Vacarme 29 / Fronts

moindre droit

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Au coeur des années de plomb, Foucault montra que le refus catégorique de la lutte armée d’extrême gauche imposait une même vigilance envers ses adversaires étatiques ; il refusa surtout d’admettre que la justice devrait, lorsqu’elle juge du politique, devenir à son tour justice politique. Vingt-cinq ans plus tard, l’extradition de Cesare Battisti ou Paolo Persichetti fait écho, jusque dans ses détails, à celle de Klaus Croissant : l’excès de la gestion gouvernementale et policière sur les principes du droit demeure, mais sa critique, elle, semble devenue inaudible.

« Vous connaissez trop bien l’État pour ne pas savoir qu’il donne rarement l’exemple aux individus. » Lorsque Michel Foucault écrit ces mots dans une « Lettre à quelques leaders de la gauche » [1], il a une côte fracturée, résultat du coup de matraque reçue de CRS zélés devant la prison de la Santé. Il entourait, en compagnie notamment de Gilles Deleuze et Jean-Paul Sartre, les avocats de Klaus Croissant venus - en vain - rencontrer leur client, avocat allemand sur le point d’être extradé. On a presque oublié aujourd’hui que, dans les années 1970, le gouvernement ne craignait pas de faire matraquer un professeur au Collège de France. Sur le ton de la colère, Michel Foucault fustige l’attitude des dirigeants de la gauche parlementaire qui ont failli dans la défense de l’État de droit et du droit d’asile dont s’enorgueillit si souvent la France. Foucault commençait ainsi cette Lettre, parue dans le Nouvel Observateur du 28 novembre 1977 : « Croissant extradé, vous avez bien voulu dire que vous étiez indignés : le droit d’asile était bafoué, les voies de recours légales étaient tournées, on avait livré un réfugié politique. Dira qui voudra que vous auriez pu vous prononcer plus tôt... Beaucoup qui ne sont pas pétitionnaires d’habitude vous avaient indiqué un chemin où vous n’auriez été ni tout à fait seuls ni trop manifestement en avance. »

Le 25 août 2002, la France extrade vers l’Italie Paolo Persichetti. Une patrouille de police l’intercepte vers 20h alors qu’il va dîner chez des amis - il est pourtant connu de tous, et d’abord de son employeur, le ministère de l’Éducation nationale (Persichetti enseignait à l’Université Paris VIII). À peine une heure plus tard, il est déjà dans un fourgon blindé en direction du tunnel du Mont-Blanc. Ses amis (et l’opinion publique) le revoient seulement le lendemain à la télévision, filmé à Rome entre deux carabinieri, s’apprêtant à purger les dix sept ans de réclusion auxquels il a été condamné onze ans plus tôt sur le témoignage d’un repenti (qui se rétracta une fois sa remise de peine obtenue en échange). Il était depuis 1994 sous le coup d’un mandat d’extradition, signé par Edouard Balladur, alors Premier ministre. Son application quelques neuf années plus tard peut surprendre ; mais le pouvoir discrétionnaire du gouvernement ne laisse aucun recours dans ce cas.

Persichetti est d’abord incarcéré près de Rome, dans la prison de Rebibbia, comme le sont encore beaucoup d’anciens de la lutte armée des années 1970, souvent aujourd’hui en semi-liberté. Mais l’État italien apprécie fort peu les visites qu’il reçoit, de sa mère, mais aussi des députés des groupes Verdi ou Rifondazione Comunista. Rapidement transféré à plus de 200 kilomètres de la capitale, à Ascoli Piceno dans les Marches (région mal desservie par les transports, ce qui rend plus rares les visites), il se retrouve dans une prison de haute sécurité, aux côtés de chefs mafieux qui n’aiment guère les détenus dits « politiques ». Malgré une lettre de sympathie du sénateur à vie Francesco Cossiga, ministre de l’Intérieur démocrate-chrétien pendant les « années de plomb », l’assurant de son intervention en sa faveur, on continue aujourd’hui de lui refuser d’avoir un ordinateur en cellule afin de terminer sa thèse, commencée à Paris VIII sur la judiciarisation de la vie politique. Déplacé l’an dernier à la prison de Viterbo, plus proche de Rome, il reste soumis à des conditions de détention très strictes, selon l’article 41bis qui crée un régime spécial pour les mafieux et les terroristes.

