Correspondances new-yorkaises entretien avec Philippe Bourgois

En pleine « épidémie de crack », au cours des années 1980, Philippe Bourgois s’installe dans un quartier portoricain de New York, l’un des plus pauvres et des plus dévastés par le chaos social. Il y vit pendant cinq ans, passe des centaines de nuit dans la rue et dans les crack houses, à observer des revendeurs-consommateurs et à enregistrer le récit de leur vie. Quelques années plus tard en sort En quête de respect, l’une des analyses les plus cinglantes des dynamiques de résistance et d’intériorisation de l’oppression sociale et politique des minorités qui font la violence et la complexité des « cultures de la rue » [1]. Lors d’un passage à Paris, il a immédiatement accepté de rencontrer Stalingrad Quartier Libre.

Ici, à Stalingrad, on a parfois le sentiment que la drogue a une place à la fois énorme, centrale, et totalement contingente. Que le vrai problème serait plutôt celui de la pauvreté. De votre côté, vous n’aviez pas l’intention initialement de travailler sur le crack. Comment avez-vous été amené à vous y intéresser ?

Au départ, en effet, je voulais écrire un livre sur l’expérience de la pauvreté et de la ségrégation ethnique dans l’une des villes les plus chères du monde, New York. Le problème était de savoir comment survivaient les gens, quel type d’économie était mis en place dans l’inner city américaine, ces zones industrielles sinistrées en plein cœur des agglomérations urbaines. Selon les statistiques sociologiques, les gens devraient être morts dans ces quartiers, les familles n’ont pas assez de revenus pour faire vivre tout le monde. Je me rendais compte que tout un monde invisible existait en dehors des repérages officiels et c’était ce que je voulais explorer. Je pensais que la drogue ne serait qu’un objet parmi d’autres.

Je me suis installé à East Harlem au printemps 1985. C’était avant le crack, le mot n’existait même pas. Il est apparu à l’automne, six mois plus tard. Je suis parti quelques mois en France et quand je suis revenu, pendant l’été 1986, les gens ne parlaient plus que de ça. Il y avait deux points de vente dans mon pâté de maisons et une dizaine à trois coins de rue. Ma voisine, qui n’avait jamais pris de drogues, était rentrée là-dedans ; la moitié des jeunes garçons avec qui je discutais pour savoir comment ils travaillaient sans papiers s’y était mise ; l’autre moitié vendait. C’était trop important pour ne pas s’y intéresser. Quand les gens parlaient du quartier, ils parlaient du problème du crack et quand on se promenait dans la rue, on voyait plein des gens amaigris. Les gens me regardaient affolés parce que j’étais trop maigre, ils croyaient que je fumais. Il y avait une peur. C’était en 1986 et cela a continué jusqu’en 1992.

Le secteur du crack était tellement incontournable, il était d’un tel magnétisme et d’une telle violence que je m’y suis finalement intéressé. Tout a été très brutal, personne n’était préparé. Il y avait là la possibilité d’essayer un nouveau produit, qui se consommait très facilement : le crack était beaucoup moins mal vu que l’héroïne, il permettait d’abandonner l’injection — cela a fait baisser considérablement le taux de VIH, on s’en aperçoit clairement vingt ans après — mais les gens n’avaient pas de coutume, de règles pour fumer ce produit, beaucoup s’y détruisaient. Et il y avait aussi la possibilité de faire de l’argent, dans un quartier où la moitié des foyers vivait en dessous du seuil de la pauvreté, et où la grande majorité des jeunes était exclue de fait du monde du travail et cherchait des moyens d’ascension sociale. J’ai vu beaucoup d’amis s’y mettre, comme vendeurs ou comme consommateurs, ou les deux à la fois. On voyait la tragédie se dérouler sous nos yeux : le marché du crack était l’employeur le plus accessible, et le plus généreux. C’était une industrie formidablement énergique, celle qui donnait un emploi à tout le monde.

S’agit-il des mêmes produits ici ? En France on vit avec des sortes de mythologies américaines. Le crack reste dans notre imaginaire la drogue des ghettos américains. Et en même temps il arrive qu’on entende : « Attention, vous n’avez encore rien vu, le crack américain n’est pas encore arrivé ici… »

Oui, c’est étonnant. C’est ce qu’on me dit dans chaque pays où je vais. Récemment encore, des fumeurs de crack de la Goutte d’Or me disaient qu’ils n’avaient pas le « vrai » crack. À Vancouver c’était la même chose. Je demande alors : « C’est quoi votre crack ? ». Et ils me décrivent ce qui pour moi est le crack : de la cocaïne mélangée avec du bicarbonate de soude. C’est très étonnant cette confusion qu’il y a sur le crack.

