Vacarme 29 / Fronts

Déménager journal de tournage

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Etablie en principe, la « sectorisation » de la psychiatrie française est en fait animée d’un mouvement de balancier : régulièrement repoussée en périphérie lointaine, puis sommée de réintégrer le coeur des villes suivant des stratégies pour réduire le nombre de « lits » où se mêlent critique de l’asile et restrictions budgétaires. Documentariste, Isabelle Rèbre a suivi pas à pas, et secousse par secousse, le déménagement d’un service psychiatrique de l’hôpital Perray-Vaucluse (91) vers un établissement situé aux portes de Paris. De la réclusion hors les murs à l’hospitalisation intramuros, quelles migrations, quelles réticences et quels arrêts ?

L’Eau du bain, d’Isabelle Rèbre et Pascal Petitqueux, est produit par VLR Productions.

Octobre 2003

RV avec Pascal, infirmier. Son idée : faire un documentaire sur le déménagement d’un service psychiatrique auquel il est rattaché. Avalanche d’informations.

Je retiens : le pavillon où nous allons tourner accueille, à une heure de chez eux, les malades du 4ème arrondissement de Paris. Les patients sont regroupés non pas par pathologie mais par secteur d’habitation. Le 15 décembre, patients et soignants quitteront l’établissement psychiatrique Perray-Vaucluse à côté de Ste Geneviève des Bois, pour l’hôpital Esquirol, à la porte de Charenton. Il ne s’agit pas d’un simple changement de lieu, mais d’une étape dans un projet de transformation de la psychiatrie parisienne.

Pascal a déjà trouvé le titre : « L’eau du bain ». Entendre : l’hôpital peut être chaud comme un bon bain dont il est difficile de sortir. Mais aussi : quitter un lieu dans lequel on a travaillé, vécu pendant 25 ans est un arrachement. Et peut-être encore : ne pas oublier en entamant cette nouvelle étape de la psychiatrie ce que la précédente - l’asile ? - a eu de bien.

Il parle beaucoup des soignants, parfois avec colère, de leur difficulté à bouger, à quitter la sécurité de l’hôpital, de leur comportement trop « maternant ». On parle de l’immobilisme des malades, mais qui parle de celle des soignants, de leur part dans l’inertie de l’institution hospitalière ?

Il s’emballe.

Faire le tri entre les informations et son histoire. Peu de choses s’impriment dans ma tête, le savoir ne s’accroche à rien, ma peur a pris toute la place. Je rentre dans cette histoire à la demande de Jean, ami producteur, qui devait savoir secrètement que j’avais quelque chose à y faire. Il me demande de réaliser ce film ; Pascal en sera l’auteur. J’y rentre tard avec trop peu de temps pour m’y préparer.

Jeudi 6 novembre 2003

Pas relu l’Histoire de la folie à l’âge classique qui m’avait tant marquée, mais une masse importante d’ouvrages, de documents sur l’histoire de l’asile, la sectorisation, etc...

Au lendemain de la guerre, 40_000 malades sont découverts morts de faim, retenus prisonniers dans les asiles. Des psychiatres - Diatkine, Oury, Le Guillant - n’auront de cesse désormais de dissocier la psychiatrie de l’enfermement. L’un d’eux, Lucien Bonnafé, fera date en soignant hors du cadre hospitalier à St Alban, en Lozère.

Dans les années 1960, une circulaire sur la sectorisation paraît. Dans les années 1970, dans un mouvement inverse à l’idée de sectorisation, on éloigne les malades de Paris : ils sont répartis dans 5 grands hôpitaux de la périphérie dénommés « les asiles de la Seine ». Depuis quelques années, ces grosses institutions ferment. Perray-Vaucluse qui accueillait jusqu’à il y a peu huit secteurs (arrondissements) en fait partie.

Lundi 1er décembre 2003

Vu Perray-Vaucluse pour la première fois il y a dix jours.

