Vacarme 24 / arsenal

l’an I de la « révolution conservatrice » retraites, éducation, réforme de l’État

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Question de compétition internationale et de mondialisation ? Non. Affaire de génération, plutôt. Le gouvernement actuel, devenu maître de tous les pouvoirs exécutifs et législatifs, assouvit le rêve frustré de deux décennies d’opposition : arrimer l’économie française à la révolution reagano-thatcherienne. Sur le tard, soit. Mais pas sans ruse.

Il n’échappe à personne que les réformes de l’éducation ou des retraites engagées par le gouvernement ont un objectif économique de limitation des dépenses publiques, dans une période où le Premier Ministre stigmatise à loisir une conjoncture désastreuse qui le « contraindrait » à des réformes douloureuses. Ce thème a souvent été repris durant les manifestations du printemps, avec un diagnostic bien connu à gauche : le gouvernement clame la nécessité d’une politique d’austérité au nom des impératifs de la mondialisation, qui obligeraient les États à se faire modestes et à réduire leur champ d’intervention. Hypothèse bien entendu dénoncée par les manifestants, des rues d’Annemasse face à la réunion du G 8 aux fenêtres de L. Ferry. Le gouvernement fait également référence à l’impérieuse recherche de la compétitivité nationale, qui le contraindrait par exemple à une réforme des retraites sans hausse des cotisations sociales. L’air est connu, mais le diagnostic est peut-être trompeur : avec le gouvernement Raffarin, la France n’est pas seulement à l’heure de la politique d’adaptation à la mondialisation, comme c’était déjà le cas sous Jospin, elle est en quelque sorte en dessous de cela, à un moment crucial où la droite veut mener la révolution politique qu’elle n’a pas eu l’occasion de conduire depuis 1981, et qui nourrit depuis son analyse politique.
On peut donc risquer un autre diagnostic des réformes en cours : les réductions drastiques des dépenses de l’État sont la conséquence d’un choix politique amorcé voilà plus d’un an lors de la campagne présidentielle de J. Chirac : faire enfin rentrer la France dans la « révolution conservatrice » à laquelle elle a échappé jusqu’à présent, contrairement à la majorité des grands pays développés.
Revenons à l’origine de ce mouvement. Au tout début des années 1980, une gauche euphorique prend la place d’une droite qui ne supporte pas de devoir abandonner le pouvoir à des « socialo-communistes », pour la première fois depuis 1958. La victoire de la gauche offre un contraste saisissant avec le mouvement de fond connu alors par de nombreux pays développés : la vague néolibérale qui va bouleverser les États-Unis de R. Reagan à partir de 1980 et la Grande-Bretagne de M. Thatcher à partir de 1979. Dans ces deux pays s’impose une « révolution conservatrice », en référence à son caractère radical – il s’agit de revoir en profondeur le rôle de l’État –, mais aussi au renouveau conservateur qu’elle traduit. C’est l’époque du retour au premier plan des valeurs morales et religieuses aux États-Unis, sous l’influence des minorités ultrareligieuses de la droite républicaine. Sur le plan économique, la « révolution conservatrice » suit un enchaînement assez proche d’un pays à l’autre.
Première étape, une réduction massive de la pression fiscale, en particulier de l’impôt sur le revenu et sur les sociétés. Reagan promettait par exemple une réduction de l’impôt sur le revenu de 25 % lors de sa campagne de 1980, et la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu britannique est passée de 83 % à 40 % dans les années Thatcher. Ces baisses massives sont largement soutenues par une partie de l’électorat des classes moyennes, qui refusent désormais de payer pour un système dont ils ne sont pas les principaux bénéficiaires. La « révolte contre l’impôt » est un mouvement très populaire aux USA dans les années 1970, sur lequel le parti républicain va surfer par la suite, en s’appuyant sur ses figures de proue comme l’économiste A. Laffer, auteur de The economics of tax revolt dans lequel il théorise une célèbre courbe du rendement de l’impôt qui porte son nom, et qui est depuis associée à la politique reaganienne. La baisse des recettes a d’abord conduit à un grave déséquilibre des finances publiques, pour respecter les promesses de relance de l’activité par une baisse massive des impôts. Aux USA, cette politique a entraîné un triplement du déficit budgétaire sous l’ère Reagan : jamais l’Amérique ne sera aussi endettée que durant cette période.
