sortir de l’impasse

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Individualisme pavillonnaire et réinvention du projet démocratique sont-ils vraiment contradictoires ? L’exemple de villes de gauche en Île-de-France montre que divers outils se présentent aux élus pour contrer la tendance au repli des zones de lotissement. L’échelle communale offre en effet la double opportunité de pouvoir jouer sur la structuration du territoire — la réouverture de voies de circulation par exemple —, et sur une proximité entre élus et administrés dont jouissent peu les zones plus intensément peuplées.

Au cours des dernières années, le ralentissement de la production pavillonnaire en Île-de-France a permis de s’intéresser un peu moins au flux (les 12 000 logements individuels construits en moyenne chaque année) et de reconsidérer davantage le stock (les quelque 1 200 000 pavillons franciliens qui abritent aujourd’hui un quart des ménages de la région). Deux raisons sont à l’origine de ce changement de perspective. Tout d’abord la nécessité de guetter les évolutions internes de ce parc immobilier, l’homogénéité sociale ou la marginalisation économique fréquentes semblant propices au repli ou à l’isolement, parfois en dépit des utopies pionnières initiales. De nombreux travaux se sont attachés en particulier à en décrire l’entre-soi souhaité ou subi, à y mesurer les conséquences du vieillissement ou de l’éclatement familial. D’autres en ont éclairé les déterminants spatiaux, comme ce répertoire de formes minimal en matière de voirie privée (la « raquette », la « boucle » et l’impasse) qui, à partir des années 1970, a engendré un enclavement physique maximal [1] dans des centaines de lotissements pavillonnaires, aujourd’hui aussi exposés au repli que la petite dizaine de nouveaux lotissements fermés [2]. De façon plus offensive par ailleurs, s’est dessiné le désir d’élaborer des stratégies de reconquête afin de concilier individualisme légitime des classes populaires et réinvention du projet démocratique. Ainsi, les exemples de Chelles (Seine-et- Marne), Limay (Yvelines), Rosny-sur-Seine (Yvelines) et Saulx-les- Chartreux (Essonne), communes assez représentatives de la diversité des contextes pavillonnaires franciliens, montrent que l’échelle communale, souvent caricaturée comme celle de l’entre-soi des anciennes paroisses dont elle est issue, peut être au contraire le cadre privilégié de la reconquête d’espaces communs.

relier, traverser, rapprocher

À Chelles par exemple (45 000 habitants, 52 % de logements individuels, majorité PS), la liste de gauche a remporté les municipales de 1995 sur le thème de « la ville partagée », au moment même où se lançait la seconde phase d’un vaste ensemble pavillonnaire dans le quartier de Chantereine. Si elle n’a pu modifier qu’à la marge les composantes de cette phase, en y incluant une part de logements individuels sociaux, la nouvelle équipe s’est ensuite battue pour que les voies en impasse de la première tranche soient prolongées, afin d’éviter aux habitants de la seconde de longs et dangereux détours sur le chemin de l’école pourtant toute proche. Persuadés de la détermination des nouveaux élus à faire respecter leur engagement de campagne (jusqu’à la menace d’une expropriation de la voirie privée sur la base d’une « déclaration d’utilité publique »), les services techniques municipaux se sont par la suite ingéniés à décliner ces principes d’ouverture et de maillage dans leur action quotidienne.

De leur côté, à Saulx-les-Chartreux (5000 habitants, 71% de logements individuels, PC), élus et associations ont défendu le maintien des deux écoles maternelles au centre du bourg. Alors que certains habitants souhaitaient voir déplacer l’une d’elles dans un quartier excentré essentiellement pavillonnaire, il s’agissait d’inciter les jeunes parents de la commune à découvrir et fréquenter les autres équipements communaux (mairie, square), les locaux associatifs et les commerces de proximité du centre.

À Rosny-sur-Seine (4800 habitants, 88% de logements individuels, PS), c’est par la localisation au centre, entre la mairie et les écoles, de La Passerelle, un nouvel équipement associant médiathèque et centre culturel, que l’équipe municipale élue en 2001 a concrétisé sa volonté de multiplier les rencontres entre habitants des différents quartiers, désormais reliés au centre par des itinéraires piétonniers et cyclables. Le résultat est là : plus d’un habitant sur trois est aujourd’hui abonné à la médiathèque. Par ailleurs, si les associations liées à l’opposition municipale demandaient au maire que les réunions publiques de concertation autour du projet de plan local d’urbanisme se tiennent dans chaque quartier, sans doute pour que s’expriment plus vivement les égoïsmes micro-locaux face au projet de densification du centre et de développement de l’habitat social (des pancartes « Touche pas à mon village pavillonnaire » commençaient à fleurir aux entrées de la commune), le maire n’a accepté que pour organiser dans les quartiers des réunions thématiques concernant chaque fois l’ensemble de la commune, afin d’élever le débat, et de sortir par le haut de l’entre-soi des lotissements.