110 hectares plantés d’arbres centenaires, bordés par un mur d’enceinte. Les malades sont regroupés par arrondissement et par pavillon ; le nôtre se nomme « Maine Lorraine ».

Pour entrer il faut sonner, attendre que quelqu’un muni des clefs vienne ouvrir. Quelques patients sont derrière la vitre, debouts dans l’entrée, la plupart habillés de vêtements de sport, les autres, habits de nuit.

Je dis bonjour, serre des mains.

Dans le couloir, croisé un homme grand, barbe de deux jours, assez beau, vêtu d’un ensemble bleu : j’ignore s’il s’agit d’un patient ou d’un soignant, d’un bleu de travail ou d’un pyjama.

Fernand, mégot au bec et chapeau de paille, nous propose des petits-beurre et du chocolat.

Équipe réduite : François au son, moi au cadre, Pascal aux questions.

R.V. Marie-Christine.

Elle est l’un des personnages du film, avec Gilles et Philippe, trois des plus anciens soignants de P.V.

Marie-Christine porte toujours une blouse blanche, un nuage de fumée en guise d’étole. Nous l’emmenons dans un « Bourneville », ici on dit « B.O. », pavillon de plain-pied où résidaient les malades dans les années 1970. Elle raconte : les pavillons surpeuplés, les matelas par terre, le début de la mixité.

Je filme : les couloirs, les dortoirs, la chambre d’isolement.

Sur les murs, grandes affiches de cinéma assez laides : on m’explique qu’elles ne sont pas d’origine, une décoration pour les SDF qu’on installe ici les mois d’hiver trop rigoureux.

Pascal ne peut s’empêcher de se mettre dans le champ. Je lui fais signe de sortir, mais il n’entend pas ou sort d’un côté pour revenir de l’autre. Il fait partie du cadre ; il est dedans, je suis dehors. Il nous faudra bouger pour nous rencontrer et faire ce film.

À la sortie, un responsable de la sécurité nous interpelle : aucune autorisation n’a été transmise par l’administration. Interruption du tournage jusqu’à nouvel ordre.

Mardi 2 décembre 2003

Révision du plan de travail.

Pascal : « Si tu crois que tu peux maîtriser quelque chose dans un hôpital psychiatrique, tu te trompes ».

Pascal a derrière lui vingt-cinq années d’institutions hospitalières. À Charleville-Mézières, il a organisé des séjours en haute montagne avec des patients schizophrènes : lorsque ceux-ci quittent l’hôpital, ils ne sont plus les mêmes, chaque soignant sait cela.

Pascal espère une psychiatrie hors des murs, vit dans une haine de l’institution qui étouffe, empêche, déshumanise, paralyse. Parle souvent de la confusion entre malades et soignants, des soignants qui ne savent plus qui ils sont. Pourtant, ils sont l’hôpital : leur rôle va de la distribution des médicaments, la gestion de l’argent des patients, l’organisation des sorties - piscine, musée etc... - aux visites à domicile. Ce sont eux qui accompagnent les malades pour toutes leurs sorties : dentiste, coiffeur, visite à la famille...

Ils sont présents le jour, ils sont présents la nuit. Les psychiatres ? C’est autre chose.

Mercredi 3 décembre 2003

Accueil glacial du personnel.

Le sens de ce départ ? Aucune allusion au projet psychiatrique ; il n’est question que d’éloignement du lieu de travail. Les syndicats parlent de délocalisation : déplacement de 80 km.

À l’annonce du déménagement il y a quelques mois, aucun n’a voulu suivre.

Il aura fallu que le chef de service, Eric Piel, soit très présent, les fasse participer de manière active aux entretiens - ce qui n’était plus le cas depuis longtemps -, leur redonne un peu le goût de ce que peut être « soigner » pour que quelques-uns et finalement presque tous acceptent de suivre le service même si cela signifie travailler à une heure de leur domicile.