Cesare Battisti, lui, attend dans l’ombre l’examen de son pourvoi par la Cour de cassation. À son encontre, une double condamnation à perpétuité a été prononcée par contumace de l’autre côté des Alpes, notamment pour deux meurtres commis le même jour à la même heure, l’un à Milan, l’autre à Venise, distantes de 200 kilomètres. C’est là une application du droit d’exception entré en vigueur à la fin des années 1970 avec les lois Cossiga, du nom du ministre susdit qui mena, du côté de l’État, ce que les historiens qualifient de « guerre civile de basse intensité », plus souvent connue sous le nom des « années de plomb ». Cesare Battisti a en effet été condamné pour la plupart des actes commis par les Proletari Armati per il Comunismo, le groupe auquel il appartenait, en vertu du « délit continu » : cette disposition exorbitante du droit commun permet de poursuivre une personne, supposée membre d’un groupe armé, pour tous les actes commis ou simplement revendiqués par ce groupe, même si le prévenu prouve qu’il n’a pu matériellement commettre tel ou tel acte.

Si Michel Foucault a toujours été très clair dans son opposition catégorique à toute forme de terrorisme ou d’action armée, il s’est cependant vigoureusement engagé pour le respect des droits à un procès équitable et à un avocat pour les militants inculpés. Concernant l’Italie, il signe avec Sartre, Deleuze, Barthes, Sollers et d’autres, un « Appel contre la répression s’abattant contre les militants ouvriers et les dissidents intellectuels en lutte contre le compromis historique ». Ce texte, publié le 5 juillet 1977 dans le journal Lotta Continua (non reproduit dans les Dits et écrits [2]), soutient les chercheurs de l’Institut de sciences politiques de Padoue (dont Toni Negri) et aboutit, en septembre, à la tenue d’un rassemblement international à Bologne. Depuis mars en effet, l’Italie connaît le « mouvement de 1977 », porté par une génération qui n’a pas connu celui de 1968, et dont les revendications et formes d’action sont souvent radicales et violentes. La répression qu’ils subissent l’est tout autant. L’usage des armes à feu est fréquent, aussi bien de la part des forces de l’ordre que des manifestants. L’Italie est alors pratiquement sur le point de basculer vers un conflit armé ouvert, et les groupes armés clandestins, se développant en nombre, recrutent facilement de jeunes aspirants à l’emploi des armes. L’enlèvement d’Aldo Moro pendant 55 jours, de mars à mai 1978, constitue le sommet du face-à-face entre movimento et État. On connaît la suite : l’État engage une vaste répression, avec - chose rare dans la vie politique italienne - l’appui de tous les partis de la majorité parlementaire et du Parti Communiste (Pci). Celui-ci, qui connaît bien les militants d’extrême gauche, donne alors des informations aux forces de l’ordre, dans son souci de montrer qu’il soutient (bien que « de l’extérieur ») les gouvernements démocrates-chrétiens (Dc), en application du « compromis historique ». Tout un corpus juridique d’exception, fondé sur l’urgence, est alors voté avec d’écrasantes majorités au Parlement, fruits de l’alliance Pci-Dc.

