Vacarme 24 / arsenal

un pays exilé

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Je suppose que mon attitude envers mon propre statut d’exilé a changé du tout au tout un beau jour de janvier 1991, le jour où Siyad Barre a été chassé du pouvoir et a du fuir Mogadiscio. Depuis ce jour, j’éprouve plus de difficultés à définir mon statut d’exilé, et même à le justifier. Cela avait un sens tant moral que politique de lutter contre un despote qui gouvernait le pays avec la poigne de fer des tyrans. Cela a influencé ma façon de penser sur des points essentiels : la logique de résistance a fait de moi un écrivain qui suit sa vocation avec de nobles desseins. Même si l’on a tendance à associer un exilé à son lieu d’origine, très éloigné, dans mon cas, je me sentais plus lié à ce que j’écrivais qu’à un pays ou à un territoire concret.

Maintenant que j’y repense, je me demande si c’était vraiment déraisonnable de répondre aux questions des journalistes en affirmant que je n’étais pas en exil, et que l’exilé, c’était Siyad Barre, lui, le tyran qui avait peur de se promener au milieu des « siens », un peuple qu’il menait à la baguette. Quoi qu’il en soit, ma marge de manœuvre était restreinte par le despote lui-même, et j’en étais conscient. Lorsque je prenais la parole lors de conférences consacrées aux écrivains exilés, j’arguais que la distance avait favorisé le détachement et qu’il était salutaire pour un écrivain de vivre loin de chez lui, loin des pressions amicales ou familiales, car vos proches vous recommandent toujours plus de prudence ou vous conseillent de ne pas prendre de risques inconsidérés. Ainsi, comme si je désirais me convaincre que je n’étais pas en exil, je décidai de vivre dans un monde de faux-semblants ; la Somalie se trouvait réduite au pays de mon imagination. Après tout, on ne pouvait me définir comme un exilé si je n’avais pas de lien avec un lieu précis… !

Toutefois, cela ne m’empêcha pas de prendre toutes sortes de risques au début de mon exil, à une époque où j’éprouvais un fort sentiment de rupture, car je vivais en Europe et je survivais grâce aux maigres subsides que touche un romancier quasiment inconnu. Je mis plus d’ardeur encore au travail, je me fixai des objectifs impossibles, car j’étais convaincu que mon œuvre était au service d’un idéal qui la dépassait, l’idéal de justice. Pour ce faire, je consacrais mon existence à une si grande cause, une cause qui nous dépassait, mes petits écrits et moi : il s’agissait de la liberté humaine.

A priori, d’un point de vue qui n’est pas strictement personnel, la guerre contre l’injustice avait commencé depuis bien longtemps, à l’adolescence : en l’espace d’un instant, j’eus soudainement conscience, comme lors d’une épiphanie, que, puisque j’étais un homme et un Somalien, j’étais un despote et que, comme le veut l’adage, je contribuais au problème, et nullement à sa solution. Voilà comment j’en vins à voir en Siyad Barre l’archétype de l’éthique masculine d’oppression politique ! Voilà comment je développai un point de vue radicalement opposé à son régime autocratique. Au moment où il est arrivé au pouvoir, j’avais déjà publié Née de la côte d’Adam, un roman qui traite de l’oppression des femmes et de la lutte des femmes contre la domination des hommes. À ce stade, il pourrait s’avérer pertinent de dire que lorsque j’ai développé mes dons d’écrivain, j’étais pris dans une tourmente nostalgique : en effet, bien que je ne fusse point alors en exil, je vivais en Inde et j’essayais d’y recréer mon pays natal grâce à des mots indestructibles, qui exprimaient une vérité farouche et prenaient forme à même la peau d’une histoire en train d’être vécue.

C’est bien vrai : la distance favorise le détachement ! Je pense à cette forme salutaire de distance qui m’a permis d’apprécier non la Somalie, mais des versions différentes de la Somalie… un souvenir plus réel que la matérialité tangible d’un bâtiment, une mémoire plus vaste que les pâturages infinis où j’avais grandi. Et il me fallait revivre la succession des saisons par le souvenir, avec les couleurs vives des journées et les teintes dont la nuit aime à se parer : il fallait humer le temps dans l’odeur des mets que je mangeais, et le voir dans les larmes claires qui me venaient aux yeux en épluchant les oignons et en les faisant roussir dans la poêle frétillante !