Ici, on dit : « suivre ou ne pas suivre ».

Ont-ils le sentiment que le changement permettra une meilleure qualité de soin ? Plutôt non. Cela voudrait dire que leur boulot ici c’était pas bien.

Croisé Madame Dupont dans le couloir.

Moi : Vous êtes allée chez le coiffeur ? ça vous va bien.

Elle serre son sac à main et ne répond rien.

La première fois que je l’ai vue - longs cheveux gris - j’ai cru voir Unica Zürn, peintre et écrivain sur laquelle j’ai réalisé un documentaire, rare femme à avoir écrit un livre à l’intérieur d’un H.P. Malgré la camisole des psychotropes, elle avait réussi à aller au bout de Vacances à Maison Blanche et de L’homme Jasminédité plus{}tard chez Gallimard. L’homme Jasmin c’est aussi Henri Michaux qui venait à Sainte-Anne lui apporter de l’encre de Chine et du papier. Les psychiatres de l’époque ne savaient pas « que c’était un écrivain... ». Ses ouvrages seront publiés après son suicide.

Madame D. est mon Unica.

Philippe, salle commune, intérieur jour.

Ph. raconte sa vision de l’hôpital la première fois, adolescent lorsqu’il longeait le mur à vélo et voyait effrayé les patients aux grilles, les chaussures par terre... Sa mère déjà travaillait là, sa soeur plus tard aussi : Perray-Vaucluse c’était l’usine du coin .

Fernand : « Gâteau, chocolat ? ».

L’hôpital psychiatrique comme une usine...

Gilles, bureau des infirmiers.

Belle lumière. Dès le « ça tourne », Gilles se met à glisser lentement hors du cadre, se retrouvant bientôt à la limite du hors-champ. Dans les propos, pareil.

En partant, croisé l’Homme en bleu : Bonsoir.

Jeudi 4 décembre 2003

Café. Les soignants sont regroupés dans l’office, petite pièce allongée qui ressemble davantage à un couloir. Porte toujours close.

Je paie mon droit d’entrée, un paquet de café.

La tension est palpable : hostilité à notre présence. Pascal enrage toujours sur le même sujet : l’immobilisme.

Dans la salle commune, la cacophonie des téléviseurs allumés sur deux chaînes différentes rend supportable le vide. Philippe est souffrant, on ne tourne plus.

Je demande qu’on m’ouvre la porte des toilettes.

Déjà jeudi. Je sais qu’un film ne peut se faire sans l’assentiment de ses personnages. J’ai peur que le temps nous manque.

Je m’habitue à dire « soignant », on ne dit plus « infirmier ». Il y a des mots qu’on ne dit plus.

Infirmier : de l’ancien français enfermier refait sur infirme, du latin infirmus de l’ancien français enferme, malade.

Vendredi 5 décembre 2003

10 h Réunion Soignants/Soignés.

Nous faisons signer des autorisations. Qui veut, qui ne veut pas ?

Un patient dont tout le monde ignore le nom s’exprime uniquement à l’aide de l’index et du majeur, sourd et muet. Dans son pays en guerre, il est tombé en catatonie sous le coup d’un choc, pétrifié tel un poteau électrique.

Quelques patients - les plus jeunes - refusent catégoriquement d’apparaître dans le film : aucune image d’eux ici ne doit exister, ils sont soignés pour dépression nerveuse ou décompensation, vont bientôt retrouver leur place, personne ne doit connaître cet épisode de leur vie.

À la manière qu’il a de s’asseoir dans le cercle, je comprends de quel côté se trouve l’Homme en bleu.

Piel : On va quitter cet établissement lundi prochain ; pour certains, ça fait longtemps qu’ils sont là, pour d’autres moins. Qu’est-ce que ça doit devenir selon vous un hôpital comme ça ?

M. : Un VVF : un Village Vacances Familles pour Maghrébins !

Laurent : Un endroit pour les gens plus vieux, pour la retraite.

