les enfants d’après

par

j’ai été mon oncle : entendez cette phrase au présent même si je ne peux l’écrire qu’au passé, les zones adventices d’un temps autre que contemporain je peux seulement les imaginer — je me tais

viens, dit un enfant à l’autre

pose ton oreille contre le métal

écoute

quelqu’un parle

morte de faim j’ai été avalée crue par un père qui n’a interrompu son cruel repas que pour déglutir une histoire, la mienne, je vous la confie, la voici : J’ai été mon oncle. Cela remonte à une époque où les liens de parenté n’étaient pas encore attribués, les appartenances généalogiques pas encore fixées. Tous les vingt ans avait lieu un raout, participants et spectateurs arrivaient de partout. Vous auriez vu ça ! La cérémonie des Attributions et des Appartenances se déroulait dans la plaine. Le terrain avait été nettoyé de ses pierres, cailloux, épineux, on n’avait laissé que les arbres et les nids d’oiseaux, certains s’abriteraient dessous si le soleil tapait trop fort. Pour nous, génération qu’ils avaient dessein d’anéantir, on aurait dressé des toiles de tente et il y aurait eu des parapluies…

approche

une main froide sur le métal tremblant

il dévore sa progéniture d’instants d’un seul coup de dents, jamais rassasié de la chair de sa chair il invente des craques pour dissimuler son désir d’une immortalité peuplée de lui de lui et de lui, ma mère et moi avons eu le même père, croit-il bon d’expliquer, il installe sur le trépied de la cheminée une marmite d’algues et d’eau de mer qui, affirme-t-il, se transformera en soupe de poissons pendant la nuit et je m’apaisais dans sa promesse, si tu m’abats, disait-il à mon réveil, un jour je t’abattrai

qui, demande l’enfant, souhaiterait vivre sous une telle servitude grammaticale qui impose d’étouffer ses propres paroles, de couper court toute réplique en repliant et bouclant la syntaxe dans un mécanisme aveugle où tordre ses phrases jusqu’au silence et l’inanition

vivante j’ai été affamée par les hélicoptères et les bibliothèques, les pales qui soufflent au ralenti arrachaient les cheveux, déchiraient les pages battues par l’encre et le vent

mais j’ai franchi la plaine maudite et affronté les monstres, je les ai combattus, je leur ai fait un crochet du droit et je les ai cloués sur le sol, je les ai ceinturés d’explosifs, j’ai allumé les mèches, brisé les liens, j’ai libéré leurs ailes et le firmament a explosé, leurs os creux ont résonné d’un cri funèbre, leurs plumes incandescentes ont obturé les roseaux des orgues

faisons quelques pas

écartons-nous de l’hérité

et maintenant, auditeurs du lointain témoins involontaires du remembrement en cours, sachez que la sincérité ni le mensonge ne valent plus tripette, nous visons ailleurs

la trahison du temps alimente les bûchers, réanime la couleur des flammes électriques, le ciel s’élève à perte de vue avant de retomber bientôt sur les têtes et les oiseaux, pigeons, mouettes, crécerelles, cormorans, qui descendaient rôtis dans les ventres sont à ce point calcinés que le pied les rejette vers la fosse cimentée on entend déjà les corbeaux

nos yeux brillent nos bouches rient

le verre sécurit ne prend pas feu

serre ma main

quand même

à la vitesse de Guy l’Eclair parcourant la planète de Nulle Part nous examinons les débris des boucheries modernes et n’en conservons aucun, dit l’enfant, à chaque jour ses généalogies, dit l’autre, au matin j’ai établi celle de la nuit, une issue derrière le rideau de perles multicolores où j’ai découvert le studio d’enregistrement des menaces

de là nous sommes partis

à chaque jour ses généalogies du ciel et de la terre, disent-ils en courant vers la verticalité suivante, à chaque jour ses généalogies de la pluie et du soleil, à chaque jour son enfance et sa plaine, à chaque jour son présent à vif, sa peau écorchée, son nez qui saigne, on ne sait jamais ce qui est advenu avant d’avoir atteint demain allons-y