Pendant des années, j’étais l’un des rares Somaliens à vivre en exil. La plupart de mes compagnons d’exil étaient des hommes politiques qui, à un moment donné, avaient travaillé en étroite collaboration avec Siyad Barre, des opportunistes tombés en disgrâce ; pendant des années, je suis resté le seul écrivain somalien à parcourir la planète, à m’exprimer et à écrire des articles afin de démasquer Siyad Barre et de révéler ses façons tyranniques de gouverner la Somalie. J’avais le sang chaud, j’étais plus jeune que maintenant et assez tête brûlée : je crains fort que ma franchise ne m’ait guère valu la sympathie des socialistes et des communistes, de mes connaissances européennes et africaines qui me décrivaient — tantôt dans mon dos, tantôt en ma présence, mais toujours avec courtoisie — comme un homme qui fait fausse route, car, à leurs yeux, j’étais un exilé, j’écrivais en anglais, donc j’étais coupé de mon peuple. Si je vivais à l’étranger, c’était, d’après eux, par amertume, et pas du tout parce que j’œuvrais en faveur de la justice. De plus, il arrivait fréquemment que l’on fasse revenir à Mogadiscio certains de mes compatriotes exilés en leur proposant des postes importants au gouvernement, des ministères, des ambassades, et Dieu sait quoi encore… Le nombre d’exilés variait beaucoup en fonction des années et des pays. Dans la Somalie des années 1980, toutes les provinces lancèrent des mouvements insurrectionnels destinés à renverser le régime de Siyad Barre… un vrai phénomène de mode ! Et pourtant, le nombre d’exilés somaliens en Europe et en Amérique du Nord demeurait limité… environ 0,0 % de la population nationale… Au cours de mes voyages, je rencontrais rarement plus d’une demi-douzaine de compatriotes, à l’exception de l’Italie et du Kenya : l’Italie parce que c’était, pour la moitié sud de la Somalie, l’ancienne puissance coloniale ; le Kenya parce que c’est un pays limitrophe de la péninsule somalienne. De nos jours, c’est une toute autre chanson, il y a un vrai déluge de Somaliens qui afflue aux portes de l’Exil, et, de temps à autre, l’un de ces cours d’eau arrive à l’estuaire et vient renforcer le phénomène planétaire bien connu sous le nom de « réfugiés ».

Par ailleurs, je ne trouve pas cela très rassurant de me dire que Siyad Barre a pu rester au pays, tandis que des centaines de milliers de Somaliens qui ont été victimes de son régime tyrannique doivent fuir leurs maisons, se joindre au flot de leurs compatriotes pour échapper au conflit civil et se chercher un abri, quelque part, n’importe où… Supposons que toutes les luttes humaines en faveur de la dignité débouchent sur une victoire : dans ce cas, pourquoi le peuple somalien a-t-il triomphé sans victoire ? Pourquoi la chute de Siyad Barre n’a-t-elle pas amené le résultat tant attendu, à savoir le retour des exilés au pays ? Et pourquoi y a-t-il une crise aussi impitoyable dans un pays qui s’était habitué à mépriser la corruption omniprésente sous Siyad Barre ? Et pendant qu’une bonne moitié de la population vit dans la terreur du matin au soir et du soir au matin, Siyad fait tranquillement la sieste dans le village de ses ancêtres, et le monde contemple ce spectacle sans piper mot. Voilà un événement qui ne doit pas avoir de précédent historique.

De mon côté, j’avais l’intention louable de rentrer en Somalie : en février 1991, j’ai démissionné de mon poste de professeur de littérature à l’Université de Makerere et j’ai acheté un billet d’avion pour Mogadiscio. Mais rentrer était impossible, car plusieurs régions connaissaient déjà une véritable explosion de haine, et, s’il m’est permis de citer un aphorisme somali, les couteaux répondaient aux couteaux ; la démence prenait le pouvoir. On pillait des maisons, on violait des femmes, on martyrisait de futures mères, tout cela au nom de la vengeance démocratique.

Il n’est pas surprenant que les massacres internes soient, depuis quelque temps, au cœur de mes réflexions relatives à l’exil : la guerre civile en Somalie est une insulte au sentiment de citoyenneté et à la notion même d’une nation dont les habitants devraient être vaccinés contre les maladies politiques qui affectent d’autres peuples d’Afrique, car les Somaliens ont en commun une même culture, parlent la même langue et s’adressent, dans leurs prières, au même Dieu. Comme si cela suffisait ! Peut-être les Somaliens ont-ils eu recours à des violences aussi sanglantes parce que la justice était, depuis belle lurette, devenue une denrée rare, parce que la démocratie n’était plus qu’un concept bafoué, ou encore parce que nous sommes, au tréfonds, un peuple fratricide, dont la santé mentale dépend avant tout de l’honneur personnel et de la lignée familiale. Cela pourrait expliquer pourquoi tous les Somaliens s’enfoncent dans cette logique suicidaire avec l’énergie dont font montre des jumeaux désemparés après la mort d’un père tyrannique !