Et puis, en vrac : vous disiez que vous n’étiez pas prêt ? C’est pas tout à fait vrai... Personne n’aime déménager. On n’est jamais prêt ? Ça me fait plaisir de changer. C’est bien, c’est un gain de temps, on recommence tout à zéro.C’est une nouvelle hospitalisation en fait ! C’est une manière positive de prendre les choses.

M. : Comment on sera traité là-bas ? je veux dire d’un point de vue humanitaire. Ici, j’ai été heureuse... On était une bande de cinglés, les médecins ont été efficaces... Gamine, j’ai lu un bouquin qui disait que le médecin doit vouloir le mal du malade. Quand il veut le bien, ça ne marche pas...

Fernand, avec insistance, répète qu’il veut aller en maison de retraite : Eric ! Eric ! Moi j’irai pas à Esquirol.

M. monopolise la parole, empêche les autres de parler : Docteur Piel, pour avoir été médecin, il faut avoir été malade ?

Laurent, perdant patience, finit par hurler : Vous savez qui c’était Esquirol ? Esquirol c’était un médecin qui a fait la différence entre les prisonniers, les délinquants et les fous. Voilà qui était M. Esquirol.

Piel clôt la réunion.

Eric Piel, chef de service, auteur du « projet Paris Centre », d’un rapport commandé par Kouchner dans lequel on peut lire : « mettre en place un dispositif de Santé mentale et en particulier de psychiatrie publique, sectorisée et non sectorisée, innovant, adapté évolutif et fort ».

Piel, interne ici en 68, héritier de Bonnafé, idées louables. Préfère la salle commune et les malades au bureau.

Arrivé il y a deux ans avec une équipe de psychiatres et d’assistantes sociales, il a pour mission de mettre en action une autre psychiatrie dans le centre de Paris. Avec lui, assistantes sociales et psychiatres travaillent à trouver d’autres projets - famille d’accueil, appartement thérapeutique, maison de retraite, institution spécialisée - pour des malades qui n’avaient jusqu’ici d’autre lieu que l’H.P. Le projet affiche clairement une diminution de l’importance de l’hôpital - les lits - au profit d’un personnel mobile sur le terrain. Et puis surtout, symboliquement, ramener les malades dans la ville.

La droite au pouvoir, aura-t-il les moyens d’autre chose que supprimer des lits ?

Indiscrétion : Piel vit sur un bateau.

Lundi 8 décembre 2003

Madame D. revient de l’hôpital de jour à Paris, rue de Rivoli, où elle s’est inscrite à l’atelier macramé.

Macramé ? je demande surprise.

J’imagine Unica, une dentelle lourde de ficelle grisâtre nouée dans les mains. Je suis déçue, pensais que toutes les Unica étaient des poètes.

  • « Fabrication d’un journal », ça m’aurait bien tentéereprend-elle, mais avec les mots, j’ai trop peur...

Peur que le délire ne la reprenne.

J’ai honte. Même ici je suis aveugle : la folie n’est jamais douce.

Rangement.

Enfin le soleil inonde le couloir. Ces jours derniers, ciel bouché, noirs collés, aucune profondeur à l’image. Ce matin enfin, un peu de lumière.

L’atelier « fin gourmet ».

Quatre malades ont demandé à être filmés : nous n’avions pas prévu cela mais la demande est bienvenue. Chacun tient devant lui un saladier dans lequel il mélange les ingrédients d’un gâteau au chocolat. Stéphane, après avoir avalé une énorme cuillère de pâte lance : J’aime beaucoup ma grand-mère. Elle est morte la semaine précédente ; on a jugé préférable de ne pas l’emmener à son enterrement.

Il répète ainsi des phrases, plusieurs jours, puis la phrase change. À notre arrivée je me souviens du : Y’a des requins des rats d’égout ; depuis hier, la grand-mère.