Par contre j’ai l’impression qu’ici et au Canada, les gens le font moins eux-mêmes. Quand le crack est entré à East Harlem, tout le monde savait le faire : les gens achetaient des petites quantités de cocaïne, ils allaient dans leur cuisine la dissoudre dans de l’eau, ils ajoutaient un peu de bicarbonate. C’est comme ça que ça s’est « démocratisé », ça a disloqué tout le trafic : la mafia traditionnelle contrôlait le trafic et tout à coup le crack est arrivé, que n’importe qui pouvait faire. Et c’est vrai que si on ajoute le poids du bicarbonate, on peut valoriser très rapidement l’achat de cocaïne : avec 50 dollars de cocaïne en poudre, on pouvait faire 125 dollars de crack à l’époque. C’est ça qui a fait la « magie » du crack sur le marché. Il y avait plus de produit à vendre, cela faisait une belle boule facile à transporter, on pouvait la transporter dans la poche, dans la bouche, ça ne se dissolvait pas, c’était très pratique.

Le crack, c’est avant tout une façon de fumer de la cocaïne. Certes, il y a des produits différents, et toute une profusion de discours autour de ces variétés. Mais c’est pareil avec les gens qui boivent du vin. Chez nous on n’oppose pas, comme ici, le crack fabriqué avec de l’ammoniaque et celui qui se fait avec du bicarbonate, à l’époque il y avait du crack gris, et du crack très blanc, qui se cassait très facilement. Et tout le monde avait des théories sur la manière de le brûler. Les consommateurs construisent des « mystiques » autour des produits, qui sont vraies au sens où elles sont construites socialement. Il y a toute une élaboration, et tout un plaisir de l’élaboration, autour du « bon crack », du « mauvais crack », du mélange de crack et de speed, etc. Et ça recoupe aussi des questions de marché, de concurrence entre vendeurs. A East Harlem le crack était vendu dans des flacons en plastique avec des bouchons de couleurs différentes. Certaines compagnies vendaient le bouchon rouge, d’autres le bouchon bleu. On disait « Le rouge est bon ce soir ». Cela prenait deux heures pour que le bruit circule dans le quartier. Et puis le type qui vendait du rouge lançait un produit frelaté et soudainement, à minuit, ça changeait, c’était le bleu qu’il fallait acheter. Ce sont des stratégies commerciales, comme partout. Le marché est construit socialement. Les effets aussi sont en grande partie construits socialement.

On parle de la violence que génère le crack, mais il faut nuancer les différents modes de consommation. C’est le marché, c’est la rue qui sont violents. Beaucoup de fumeurs ont des méthodes de consommation qui évitent ou qui limitent la dépendance. Bien sûr que le crack n’est pas calme, comme peut l’être l’héroïne. Et certaines personnes qui fument beaucoup de crack deviennent folles, vraiment paranoïaques. Mais d’abord ça n’est pas vrai pour tout le monde ; et bien souvent tout se passait bien pour ces gens-là tant qu’il y avait assez d’argent pour s’en procurer. À Amsterdam, l’été dernier, j’ai visité des salles de consommation pour fumeurs de crack et d’héroïne et j’ai été vraiment surpris : en Américain ayant vu beaucoup de crack, je pensais que c’était impossible. J’avais vu tellement de gens devenir paranoïaques, s’imaginer que des rats les mordaient, que leurs cheveux prenaient feu, des choses terribles. Dans ce centre, tout était contrôlé, il y avait un médecin, des infirmières, tout était calme et je me suis demandé : c’est la même drogue ou quoi ? que se passe-t-il ? Et tout d’un coup, un gars se met à chanter une berceuse : « Tu m’aimes bien, je t’aime bien, nous nous aimons bien ». Il était énervé, ça se voyait, mais il chantait dans le calme. On voyait tout le poids du contexte social.

Aujourd’hui, dans certaines zones, le marché de la marijuana est à l’inverse très violent et très éloigné de l’image hippie que l’on peut en avoir. Il y a des gens qui se tuent entre eux pour le contrôle d’un coin de rue. Ce sont souvent des gangs qui contrôlent la vente. Là où j’étais à New York il n’y avait pas de gangs, mais en Californie où je travaille actuellement il y en a davantage. Le produit a une image différente mais il génère tous les problèmes d’une vente qui fait beaucoup de bénéfices.

