.

[11J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre XI (1964), Paris, Seuil, 1973.

[12J. Lacan, Séminaire XI, op. cit., p 100.

[13C’est ainsi que la clinique peut être en effet définie comme « le réel en tant que l’impossible à supporter ». J.-A. Miller, « Encyclopédie », Ornicar, 24, 1981, p. 44.