Dans un second temps, les gouvernements mènent une très forte diminution des dépenses publiques, car le poids grandissant de la dette rend la situation rapidement irréversible : les déficits sont un excellent moyen d’accélérer la réforme de l’État, car le service de la dette (les montants alloués au remboursement des emprunts nécessaires pour combler les déficits) grossit exponentiellement et oblige le gouvernement à réviser en profondeur ses dépenses. C’est le principe même du surendettement : faute d’une réduction sensible des dépenses publiques, l’État est rapidement condamné à emprunter pour payer les emprunts précédents. Aux USA, le désendettement de l’État sera réellement mené bien plus tard, sous l’administration Clinton, mais c’est dans la période Reagan que sont révisés le volume et la nature des dépenses publiques. Cette baisse s’est accompagnée d’une part d’un redéploiement de l’État, avec la privatisation de la plupart des entreprises publiques, un désengagement de l’État dans de nombreux programmes sociaux, transférés par Reagan du niveau fédéral à l’échelon local, et un dégraissage des effectifs de la fonction publique. Mais elle a été également accélérée par l’augmentation des dépenses dans les secteurs jugés prioritaires, ce qui réduit encore la part des autres secteurs : priorité à l’armée dont le budget augmente fortement – on est dans la période décisive où l’accélération des dépenses militaires ne pourra être suivie par l’URSS des années 1980 – ou dans les dépenses sécuritaires.
Conséquence logique, la « révolution conservatrice » a conduit à un recul sans précédent de l’État-Providence et de la protection sociale, afin de « libérer les initiatives individuelles », et de réduire le poids de l’État. Il faut se souvenir que l’État-Providence avait pourtant trouvé dans l’Angleterre d’après-guerre un de ses modèles, au pays de Lord Beveridge, l’initiateur du modèle anglais de Welfare State. De même, les États-Unis ont connu un niveau élevé de protection sociale jusque dans les années 1970. La réforme ne passe pas toujours par la suppression pure et simple de l’assurance sociale, mais plutôt par sa marginalisation : ainsi, contrairement à une idée reçue, la majorité des Américains continue de percevoir une retraite par répartition, mais elle est trop faible pour subvenir à leurs besoins et doit être complétée par des fonds de pension.
Pour mener à bien ces mutations qui se heurtent à de fortes résistances, une remise en cause profonde de la démocratie sociale est nécessaire, à commencer par les syndicats dont la puissance revendicative doit être brisée. L’épisode le plus connu est la grande grève des mineurs britanniques de 1984/85, qui va porter un coup fatal au syndicalisme dans ce pays, face au refus de toute négociation sociale de la « Dame de fer », parvenant à réduire très fortement le champ de la négociation collective. Si l’on érige aujourd’hui les pays anglo-saxons en modèle du capitalisme libéral où s’exerce un faible contre-pouvoir syndical, c’est la conséquence en réalité d’une évolution assez récente. Lorsque Thatcher arrive au pouvoir, les trade unions britanniques étaient encore un modèle syndical pour toute l’Europe, et avaient conquis des avantages importants, comme la pratique du closed shop qui réservait à un syndicat unique le monopole de la représentation dans un secteur d’activité.