À Limay (15 700 habitants, 53% de logements individuels, PC), l’ouverture est en revanche encore difficile pour le quartier de la gare, coupé du reste de la commune par une route départementale très passante. Au milieu des années 1980, l’équipe municipale avait sollicité l’appui de la Caisse d’allocations familiales et d’associations spécialisées pour accompagner pas à pas l’accession sociale à la propriété de ménages principalement issus des grandes cités d’habitat social de la vallée de la Seine, dans ce nouveau quartier excentré mêlant petits immeubles et maisons individuelles, que l’opposition municipale dénonçait alors comme « un Val Fourré à l’horizontale ». En permettant à chacun de déjouer les pièges des « pavillonneurs », de bâtir son plan de financement ou de réaliser lui-même les travaux de finition, la municipalité communiste voulait montrer que le rêve pavillonnaire était accessible à tous et dans tous les quartiers, particulièrement mixtes, de la commune. Le pari n’est pas encore gagné.

Toutefois, comme les autres communes, Limay a depuis affirmé sa volonté de ne plus étendre son tissu urbain mais de le densifier et de le diversifier, pour « refaire la ville sur la ville », accroître l’intensité urbaine. Cette volonté se traduit par des règles d’urbanisme qui entendent notamment permettre la réalisation de petites opérations d’habitat social groupé au sein d’un tissu souvent principalement pavillonnaire, mais peuvent aussi favoriser la création de « mini-lotissements » privés en impasse. La doctrine des communes rencontrées ici à l’égard de ces nouveaux lotissements comme des plus anciens est aujourd’hui claire : la rétrocession à la commune (souvent pour un euro symbolique) de la voirie privée des lotissements, dont les associations syndicales de gestion ne tardent pas à trouver l’entretien trop coûteux, est conditionnée par la reconquête de leur traversée. Dit autrement, c’est « soit vous restez en impasse, mais vous entretenez vous- mêmes cette voirie privée et, accessoirement, vous portez vous-mêmes vos poubelles jusqu’à la voirie communale, à l’entrée de l’impasse ; soit vous acceptez le prolongement de votre impasse jusqu’à l’autre extrémité du pâté de maison, et vous réintégrez le maillage de la voirie communale ».

Une autre question de circulation se pose enfin : dans les lotissements pavillonnaires constitués avant les années 1970, mieux intégrés au maillage communal, les habitants se plaignent souvent du trafic de transit qui, aux heures de pointe, est censé déborder des artères les plus importantes (RN 13 à Rosny, RN 34 à Chelles) et se diffuser dans le tissu pavillonnaire. Ils demandent alors que les voies de desserte locales soient mises en impasse pour dissuader ce trafic parasite. Or, dans une région où les trajets courts (moins de trois kilomètres) représentent 48% des déplacements en voiture, les études commandées par les communes avant de modifier leur plan de circulation montrent souvent que ce trafic de transit n’est pas celui de vilains étrangers se rendant de Roumanie au Portugal, ou même de Meaux à Gennevilliers, mais d’habitants des quartiers eux- mêmes, rentrant chez eux quelques rues plus loin. Les solutions proposées se portent alors vers le développement des circulations douces susceptibles de capter une part significative de ce trafic local : redécouverte des anciennes sentes à l’écart des voies automobiles à Saulx-les-Chartreux, organisation du ramassage scolaire pédestre à Chelles et Saulx-les-Chartreux.

jouer de la proximité

L’échelle communale, accusée de tous les maux quand il s’agit d’endiguer le flux pavillonnaire (vulnérabilité des maires isolés face aux pressions des promoteurs, incohérence des microdécisions municipales à l’échelle métropolitaine), semble ainsi receler de réelles marges de manoeuvre dans le réinvestissement du stock pavillonnaire. Pour trois raisons au moins.

Premièrement, cette échelle offre une articulation entre deux échelles extrêmes, omniprésentes dans les travaux des chercheurs sur les modes de vies périurbains, mais souvent peu opérantes pour l’action politique : d’un côté, l’échelle très fine du pavillon ou du lotissement, de la ville « cachée » dans laquelle les élus rencontrés montrent une certaine pudeur à intervenir ; de l’autre celle au contraire dilatée des vastes pans d’une métropole diffuse, sillonnée en tous sens, avec des bonheurs variables, par les habitants périurbains qui vont travailler, se cultiver ou se distraire — échelle souvent « insaisissable » pour les acteurs politiques. Entre ville « cachée » et ville « insaisissable », l’échelle communale peut apparaître comme celle de la ville « visible et tangible », espace privilégié de mise en scène de la reconquête du « vivre ensemble » : ce n’est peut-être pas un hasard si, dans ces communes dont les lotissements continuent à attirer majoritairement des familles avec enfants, les tentatives de reconquête observées concernent souvent, de près ou de loin, l’école communale, symbole de l’égalité républicaine. Assez concrètement, l’échelle communale peut rétablir un lien entre lotissement et métropole et permettre de passer de l’un à l’autre « sans se cogner [3] » : c’est parce que la commune de Rosny propose désormais un accueil périscolaire le matin dès 7h30 qu’une mère célibataire d’un quartier pavillonnaire pourra envisager par exemple de travailler à plus d’une demi-heure de chez elle, et accroître ainsi ses opportunités professionnelles.