Michel Foucault et les intellectuels français signataires s’indignent contre ces méthodes dites « à l’allemande » que l’État italien commence à mettre en oeuvre. Mais le mouvement, qui connaît une dérive « militaire » à partir de 1979, s’éloigne de ses soutiens dans la population [3] (notamment ceux qu’il avait en nombre parmi les ouvriers) et, isolé, il est décimé par l’État : des dizaines d’années de prison s’abattent sur ses militants, interpellés peu à peu. Quelques-uns de ces vaincus parviennent à se réfugier en France, souvent à bout de forces après des années de traque policière. Après l’élection du 10 mai 1981, le « gouvernement du changement » décide de laisser poser leur sac à ceux « qui ont rompu avec la machine infernale » (François Mitterrand) en leur offrant la sûreté. Cet asile de fait prend le nom de « doctrine Mitterrand » quand le président français s’exprime en ces termes en 1985 devant le congrès de la Ligue des Droits de l’Homme.

On ne peut manquer d’être frappé par l’écho qui semble résonner entre les « affaires » Persichetti et Battisti et chaque texte de Michel Foucault sur « l’affaire Croissant », jusque dans certains détails.

Le 7 avril 2004, les soutiens de Cesare Battisti et les journalistes français et italiens passent l’après-midi dans un étroit couloir devant la porte de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris. Ils sont pourtant arrivés en avance, prévenus que la salle est petite. Mais les gendarmes leur en refusent l’accès « faute de place », car, selon eux, avocats et famille occupent déjà toutes les chaises. Leurs dires sont impossibles à vérifier ; la porte restera close. Quelques jours plus tôt, dans les locaux de la Ligue des Droits de l’Homme, à l’issue de la conférence de presse de soutien à Cesare Battisti, on avait surpris les paroles murmurées par Jean-Jacques de Felice, l’un de ses avocats : « Elle est bien petite, cette salle de la chambre de l’instruction, tout le monde ne pourra pas entrer ». Sans doute avait-il en mémoire bien des batailles passées...

Michel Foucault commence ainsi « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? » (Le Nouvel Observateur, 14 novembre 1977 [4]) : « L’autre soir sur TF1, le directeur de la [revue soviétique] Literatournaia Gazeta a promis que le public pourrait assister au procès de Chtcharanski [5]. « Si la salle est assez grande ». Les Français ont ri. Huit jours après, Klaus Croissant comparaissait devant la chambre d’accusation qui doit statuer sur son expulsion. [...] Or la salle n’était guère plus grande que celle où, sans doute, sera jugé Chtcharanski. Ou plutôt la place y était singulièrement restreinte par la présence d’une cinquantaine de jeunes gens que l’on sentait « en civil » [...]. Peu plaisante justice que borne un cordon de police. Et triste tribunal s’il n’est pas soucieux de la liberté des regards qu’il a à soutenir. » Foucault retrace ensuite l’histoire des droits de l’extradition et de l’asile en France, et remarque qu’après 1920, une période de libéralisation de la politique d’asile est alors l’apanage de la France, face aux régimes totalitaires qui existent dans de nombreux États. Selon lui, avec Croissant, « on veut revenir à une restriction du droit d’asile politique qui rappelle la « lutte contre les anarchistes » » de la fin du XIXème siècle. Et Foucault de noter la volonté « d’inverser la ligne de pente d’une pratique générale qui a permis, depuis des années, d’abriter l’indispensable émigration politique ».

Aujourd’hui, l’emploi du mot « terrorisme » permet toujours de légitimer une justice politique implacable qui, en Italie, s’apparente à une sorte de vengeance amalgamant ce passé qui ne passe pas à des peurs populaires, alors que, vaincu, le mouvement de lutte a disparu. Mais il apporte surtout des bénéfices immédiats au pouvoir actuel : en réduisant la contestation d’antan à des complots individuels ou à d’obscures « bandes armées » sanguinaires, il masque son caractère politique tout en criminalisant aujourd’hui tout mouvement potentiel de contestation.