Chaque jour, Pascal traduit pour moi les signes qui sans lui ne me parviendraient pas. La psychiatrie : un monde hors du monde.

En partant ce soir, en les quittant, j’ai envié les gens qui travaillent ici. Ici : quelque chose de stable, fixe, définitif. Me suis sentie protégée, hors d’atteinte, loin de tout.

Dans un article sur le film de René Féret, Histoire de Paul,Foucault parle de « la douceur de l’asile ».

Mardi 9 décembre 2003

Je comprends ce matin que tous les malades n’iront pas à Esquirol. Six d’entre eux, les plus handicapés, resteront sur le site, dans un pavillon transformé en unité de réhabilitation. Ph. et Linda, la psychologue, emmènent le petit groupe des six visiter leur future maison.

Difficile de saisir d’où vient le manque d’organisation, l’improvisation totale dans laquelle se déroulent les choses et qui ne sera pas sans conséquences sur les malades ; une lenteur inhérente à la lourdeur de l’institution, à la multiplicité des résistances rencontrées à chaque endroit de la décision (conseil médical, directions administratives, psychiatres, etc....).

Michel est allongé par terre près du radiateur, à moitié déshabillé, les pieds très abîmés. Il n’a pas bougé depuis des heures. Philippe vient le chercher pour l’emmener en minibus, il fait partie des six. Il faut filmer la scène, je ne peux pas, je laisse Michel hors champ.

Michel : Je veux pas venir, je suis tranquille ici, je veux pas, je veux pas. Je connais les piaules, c’est la cinquième que je fais, elles sont toutes pareilles. Et puis ça m’angoisse.

Philippe : Je sais que ça t’angoisse mais cette démarche c’est bien aujourd’hui mardi qu’on devait la faire.

Michel : Je bougerai pas de là. Et puis j’ai mal aux pieds.

Ph : C’est ton dernier mot ?

M : C’est le dernier.

Mercredi 10 décembre 2003

Hier, peut-être la scène la plus importante du film : un homme refuse de bouger et le crie.

Celui-là, comme d’autres, ne veut plus, ne peut plus, le chemin s’arrête ici.

Moi : Pourquoi veux-tu absolument les obliger à bouger, s’ils n’en ont plus la force ?

Pascal : Parce que c’est mon rôle. Un soignant doit remettre en route celui qui ne veut plus.

Avancer, c’est vivre ?

Pourquoi les portes fermées alors ? Pascal m’explique qu’elles le sont surtout pour l’Homme en bleu. Peur qu’il fugue encore. L’année dernière déjà, disparu de longs mois.

Fugue : du latin fuga, fuite.

Cette manière de se sauver, de marcher sans but, est appelée « voyage pathologique ». Ce sont ses délires qu’il fuit et dans ce déplacement qui pourrait être sans fin, tente d’échapper à son cauchemar.

Ne dit-on pas qu’il déménage ?

Obsession de la promenade chez celui-là ; ceux-ci tellement lents qu’ils en deviennent immobiles.

La folie comme un dérèglement du mouvement...

Michel Foucault, dans le même article : « La forme raide, répétitive, rituelle de la folie. La folie, cette chose au monde la plus rigoureusement réglée ».

De tels lieux doivent exister, lieux de repli, lieux d’arrêt, asiles, pour ceux qui ne veulent / ne peuvent plus avancer. Je sais que Pascal n’est pas d’accord, qu’il pense qu’on peut toujours, encore, qu’un regard neuf, un cadre neuf les remettra en marche, je sais qu’il hait ces murs, cette institution qui les enferme dans un statut jusqu’à oublier qu’ils sont des hommes.

Mais Pascal est ici et je suis là.

J’apprendrai qu’il y a deux manières de se jeter par la fenêtre : sur la tête pour une chute ultime ; sur les jambes pour ne plus jamais se tenir debout.

Depuis hier, Unica met du rouge à lèvres.