Deuxièmement, l’échelle communale, ou du moins celle des communes, plus petites que la moyenne, qui comptent une part significative de pavillons, semble offrir un réel équilibre entre démocratie représentative « de proximité » et formes participatives plus ou moins maîtrisées : on compte en Île-de-France un élu municipal pour 196 habitants de logements individuels, contre un pour 890 habitants de logements collectifs. Cette surreprésentation peut constituer, de fait, un atout pour les élus comme pour les administrés : dans ce contexte, et pour peu qu’ils existent, les slogans politiques un peu abstraits des campagnes municipales (la « ville partagée », la « ville pour tous ») sont susceptibles en effet d’entrer en résonance avec les attentes concrètes des habitants. D’une part dans leur effort de « montée en généralité » et de dépassement des intérêts individuels vers l’intérêt collectif, d’autre part en ce qu’ils constituent le terreau commun de solutions innovantes bricolées localement.

Troisièmement, en Île-de-France au moins, l’échelle communale englobe souvent une diversité suffisante de formes d’habitat (75% des habitants des départements de grande couronne vivent dans une commune qui compte au moins 25% de logements collectifs) et de profils sociaux pour permettre d’agir efficacement, à court et moyen termes, sur les ségrégations socio-spatiales, en moyenne plus fortes entre quartiers voisins d’une même commune qu’entre communes voisines. Peut-être ne faut-il pas trop se hâter de rechercher les solutions à ces ségrégations à l’échelle des structures intercommunales (communautés d’agglomération, communautés de communes), dont l’intérêt en termes de solidarité fiscale comme de rationalité technique doit certainement être réinterrogé par les acteurs politiques de gauche. On peut, à ce sujet, se souvenir des réticences de François Mitterrand vis-à-vis des structures intercommunales : « Il y a 36 000 communes ? C’est très utile. Cela fait 500 000 conseillers municipaux sans compter, ne l’oubliez pas, les 500 000 autres qui auraient voulu l’être. Soit un million de citoyens qui s’intéressent aux affaires locales. Et vous voulez réduire cela à un quarteron de professionnels ? Vous êtes fou [4]. »

Si, dans la perspective des prochaines élections municipales, on comprend l’intérêt pour la gauche de multiplier localement ces stratégies de reconquête pavillonnaire, des questions demeurent. Parmi les quatre communes évoquées ici, où la gauche semble pourtant susceptible de l’emporter à nouveau en 2008, seule Limay a vu ses électeurs placer Ségolène Royal très légèrement en tête au second tour des élections présidentielles de 2007, et Saulx-les-Chartreux les a vus refuser de justesse à Jean-Marie Le Pen la première place au premier tour en 2002. Il existe de fait, dans le jeu des échelles de gouvernement, une sorte de plafond de verre au-delà duquel la force de persuasion des réalisations locales ne compense pas l’accessibilité des électeurs aux discours à dimension nationale — confirmation que le travail à l’échelle communale ne peut suffire. Enfin, le discours sur l’intérêt commun et « la ville partagée » n’est souvent porté que par une poignée d’élus au sein de majorités assez disparates. Par exemple, le maire de Rosny- sur-Seine a dû imposer le principe de la gratuité du prêt de documents à ses colistiers qui considéraient majoritairement que seul le paiement d’un abonnement à la médiathèque pouvait responsabiliser les individus (comme l’acquisition d’un pavillon ?). Si l’on peut trouver un réel avantage à la proximité entre habitants et élus dans les communes qui comptent une part significative de pavillons, cette proximité a sa contre-partie : les quartiers pavillonnaires, qui ne représentent qu’un quart du parc de logements de la région, en élisent plus des deux tiers des conseillers municipaux, eux-mêmes de plus en plus souvent habitants de zones pavillonnaires… Or, on sait que ces élus locaux constituent le gros des militants du PS, du PC et aujourd’hui des Verts. À la question « les pavillons sont-ils de droite ? », on pourrait rétorquer : « la gauche n’est-elle pas de plus en plus pavillonnaire ? »

Notes

[1Le degré d’enclavement peut être défini comme le rapport entre le nombre de pavillons et le nombre d’accès depuis la voirie publique.

[2Voir Céline Loudier-Malgouyres, « L’effet de rupture avec l’environnement voisin des ensembles résidentiels enclavés — une approche morphologique de l’enclavement résidentiel en Île-de- France », Annales de la recherche urbaine, n°102, juillet 2007. Je remercie Céline Loudier-Malgouyres et Tanguy Le Goff pour leurs conseils et leur relecture attentive.

[3« Les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés. Il y en a aujourd’hui de toutes tailles et de toutes sortes, pour tous les usages et pour toutes les fonctions. Vivre c’est passer d’un espace à l’autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner », in Georges Pérec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 14.

[4Formule rapportée par Pierre Joxe, in Jean-Marc Benoît, Philippe Benoît, Daniel Pucci, La France redécoupée, Paris, Belin, 1998, p. 74.