Vacarme 25 / le secret

pragmatique du secret médical

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Le secret médical est souvent le paravent du corporatisme des médecins, qui vont jusqu’à contester aux malades la consultation de leur dossier. comment défendre le secret ? Comment le contester, aussi, même d’un point de vue de malade, sans donner plus de prise au pouvoir ?

« Le secret médical n’a pas été fait pour qu’on taise des risques ! » Nicolas Sarkozy, le 14 janvier 2003 à l’Assemblée Nationale.
« Rompre le contrat de confiance entre le praticien et le malade, c’est transformer le premier en flic et le second en terroriste » Act Up-Paris [1].

Tirant ses origines du serment d’Hippocrate, le secret médical est une disposition législative prévue par le Code pénal ainsi que par le Code de déontologie médicale, et relayée par différents autres textes à valeur législative (Codes de la santé publique, de la famille, etc.). La protection de cette disposition a une généalogie, issue du Code civil, celle de la défense du droit au respect de la vie privée. Mais c’est surtout un engagement et une pratique, qui apparaissent finalement davantage comme un impératif éthique que comme une obligation légale.

En premier lieu, sans doute, le secret médical constitue ce qui scelle la relation médecin-malade, dans une perspective de soins efficace et appropriée, en tant que relation thérapeutique, c’est-à-dire relation de confiance. De fait, c’est avant tout dans cette dimension de confiance que s’organise une modalité de parole qui permet — idéalement — au malade comme au médecin d’obtenir les informations permettant le diagnostic, d’engager les actions qui constituent le soin.

Dès lors qu’il participe à l’installation d’une situation indexée sur le dialogue, le secret médical procède à l’inscription du patient comme sujet, et de son existence comme tel dans la relation thérapeutique et la circulation du savoir qu’elle induit. La défense du droit à la confidentialité ne s’oppose d’ailleurs pas à un processus de pride, ou de coming out de la part du malade : bien au contraire, parce qu’elle préserve la liberté de choix, pour le malade, de produire publiquement ou non son état de santé, elle en dresse les conditions de possibilité. Le secret médical participe alors d’une dynamique visant à orienter la relation thérapeutique vers la réciprocité et l’équilibre en termes de positions et de pouvoir.

Mais, de façon récurrente, son respect est battu en brèche. Avec des conséquences multiples, et toutes désastreuses, parce que la rupture du secret médical, en ce qu’elle entraîne d’entrave aux droits — et en première instance, au droit à la santé —, de discriminations et de violences, peut avoir des répercussions irrémédiables sur les vies des malades et des groupes concernés — sur nos vies.

intrusion administrative

La question du droit au séjour pour soins a remis récemment, de façon brûlante, le problème du secret médical et de sa rupture sur le devant de la scène politique, parlementaire, et aussi, dans une certaine mesure, médiatique.

L’article 12 bis 11° de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée permet l’accès à un titre de séjour pour l’étranger malade ne pouvant recevoir les traitements et les soins appropriés à son état de santé dans son pays d’origine. La décision préfectorale est prise sur la base de l’avis du médecin inspecteur de santé publique (MISP) [2], fondé sur le certificat médical produit par un médecin agréé ou un praticien hospitalier.

Or, dans le cadre du passage à l’Assemblée Nationale du projet de loi Immigration / Séjour, un amendement a été déposé par Thierry Mariani, député UMP et rapporteur du projet de loi, visant à donner au préfet la possibilité d’ordonner une contre-expertise sur l’avis du médecin inspecteur de santé publique devant une commission médicale régionale. Cet amendement a provoqué une levée de boucliers de la part des associations. On voyait mal, en effet, sur la base de quelles compétences et de quelle expertise le préfet était susceptible de faire recours sur l’avis médical qui lui était transmis. Et surtout, cette procédure supposait que le préfet eût accès au dossier médical du demandeur. L’adoption de cet amendement entérinait donc une violation généralisée du secret médical dans la procédure propre au 12 bis 11°. On a là un exemple de la translation de compétence, ou d’attributions, consécutive à la rupture du secret, par laquelle telle instance (ici, l’administration préfectorale) s’approprie la capacité et le droit de connaître l’information médicale confidentielle. Ce qui entraîne bien sûr une carence de légitimité, dont l’instance en question n’a que faire puisqu’il s’agit pour elle de faire coïncider ses partis pris aux exigences légales ou pratiques.