Je suis obnubilé, en ce moment, par l’image suivante, qui a tout d’un reflet : je perçois le reste du monde au moyen d’un miroir brisé, et la vérité de ce que j’observe est clairement déformée. C’est alors que je me rends compte que les âmes qui se reflètent dans le miroir sont fêlées, je vois des membres amputés et les images qui me pourchassent ont tout pour rappeler Guernica. Et, puisque j’en suis à employer un langage imagé, ce que je vois le plus fréquemment, c’est une série de failles : celle qui sépare le texte de son auteur ; celle qui sépare le texte de son interprète ; et, enfin, celle qui sépare mon moi de mon pays !

Voyons : de quelle façon précise mon statut d’exilé s’est-il modifié depuis ce jour de janvier 1991 où Siyad Barre a été chassé de la citadelle qu’il avait occupée durant vingt-et-un ans ? J’avais dû m’exiler parce qu’un régime dont je désapprouvais la politique m’avait conduit au point de rupture. Il y eut une époque où, en tant qu’écrivain, mon existence était peut-être en danger ; j’aurais pu me retrouver face à un peloton d’exécution ou encore en détention. Je trouvais de bonnes raisons de retarder mon retour au pays, convaincu d’avoir encore un livre à écrire. Maintenant, en revanche, je ne cours guère de risques personnels de la part d’une quelconque autorité, d’autant qu’il n’y en a plus en Somalie. On dirait que le pays a tellement soupé du système autocratique qu’il a effectué un revirement à 180 degrés en mettant au monde des myriades de micro-gouvernements aux tendances anarchiques et individualistes. Toutefois, suis-je seul à pouvoir décider si je vais rester en exil ? Comment le savoir !

À ce jour, il n’y a pas, en somali, de terme susceptible de décrire ce qu’est l’exil… et pourtant, c’est une situation qu’un grand nombre de mes compatriotes ne connaissent que trop ! À l’exception d’un frère et d’une sœur, dont je suis sans nouvelles, presque tous les membres de ma famille proche ont quitté la Somalie, à commencer par mon père, qui a presque quatre-vingts ans, mon fils, un frère et ses neuf enfants, un autre frère qui a une femme et cinq enfants, une sœur qui travaille au Soudan parce que la Somalie ne tourne pas rond, et une autre qui ronge son frein aux Pays-Bas. Lorsque j’ai annoncé récemment à une sœur plus jeune que moi que j’envisageais de rentrer subrepticement en Somalie, elle m’a tout de suite dit : « Mais à qui donc comptes-tu rendre visite ? Nous sommes tous partis, tout le monde s’est enfui, toutes celles et tous ceux qui sont valides sont partis pour d’autres cieux. » Une autre de mes connaissances m’a parlé en ces termes de la tragédie somalienne : c’est un pays exilé, que ses habitants ont, d’après lui, condamné à disparaître !

Après tout, c’est peut-être un blasphème complet de supposer que tous les exilés désirent ardemment rentrer dans ce qui était leur « chez eux » ; ce pourrait bien être une illusion de croire que, pour un exilé, les dés ont été jetés et que la contrée lointaine restera à tout jamais son point de repère… ce pays que l’on a peint sur les murs de la mémoire à l’instar d’une fresque et qui peut se vanter d’avoir plus de traits distinctifs que n’importe quel autre. Jadis, la Somalie venait de temps à autre se hisser dans mes souvenirs comme un sauteur à la perche, son aridité aux mille mirages se précisait aussitôt pour former une réalité vaporeuse, ses arbres épineux venaient trouer le matelas de mes visions nocturnes. Hélas ! cela n’est plus, et même mes rêves m’ont été arrachés…

Cependant, si, avec la guerre civile, le pays s’est modifié au point qu’on ne puisse le reconnaître, si plus de la moitié de la population l’a abandonné à son triste sort, et enfin si je continue mon œuvre d’écrivain qui parle des Somaliens et de leurs idées, me faut-il alors vivre dans mon pays exilé ? Je me demande aussi si mon statut d’exilé est radicalement différent du cas des Sud-Africains, qui se trouvent à présent face au choix suivant : soit ils rentrent dans leur pays, soit ils restent dans un pays étranger où ils mènent la vie princière de l’exilé, car, en tant qu’expatriés, ils vivent là-bas dans un confort relatif. Pourtant, j’aimerais pouvoir dire : « Laissons-le à ceux qui le veulent ! ». Ici, « le », c’est le pouvoir en Somalie. Alors, après avoir lancé ma malédiction, je n’aurais plus qu’à attendre que deux des trois rivaux qui se disputent la mainmise totale sur le pays prennent le chemin de l’exil et que le reste de notre nation disséminée puisse rentrer au pays !

Post-scriptum

Traduit de l’anglais (Somalie) par Guillaume Cingal

Cet article a paru pour la première fois, sous le titre « A Country in Exile », dans la revue Transition, en 1995.