Au titre des mythologies américaines, revient souvent aussi en France le contre-modèle du ghetto — mélange de pauvreté, de ségrégation ethnique, de violence. Les zones infra-urbaines, ou suburbaines, s’achemineraient ici vers ce devenir, comme aux Etats-Unis. Le rapprochement est peut-être un peu rapide ?

C’est vrai qu’ici, à Stalingrad, je suis frappé par les destructions infrastructurelles du quartier et ces friches, ce bâti très dégradé m’évoquent East Harlem. J’avais au départ un projet comparatif : je voulais mettre en parallèle la vie dans ce quartier majoritairement portoricain et celle à la Goutte d’Or, à Paris. Pour m’insérer, de part et d’autre, j’ai utilisé la seule méthode possible, approcher les vendeurs. Mais à Harlem on me disait : « Dégage de là, ici on ne cause pas ». Alors qu’à Paris on me disait : « Il ne faut pas te droguer, va à EGO » (voir note page 116). La situation était difficilement comparable, les infrastructures étaient trop différentes. Je me souviens en effet qu’en 1985 on disait que la France allait suivre la trace des États-Unis. Mais on voit bien que ça s’est passé différemment. En France, les structures sociales sont autres, les opportunités (de travail, d’insertion, etc.) sont autres, les groupes qui consomment n’ont pas les mêmes rapports avec les équipements sociaux, avec la société en général, l’État intervient de façon très différente. Enfin… Il est vrai que les subventions aux associations de terrain sont en chute libre actuellement, et que Sarkozy célèbre le modèle Giuliani. On peut s’inquiéter.

Ce qui me paraît le plus extraordinaire aujourd’hui aux Etats-Unis, c’est l’inefficacité de cette « guerre totale à la drogue » qui est menée, et malgré tout son amplification permanente. Aujourd’hui son coût est estimé à 65 000 dollars par Américain et par an ; mais d’un autre côté, l’héroïne n’y a jamais été si pure et si bon marché. Le budget du système carcéral monte sans cesse ; et parallèlement on ferme des classes d’espagnol à Los Angeles. Etc., etc. Au moment où j’écrivais mon livre, il y a bientôt dix ans maintenant, je n’imaginais pas que la répression, l’industrie carcérale se développeraient avec une telle puissance — jusqu’à devenir même un frein sur l’économie. On est dans une impasse, il faudrait changer tout l’équilibre du système. Pour répondre très concrètement aux problèmes de toxicomanie, par exemple, qu’est-ce qu’il faudrait faire ? Il faudrait d’abord multiplier les modèles d’insertion ou de traitement. Aucun ne marche à 100%, c’est entendu, mais tous marchent un peu — la grande difficulté, c’est que chacun trouve le traitement, le job, l’issue qui va lui permettre de s’en sortir. Il faudrait en fait mettre en place tout le contraire de ce qui se passe aux États-Unis.

La France est dans une situation très différente, à beaucoup d’égards. Il faut savoir par exemple que la vente de seringues est encore illégale dans certains États, à New York notamment. Il arrive que des travailleurs sociaux travaillant dans des programmes d’échanges de seringues soient incarcérés. À New York, un état d’urgence est déclaré chaque mois pour contourner ces interdictions et justifier le financement des programmes d’échanges de seringues. Et là encore, les seringues elles-mêmes ne peuvent être financées par de l’argent public. Le terme même d’« échange de seringues » ne peut être utilisé dans un programme de recherche public, il faut parler de « réduction des méfaits », pour des raisons idéologiques. Il y a donc des gens qui se spécialisent dans la vente de seringues, c’est une position particulière dans le marché ; une seringue vaut plus ou moins deux dollars. C’est le modèle américain : c’est le secteur privé qui vend des seringues à deux heures du matin dans les zones les plus dangereuses, sous la pluie. C’est dans l’idéologie américaine : la loi du marché permet une meilleure allocation des ressources que la main lourde de l’État. Ici, l’état d’esprit est tout autre.

Vous décrivez dans votre livre des situations de pauvreté et de ségrégation extrêmes, où « la rue » devient un employeur, au prix de la toxicomanie de rue, de la délinquance, de la violence ; et pendant ce temps, le reste de la population se terre chez elle. On retrouve ici des situations similaires : tantôt ce sont les habitants qui se cloîtrent chez eux, qui ont peur ; tantôt ce sont les usagers qui se cachent, dans les caves, les bâtiments condamnés, sous l’effet de la pression policière. C’est ce qui se passe aujourd’hui par exemple dans le 18ème arrondissement à Paris. Faut-il croire que nous sommes voués à une bataille pour la rue ? Avez-vous connu des moments de cohabitation, plutôt que d’exclusion, à East Harlem ?