Un travail acharné de lobby des associations a permis de faire supprimer cette intervention du préfet. La possibilité de contre-expertise, néanmoins inscrite dans le projet de loi, est désormais mise entre les mains du médecin inspecteur de santé publique ; pourquoi ferait-il appel de sa propre décision, c’est ce qui n’est pas encore élucidé…

Pour autant, cela reste révélateur de la portée et de la visée du discours de présomption de fraude, dont le ministère de l’Intérieur est un producteur privilégié. Légitimant l’intrusion administrative, avec pour motif récurrent le détournement de procédure, ce discours, parce qu’il jette le soupçon, dans le même mouvement, sur le demandeur et sur le médecin, n’aboutit qu’à une entrave aux droits — c’est-à-dire à une sous-existence.

D’ailleurs, les associations attestent déjà depuis longtemps de problèmes majeurs dans ce domaine [3]. Ainsi, la rupture du secret médical est courante lors de l’enregistrement et de l’instruction par les services préfectoraux des demandes de régularisation au titre du 12 bis 11°. Il n’est pas rare que les agents s’autorisent de commentaires publics visant à déstabiliser le demandeur (« quelle est votre pathologie ? », « vous n’avez pas l’air malade », etc.), décachètent les dossiers ou exigent la production du certificat médical précisant sa pathologie (alors qu’il doit être remis sous pli confidentiel au MISP), sous peine de refus d’enregistrement de la demande. Toutes pratiques purement illégales. On a là l’indice que le discours de présomption de fraude, porté par l’impératif sécuritaire, cherche aussi à entériner les pratiques abusives des administrations (en octroyant un blanc-seing à l’endroit de leur illégalité). Il s’agit bien d’employer tous les moyens, quel que soit leur mode de production (législatif, réglementaire, administratif, éventuellement illégaux…), pour restreindre jusqu’au refus le droit au séjour pour soins ; pour empêcher un étranger malade d’avoir accès aux soins et au séjour en France.

impératif disciplinaire

Un autre espace, moins médiatisé, où le problème du secret médical se pose de façon tout aussi cruciale et vitale, est celui de la prison [4]. Parce qu’intrinsèquement panoptique, c’est aussi intrinsèquement que ce monde clos est réfractaire au secret — quel qu’il soit — et qu’il sape les conditions d’existence du secret médical, rompant de façon irrémédiable toute possibilité de relation thérapeutique, de relation de confiance. On imaginera sans peine ce qu’il peut en être des conditions de respect de la confidentialité médicale en détention quand la dispensation des traitements, fût-elle opérée par le biais d’enveloppes anonymisées (ce qui n’était pas le cas avant la loi de 1994 [5], le nom des traitements était inscrit sur les enveloppes), se fait dans une cellule de 10 m2 et en présence de quatre co-détenus, ou bien quand le malade doit lui-même aller chercher son traitement au service de l’UCSA (Unité de Consultation et de Soins Ambulatoires) : les consultations régulières, avérées par les déplacements du détenu, ne sont un secret pour personne, les jours de consultation étant par ailleurs imposés, donc visibles. C’est également dans ce cadre que doivent être évalués les effets secondaires des traitements et leur confidentialité impossible. En outre, le détenu peut faire l’objet de fouilles à tout moment. Durant les fouilles générales, absolument rien n’est laissé à l’abri du contrôle. Un accès direct aux locaux médicaux et aux dossiers des patients est ainsi possible.

Et dès lors que son état de santé est « suspect » — singulièrement lorsqu’il s’agit du VIH —, le détenu peut être la cible de discriminations en chaîne de la part des co-détenus et des surveillants : perte d’« emploi », chantage à la révélation, brimades et violences physiques en tous genres, etc.. C’est qu’à cet égard, la prison, en bon révélateur de la société qui la produit, reste encore le lieu d’une prégnance rémanente des fantasmes sur la séropositivité et les modes de contamination. Si bien que le détenu, étant données les contraintes de la situation, est susceptible de préférer ne jamais faire état de son état de santé, même et a fortiori au service médical, et partant refuser toute démarche de soins, de dépistage, de mise sous traitement.

Le parcours de la consultation témoigne aussi de ce que la prison empêche l’instauration d’une relation thérapeutique. Celle-ci est forcément rompue dès lors que le détenu malade ne choisit pas son médecin et qu’il est « appelé » à la consultation. En outre, il faut aussi compter sur les médiations du personnel pénitentiaire, intervenant à chaque étape entre le malade et le personnel médical : avant d’être « appelé », le détenu adresse d’abord sa demande de consultation au surveillant — oralement ou par simple pli — qui la transmet ensuite au service médical ; le surveillant reste également présent lorsqu’il s’agit d’acheminer le détenu au service médical, et c’est souvent lui qui opère la distribution des traitements. Cette intrusion de l’impératif disciplinaire, au travers du personnel pénitentiaire, est encore plus saillante pour les interventions d’urgence de nuit. Le détenu doit souvent passer par le personnel de surveillance, qui, quand il répond, évalue lui-même l’urgence de la situation et décide d’appeler ou non les services de secours. Les visites médicales de nuit, soins inclus, se font en présence de surveillants. Là encore, la rupture de la confidentialité et de la relation thérapeutique s’accompagne d’une translation de compétence et d’attributions, dont la conséquence est invariablement de rendre inadéquates l’action et ses conditions de réalisation.