oui

un passé chassera l’autre

oui

à chaque jour une nouvelle forme de beauté

oui

Dimanche 14 juin 2008, Grand Palais. L’installation de Richard Serra dresse cinq plaques d’acier. Chacune pèse soixante-quinze tonnes, mesure dix-sept mètres de haut, quatre mètres de large, treize centimètres huit d’épaisseur. Vingt-huit mètres les séparent les unes des autres, vingt-huit enjambées d’un mètre. Ces chiffres donnent-ils une idée du volume en jeu ? Qu’importe ! Je retrousse mes manches et m’emploie à leur faire de la place. Je repousse le roman à paraître, le voyage du fils, les documents à remplir et renvoyer. Je repousse les bégonias rouges qui émergent entre les fleurs jaunes et blanches du chèvrefeuille. Je repousse la lecture du roman, passages choisis, annoncée une nuit de pleine lune. Je repousse l’ami qui m’accompagne. Ouf ! Voyons ça. J’ai dégagé douze mètres, pas même la moitié de la distance qui sépare deux plaques d’acier et il y en a cinq ! que vais-je devoir déplacer encore ? L’ami et moi allons et venons entre les éléments verticaux de la Promenade. Le titre décrit le processus physique par lequel vont de l’avant ceux qui la regardent. C’est ainsi avec la sculpture : elle engage le corps. Je fais des roulés-boulés entre l’espace réel et l’espace mental. Je me dépense à les accorder. Je n’essaie pas de pénétrer l’acier. Pas si bête ! Tout à l’heure, attendant l’ami, je m’étais assise sur les marches dehors. Une jeune femme jolie à la façon de Jean Seberg haranguait un groupe de touristes. Elle leur racontait l’histoire des deux palais, le grand et le petit, avec un accent américain, je n’y comprenais pas grand-chose. Les cinq plaques d’acier sont inclinées d’un degré soixante-neuf. C’est à peine. On le perçoit quand on s’en éloigne, combien de temps faudra-t-il pour adopter et maintenir une si légère inclinaison, toute nouvelle forme de beauté procède-t-elle du même hasard que la découverte des grottes de Lascaux ?

Lundi 9 février 2009, table de travail. Les deux enfants se tenaient par la main, frère et soeur, ou cousin et cousine, amis d’école, de quartier, de palier. Ils n’avaient pas trop de deux paires d’yeux pour appréhender ce qu’ils voyaient. Ils étaient concentrés, sans pitié, vêtus de semblable. Leur espace n’était contraint par rien, aucune seconde ne leur faisait défaut, le passé ne servait pas de barre d’appui pour ou contre leurs pas. Ils avaient écouté le récit, ils inscrivaient dans le métal ses palimpsestes de mots et d’images que demain révélera.

Je lis dans le catalogue : The Matter of Time, 2008, Bilbao, se compose de Torqued Spiral 2003, Torqued Ellipse et Double Torqued Ellipse 2003-2004, Snake 1994-1997, Torqued Spiral (Right Left) et (Open Left Closed Right) 2003-2004 aussi, Between the Torus and the Sphere et Blind Spot Reversed 2003-2005.

Les plaques d’acier de leurs lignes courbes m’étreignent comme Vautrin alias Jacques Collin alias Trompe-la-Mort serrant une dernière fois avec tendresse la maison Vauquer, la patronne et ses pensionnaires, contre sa large poitrine telle une soeur entourant de ses bras le grand pull jaune du frère absent. « Je suis tout ! » s’écrie l’ancien bagnard avant de tendre ses poignets au chef de la police et la conscience qu’il a de sa survie, de la nôtre, sauve une représentation générale encore possible du monde.

Il est tard, les deux enfants ont rejoint la ville, la mienne, mon cahier est grand ouvert. Ils avancent sur la chaussée, dans l’ombre des porches, sur les trottoirs inondés de lumière. Ils progressent entre les chantiers et les marronniers. Aucun feu ne les arrête. Je les vois. Ils pique-niquent sur les pavés, ils dansent sous les ponts. Ils portent des lunettes noires, des sacs à dos presque vides. Ils évitent les hommes qui se chargent de lourds chagrins. Ils forment un cercle et ils se reconnaissent. Quand ils rencontrent un obstacle ils se séparent et se recomposent plus loin, dans une avenue, sur une place autour d’une fontaine, au pied d’un immeuble abandonné. Ils ne heurtent pas les rochers de plein fouet, ils glissent au long des chutes. Ils cartographient les repères et les sources d’après, je croise chaque nuit les marcheurs urbains nocturnes, quand j’écris vite je les abrège en MUN comme j’abrège c’est-à-dire en CAD :

nous sommes tous des Orlando traversés par le temps, nous avons poursuivi le bonheur pendant bien des siècles et nous ne l’avons pas trouvé ; la gloire et elle s’est évanouie entre nos doigts ; l’amour et nous ne l’avons pas connu ; la vie — et voyez, la mort est meilleure.

Post-scriptum

Merci à Dante, Hésiode, Richard Serra, Jean-Luc Godard, Honoré de Balzac, Hélène Cixous, Virginia Woolf pour leurs oeuvres et les enfants d’après que nous avons été.