Le parallèle avec la politique tout-terrain engagée par le gouvernement Raffarin est assez manifeste, mais il est assez peu mis en avant pour au moins deux raisons. D’abord, comme on l’a déjà signalé, le discours altermondialiste nous met sur une autre piste, qui a sa légitimité mais traite le cas français « comme si » la révolution libérale y avait déjà eu lieu, ce qui n’est évidemment pas le cas. Ensuite, nous vivons une période de si grande confusion idéologique qu’il suffit au gouvernement d’adopter un style humble et modeste et une sorte d’affectation sociale, avec la thématique de l’équité public/privé au service des moins privilégiés, ou celle de la « France d’en bas », pour que le rapprochement entre le gouvernement actuel et les figures du néo-libéralisme des années 1980 paraisse forcé. Pourtant, la « révolution conservatrice » n’est pas pour la droite française un simple point de comparaison historique, c’est une véritable matrice pour la génération qui est arrivée au pouvoir en 2002.
Pour le comprendre, il faut prendre la mesure de la frustration de la droite française depuis 1981 : elle n’a eu le pouvoir que par bribes jusqu’en 2002, avec deux cohabitations qui par nature ne permettaient pas de lancer des réformes structurelles de l’État en raison du blocage institutionnel joué par Mitterrand ; et en raison de son échec stratégique en 1995, alors que le programme de « réduction de la fracture sociale » initialement défendu par Chirac la maintenait assez éloignée du modèle anglo-saxon. La droite française n’est donc jamais parvenue à mener une politique suffisamment efficace pour rester au pouvoir depuis vingt ans, et pour expliquer ses revers successifs, elle a progressivement mis en avant son incapacité pratique à aller au bout d’une véritable réforme de l’État. Elle a ainsi radicalisé son discours pour justifier ses échecs : l’UMP s’est clairement positionné depuis sa création comme un parti libéral souhaitant mener une réforme profonde de l’État, et de sa place dans la société. Depuis l’élection de Chirac en 2002, la droite est au pied du mur, car elle a tous les leviers du pouvoir et un programme qui affiche clairement son objectif. Pour la première fois également, elle s’est unie dans un grand parti placé au service d’un gouvernement totalement dominé par les libéraux : le Gaullisme étatiste n’a plus que des strapontins actuellement, avec F. Fillon dont la fibre sociale est de moins en moins visible, et le perchoir de Debré à l’Assemblée Nationale. La nouvelle génération des élus UMP, de Coppé à Raffarin, est convaincue que la politique économique conjoncturelle ne sert plus à rien : il n’est pas possible de lutter contre le chômage par une politique efficace (le gouvernement ne cherche même pas à donner le change sur ce plan), et seules des réformes structurelles peuvent agir durablement sur l’emploi, en « libérant les forces vives de la nation », autrement dit en réduisant le plus possible la présence de l’État social sur le marché du travail. La démarche adoptée depuis un an suit donc pas à pas les étapes de la « révolution conservatrice » vues précédemment.
Dès sa campagne électorale, Chirac a plaidé pour une forte réduction de la pression fiscale, avec un objectif explicite de réduction d’un tiers de l’impôt sur le revenu en cinq ans. On peut noter que, ce faisant, il affiche un objectif plus ambitieux que Reagan et Thatcher en leur temps. On retrouve là l’idée centrale de la révolution conservatrice selon laquelle la réforme de l’État commence par celle de l’impôt, afin de mettre les classes moyennes de son côté, et de créer une situation irréversible en creusant les déficits. C’est bien ce qui est arrivé en France, avec une hausse des déficits au-delà des 3 % admis dans le cadre de l’Union Européenne. Dès sa campagne électorale, Chirac a d’ailleurs expliqué qu’il ne se sentait pas engagé par l’obligation de respecter les engagements européens sur cette question. Cette politique n’est pas toujours comprise, car il subsiste vaguement l’idée que la hausse des déficits pourrait être une politique non-libérale, et lors de la campagne présidentielle de 2002, on a senti que certains à gauche, notamment parmi les opposants à Maastricht, voyaient là une affirmation presque honorable, face au froid rigorisme budgétaire de Jospin. Un contre-pied de plus dont Chirac peut se satisfaire : comme le disait déjà Guy Sorman dans La solution libérale en 1984, « le déficit engendré par la baisse des impôts apparaît comme un formidable moyen de pression pour contraindre l’État à rétrécir ».
Dans un second temps, le gouvernement a beau jeu de faire du déficit budgétaire qu’il a lui-même construit la raison d’une forte réduction des dépenses publiques, comme il en est question désormais. Toutes les réformes sont mises à contribution, y compris la décentralisation par exemple, qui n’a plus rien de commun avec l’idée défendue hier par la gauche, puisqu’il s’agit de supprimer des milliers d’emplois publics, en arguant de la meilleure « efficacité » du niveau local sur le niveau national, afin de réduire les dépenses de l’État central.
Les signes d’une réforme en profondeur de l’État-Providence sont encore plus visibles, même si le gouvernement fait tout pour leur donner une image rassurante et contrainte : la réforme des retraites en cours va vider de son contenu le système par répartition par la baisse des pensions qu’elle génère. La réforme de la sécurité sociale s’annonce déjà, avec le déremboursement de centaines de médicaments annoncé le week-end de Pâques... Mais le gouvernement Raffarin n’oublie pas, à l’image de ce qu’avait fait Reagan dans les années 1980, de procéder à une inversion des priorités dans les dépenses publiques, en donnant à Sarkozy les moyens de sa politique, et en créant pour la première fois de notre histoire un « secrétariat d’État aux programmes immobiliers de la justice », dans un pays qui vient de franchir la barre (autre triste record) des 60 000 détenus.
Enfin, le gouvernement agit en sachant qu’il doit réduire l’influence des organisations syndicales pour tenir son programme de réformes. Il a donc choisi de placer délibérément hors-jeu les organisations syndicales, qui risquent d’être les grandes perdantes de la réforme des retraites en n’ayant pas su imposer leur place dans les négociations. De même, les réformes de l’Éducation nationale (décentralisation, IUFM, universités) sont systématiquement présentées sur la place publique sans la moindre négociation préalable : la tentative de passage en force a abouti à la mobilisation de ce printemps, mais la « méthode de l’avalanche réformatrice » et du débat médiatique direct avec l’opinion a placé les organisations syndicales en position de faiblesse : soit négocier sur des bases très éloignées de ce qu’elles souhaitaient, dans le cas de la CFDT, soit se faire déborder par des organisations plus radicales (les coordinations, SUD), qui ne sont pas dans une logique de négociation sociale mais d’affrontement politique.

On ne peut savoir aujourd’hui si le gouvernement actuel réussira à mener cette « révolution conservatrice » jusqu’à son terme, et les mouvements sociaux peuvent laisser espérer que la droite connaisse ici un échec dont elle est coutumière. Il reste que les réformes en cours devraient malheureusement convaincre a posteriori que l’on a effectivement perdu un soir d’avril l’an dernier un peu plus qu’une élection, peut-être la dernière chance de maintenir un « modèle français » de l’État social.