Quant aux extractions en hôpital extérieur, nécessaires quand les soins ne peuvent être reçus en détention, elles s’effectuent de part en part en présence des surveillants et des forces de l’ordre membres de l’escorte, du transfert à la consultation et à l’acte de soins. Cette entrave au droit à la confidentialité médicale est d’ailleurs matérialisée par le fait que le détenu est généralement mis sous entraves ou menotté tout au long de l’escorte, et pendant l’examen. Les extractions sont, de plus, souvent le lieu de conflits entre équipe médicale et équipe de l’escorte, qui peuvent se résoudre par l’annulation pure et simple de la consultation — avec des conséquences potentiellement irrémédiables sur la santé des détenus. C’est que le détenu malade se place au croisement intenable de deux logiques incompatibles, la logique pénitentiaire et la logique thérapeutique.

C’est donc dans son installation même (sa réinstallation permanente) que l’institution pénitentiaire prévoit et produit la rupture du secret médical, et l’impossibilité de toute relation thérapeutique. Partant, elle produit et promeut le déni du détenu malade comme sujet malade, sinon le déni du détenu comme sujet, en entravant son inscription comme tel dans le circuit de soins. Tout est dit et su avant que le sujet ne puisse choisir de dire publiquement ou non son état de santé, avant qu’il ne puisse disposer d’une marge d’existence suffisante et de possibilités de choix : le circuit d’énonciation de savoir opère toujours déjà avant lui, en deçà de sa constitution. Légitimée par le discours sécuritaire de la présomption de risque — qui est première —, c’est donc dans son existence, statutaire et effective, en tant que sujet, que l’entrave aux droits résultant de l’intrusion du contrôle agit.

le secret comme levier

Discours de fraude et discours de risque apparaissent donc comme les deux revers d’une même logique de présomption, qui légitime une entrave aux droits, et en première instance au droit à la santé. À cet égard, défendre le secret médical, c’est tout d’abord s’approprier un devoir du médecin en le renversant en droit du malade ; à ce titre, le secret médical participe évidemment d’un processus d’empowerment. Par là même, parce que c’est par son usage politique que le secret nous importe (et non pour ce qu’il est en lui-même), c’est aussi faire coïncider, dans l’ordre de la lutte, horizon pragmatique (celui de la nécessité et de l’urgence) et horizon du principe (celui, par exemple, du principe constitutionnel de l’égalité dans l’accès aux soins).

Mais, situé dans le contexte de l’intrusion du contrôle, défendre le secret médical revient aussi à défendre la protection d’espaces de subjectivité — on l’a vu, c’est aussi là qu’agit, immédiatement, la corrosion produite par le discours de présomption. Il s’agit, dès lors, d’instrumenter le secret, plus seulement médical, comme ce qui protège nos vies, par ce qu’il offre de marge de manœuvre et de latitude de louvoiement, quand il n’y a plus, ou d’abord, que ça. C’est qu’à ce titre, le secret sert une repolitisation de la sphère privée, parce qu’il permet la production du propre comme fondement et ressort politique d’une posture d’appropriation, c’est-à-dire de sujet. Dans sa défense pragmatique, il apparaît ainsi déconnecté de son affiliation au privé, et du cadre bipartite qui l’oppose au public.

Se servir du secret comme levier, donc, pour créer des poches de résistance, des espaces de refuge préservant temporairement nos existences. Parce qu’il est aussi un moment où les instances de présomption et de contrôle ne nous laissent plus vraiment le choix, en ce que leurs quadrillages produisent d’injonctions à la fraude (elles l’énoncent en même temps qu’elles la guettent). Alors, s’approprier cette fraude qui nous préexiste, et opter pour une politique du confidentiel, de la planque, une micropolitique du maquis. Une pragmatique du secret.

Notes

[1In Le sida. Combien de divisions ?, Éditions Dagorno, 1994, p. 76.

[2À Paris, par régime d’exception, l’avis est rendu par le médecin-chef du service médical de la préfecture.

[3Cf. le dernier rapport de l’Observatoire du Droit à la Santé des Etrangers (juin 2003). http://odse.eu.org

[4Cf. Prisons : un état des lieux, Observatoire International des Prisons, section française, L’esprit frappeur, 2000.

[5La loi du 18 janvier 1994, complétée par la circulaire du 8 décembre 1994, réforme la prise en charge sanitaire des détenus en ne la subordonnant plus à l’administration pénitentiaire.