Les mots qu’on ne dit pas : « Délire », du latin delirium, de delirare, sortir du sillon.

Ici, il y a deux hommes en fauteuil roulant.

Jeudi 11 décembre 2003

Hier, Madame D.Unica a vu son visage dans le moniteur, s’est trouvée jolie et aimerait à présent que je la filme.

Les cartons envahissent le couloir.

Trois départs sont annoncés dans la matinée. M. rentre chez ses parents, M.D. retourne chez lui ; voilà quelques jours déjà qu’il n’était plus en robe de chambre dans la journée. Depuis une heure, Fernand attend debout dans l’entrée le taxi qui l’emmènera dans sa maison de retraite. En emportant la petite valise posée à ses pieds, il emporte TOUT.

La chambre de Laurent.

Une des plus habitées. Au mur, un portrait de lui au feutre, quelques lignes sur le complexe d’OEdipe recopiées du Quid ; sur sa table de nuit un bateau en bois couché.

Assis sur le lit, il regarde Gilles faire ses cartons : entre les deux, un sac poubelle.

Faire les bagages c’est trier : ce qu’on garde et ce qu’on jette.

Dans les placards, des piles de revues (Sciences & Vie, Navigation, Nouvel Obs....), des cahiers, du courrier, des cartes de Gilles envoyées d’Irlande ou de Ouessant.

Laurent et moi sommes des amoureux de la mer, dit Gilles. Il sait que ces bagages sont les derniers qu’il fait. Il quitte le service, ne suit pas.

Gilles (montrant des boîtes de Ricoré vides) : Je jette ça Laurent ?

Laurent : Non, pas toutes, c’est bien pour boire le café, juste la bonne taille.

Gilles : Ça ? Mais vous avez de quoi vous acheter une belle tasse.

Les malades hospitalisés depuis longtemps conservent toutes sortes de contenants qu’ils remplissent en cachette pour boire, parfois jusqu’à sept litres d’eau. Cette psychopathologie, la potomanie, provoque une dilution de l’iode dans le sang qui peut entraîner un arrêt du coeur. C’est pour les empêcher de boire qu’on les enferme alors.

Ce soir, alors que je voulais partir, Laurent m’a rattrapée.

Laurent : J’aimerais que vous m’écoutiez.

Je me suis assise.

Laurent ne peut devenir un personnage, un autre que lui-même, j’en sais trop.

Vendredi 12 décembre 2003

Le bouquet.

Madame D.Unica revient de chez le fleuriste avec un bouquet de fleurs blanches qu’elle a acheté pour MC.

MC, clouée sur une chaise par un lumbago.

MC : Ca ne vous angoisse pas le déménagement ?

Elle :Oh non, moi je suis contente de ne plus avoir à monter cette côte.(pour entrer et sortir dans l’hôpital elle doit traverser le parc) Ce qui m’ennuie ce sont les bagages. J’aimerais être commeMa sorcière bien aimée : remuer le nez et que tout se mette en paquet...

Repas amélioré : dinde aux marrons, tarte Tatin.

Après le déjeuner, Michel remplit son bol au robinet de la salle commune et en boit six d’affilée.

Lundi 15 décembre 2003

Le pot d’adieu. Le champagne et les petits fours ; les malades à droite, les médecins à gauche, les soignants derrière. Stéphane, de sa voix grave, en plein milieu du discours de la directrice : C’est pour nous rendre handicapés, handicapés. Elle s’interrompt et reprend.

Les deux bus.

Le signe de la main.

Les larmes, les baisers.

Arrivés à Esquirol, MC pousse des Mon Dieu ! : elle se rend compte que la petite Christine est restée là-bas. Elle dormait si bien, j’ai oublié de la réveiller !

Musique dans le pavillon d’en face, goûter amélioré avec pains aux raisins.

Les mots qu’on ne dit pas : fou.

« Le malade mental » se soigne avec des médicaments ;

la folie, c’est autre chose.