Je n’ai jamais réussi à trancher sur cette question. La plupart des habitants de East Harlem n’avaient très probablement rien à voir avec les drogues, mais je n’ai jamais pu savoir quelle proportion de la population représentaient les fumeurs de crack. Il y avait un discours de haine contre eux, mais ils avaient, c’est vrai, le contrôle de l’espace public après le coucher du soleil. Les habitants du quartier avaient peur de sortir, ils ne laissaient pas sortir les enfants, ils ajoutaient un verrou à la porte et des barres aux fenêtres. Très vite, entre 1985 et 1986, on a vu deux fois plus de barreaux aux fenêtres. Même les églises en mettaient. Le spectacle des fumeurs décharnés se regroupant à un coin de rue suscitait aussi des réactions de rejet, de colère et de tristesse. La différence avec ici, c’est qu’objectivement la situation était plus violente. Deux ou trois organisations militaient contre les drogues, mais leurs membres ne sortaient pas, ils avaient peur, ils se faisaient tabasser. Certains ont été tués.

Je suis allé une fois à une réunion. Elle était organisée par un prêtre, un théologien de la libération, plutôt progressiste. Mais les voisins étaient très partisans de la répression : mettons tout le monde en prison et jetons la clé. Il y avait un décalage, le prêtre a perdu le contrôle, il a arrêté cette activité. L’Église catholique du quartier se livrait à des sortes de cérémonies d’exorcisme. Elle faisait une procession avec une vierge — sans désigner explicitement la drogue, sans véritable hostilité, dans un esprit évangélique. Mais dans la journée, en revanche, c’était un quartier ouvrier et les gens n’avaient pas peur. On sentait toute la chaleur d’un quartier où les gosses jouent dans la rue, où les gens jouent aux dominos, où tout le monde parle dans la rue car les appartements sont trop petits, trop chauds. Le foyer, là-bas, c’est la rue. Parfois jusqu’au coucher du soleil. Après, les jeunes et la drogue prenaient le pas et si on sortait, c’était vu comme si on sortait pour la drogue.

Les gens avaient peur. Il n’y a pas vraiment de modèle de cohabitation. Il y a des modèles de peur, de rédemption, ou de répression. C’est tout.

Quelle est la situation dans le quartier aujourd’hui ?

Elle a changé. L’ « industrie » du crack est encore concentrée dans les zones pauvres, dans les ghettos afro-américains et portoricains, mais l’âge moyen des consommateurs a augmenté : beaucoup de jeunes en vendent encore mais en consommer est mal vu. Un jeune à qui vous demandez s’il utilise du crack ou de l’héroïne vous regardera comme si vous étiez fou : « C’est pour les vieux, c’est pas pour moi ! ». Sauf peut-être les jeunes blancs de familles très pauvres, celles qui vivent dans des caravanes. Les jeunes s’en tiennent maintenant à la marijuana et à la bière très alcoolisée. Pourtant la répression se concentre sur la marijuana.

East Harlem est encore identifié comme un endroit de vente de crack, mais il faut y pénétrer, et savoir où ça se passe. La vente se fait encore à haute voix, mais il y en a moins. L’importance du crack a diminué, celle de l’héroïne aussi : à l’époque où j’y vivais, trois ou quatre compagnies d’héroïne vendaient des produits différents, sur mon coin de rue, portant des noms différents, avec sceau ou tampon d’encre sur les paquets. Maintenant il n’y en a plus qu’une.

Actuellement, le quartier est beaucoup plus ouvrier. Il y a eu une vague d’immigration — sénégalaise, mexicaine. Les petits commerces légaux sont beaucoup plus nombreux. Les immeubles vides et les terrains vagues sont plus rares. Le quartier est plus prolétaire. Un jeune a peut-être plus de possibilités, il y a plus de petits boulots dans le quartier. La drogue n’est plus le seul employeur comme c’était le cas avant. Cela va sans doute changer avec la crise économique à New York, les gens sont en train de perdre leur travail. Mais dix ans de croissance sont passés par là, à New York plus encore qu’ailleurs.

Notes

[1Philippe Bourgois, En quête de respect, le crack à New York, Seuil, 2001 (Liber — Raisons d’agir). In search of Respect avait été publié en 1995 aux États-Unis. Signalons l’excellente traduction française de Lou Aubert, qui établit une correspondance entre les parlers des consommateurs de crack new-yorkais et ceux de la « scène » française.