Si Foucault ne se prononce pas sur le combat des prévenus allemands, il ne transige cependant pas sur le respect des droits de la défense ni sur les garanties juridiques qu’une démocratie se doit de protéger. Il met en garde contre les dérives sécuritaires qui peuvent tenter tout pouvoir étatique, comme celles des États allemand et italien en 1977. Elles sont, selon lui, la conséquence des « mesures d’exception prises en Allemagne ou dans l’actuel projet d’une convention antiterroriste internationale ». Concernant l’Italie, « l’Appel contre la répression » énumère une longue liste d’atteintes aux libertés politiques et aux droits fondamentaux (dont les droits d’association et d’expression, notamment contre des éditeurs et des radios libres). Il y est dénoncé la campagne de presse qui présente le mouvement comme un complot, incitant de fait à une « véritable chasse aux sorcières », et les « persécutions » contre le réseau d’avocats du Soccorso Rosso qui défend les militants ou les soutiens du mouvement. Dans le cas de Croissant, Foucault rappelle qu’outre-Rhin, près de soixante-dix de ses confrères avocats sont inquiétés pour avoir comme clients ces prévenus. Et le philosophe de saluer les avocats français qui ont défendu, toujours dans la petite salle de la chambre de l’instruction, l’avocat Croissant, parmi lesquels - déjà - Me Jean-Jacques de Felice.

Foucault écrivait à l’époque que ce droit d’avoir un avocat était « d’autant plus indispensable que le détenu, du fait même de son emprisonnement, est toujours dans un état d’infériorité juridique, dans une situation de « moindre droit », et que les autorités disposent, avec les médias, d’une autre scène où elles font jouer un procès qui est souvent sans réplique possible, ou du moins sans réponse proportionnée ». Au soir du 13 mai 2004 (date de l’audience de renvoi du procès Battisti), les télévisions ouvraient leurs journaux par la nouvelle d’un mystérieux groupe « terroriste » menaçant de faire sauter les voies ferrées. Après une quinzaine de minutes de reportages alarmistes sur les risques de déraillement des trains et les fameux messages parus dans Libération, le visage de Cesare Battisti apparaissait alors dans un coin de l’écran au-dessus du présentateur, qui enchaînait : « Terrorisme toujours, la Cour d’appel de Paris renvoie au 30 juin prochain sa décision sur l’extradition de l’ancien terroriste d’extrême gauche italien réfugié en France. »

Interviewé par Jean-Paul Kauffmann pour Le Matin de Paris, après avoir été matraqué devant la prison de la Santé, Michel Foucault déclarait : « [Le pouvoir] a considéré que l’opinion publique n’était pas redoutable ou qu’elle pouvait être conditionnée par les médias. [...] Toute la campagne sur la sécurité publique doit être appuyée - pour être crédible et rentable politiquement - par des mesures spectaculaires qui prouvent que le gouvernement peut agir vite et fort par-dessus la légalité. Désormais, la sécurité est au-dessus des lois. Le pouvoir a voulu montrer que l’arsenal juridique est incapable de protéger les citoyens. » [6]

Qu’une telle analyse ait été formulée il y a plus de 25 ans permet de mesurer, tant la situation qu’elle décrit semble quasi-normale aujourd’hui, le terrain perdu par les défenseurs du droit. Un terrain qu’ils continuent de perdre, presque insensiblement, jour après jour.

Notes

[1Dits et écrits, II, Gallimard, « Quarto », n°214, pp. 388-390.

[2cf. L’orda d’oro, de Nanni Ballestrini et Primo Moroni, Feltrinelli, 1997.

[3Le ministère de l’Intérieur italien estimait en 1979 à 120 000 les personnes susceptibles d’aider matériellement les groupes armés (voir Isabelle Sommier, La violence politique et son deuil, Presses Universitaires de Rennes, 1999).

[4Repris in Dits et écrits, op. cit., n°210, pp. 361-365.

[5Anatoli Chtcharanski, dissident soviétique.

[6« Michel Foucault : « Désormais, la sécurité est au-dessus des lois » » repris in Dits et écrits, op. cit., n°211, pp. 366-368.