la démocratie en mauvais État entretien avec Arseni Roguinski

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La démocratie au présent ne peut se construire sans se soucier de l’histoire, sans conserver vive la mémoire des conflits. Créée pendant la Perestroïka, l’association Mémorial documente obstinément les violations des droits de l’homme, qu’elles aient été commises dans le passé soviétique ou par l’actuel régime russe. Un travail qui dérange : le 18 novembre 2008, les archives électroniques du bureau de Saint-Pétersbourg étaient confisquées par la police. Entretien avec le co-fondateur et président de l’association.

En quoi documenter le Goulag — c’est là le projet constitutif de Mémorial, inscrit dans son nom même — relève-t-il d’une lutte pour la démocratie ?

On peut en effet se poser la question : est-il si important de s’occuper du passé, de ramasser des témoignages sur les victimes et les bourreaux, d’étudier les mécanismes de la dictature communiste ? N’est-ce pas une sorte d’échappatoire par rapport aux problèmes actuels ? Nous pensons au contraire que c’est très important, en particulier pour pouvoir poursuivre les transformations démocratiques. Mémorial n’est pas seulement la Mémoire de la terreur, du Goulag, de la résistance. Mémorial est surtout le combat pour le droit d’étudier librement et d’interpréter le chemin parcouru. Il me semble que cela est en relation directe avec la démocratie.

Depuis le début de son activité, Mémorial collecte des matériaux sur la terreur soviétique — des correspondances des prisonniers avec leurs proches, des documents officiels, des oeuvres d’art créées dans les camps ou en exil, des objets du quotidien des camps, etc. —, les expose, les publie, les met à disposition des historiens et des journalistes, initie des recherches, organise des conférences scientifiques et des discussions publiques, des séminaires pour les enseignants, un travail auprès des élèves. À Moscou et ailleurs, nous recherchons les emplacements des camps, des différents cimetières et charniers, et nous nous battons pour qu’y soient érigés des monuments. Ce travail pourrait sembler banalement historien, s’il ne se déroulait pas sur un fond de polémique croissante autour du passé soviétique. L’histoire, une histoire constamment falsifiée et corrigée, a été un des matériaux fondamentaux de la propagande pendant la période soviétique. Elle le reste.

L’ampleur de la terreur, vérité taboue, transmise clandestinement dans la mémoire des familles et de certains groupes sociaux et nationaux, est apparue en plein jour pendant la Perestroïka, à la fin des années 1980, quand le processus de réhabilitation des victimes, amorcé sous Khrouchtchev, gelé sous Brejnev, fut repris par Gorbatchev. Nous étions alors de ceux qui croyaient que la situation avait évolué sans possibilité de retour, et que les crimes du pouvoir soviétique, stalinien en particulier, étaient définitivement et majoritairement condamnés — condamnation qui ouvrait, nous semblait-il, la voie vers un État démocratique. Or les secousses du début des années 1990 (l’apparition des « riches » et des « pauvres », la transformation de l’espace social et la difficulté de s’y orienter, la perte, pour beaucoup, d’un statut social) ont été si fortes qu’elles ont suscité dans la population une nostalgie du passé soviétique proche, où la liberté manquait, peut-être, mais où la stabilité était assurée. L’actuel pouvoir, arrivé à la charnière des deux siècles, l’a bien compris. Poutine a réinstauré une série de symboles soviétiques (hymne, drapeau pour l’armée) et réclamé que la jeunesse soit élevée selon les exemples de « notre passé héroïque ». Les historiens obligeants ont alors rédigé des manuels scolaires dans lesquels les violences soviétiques étaient traitées comme « le côté, hélas, inévitable de la modernisation » et Staline comme un gouvernant considéré (« quelquefois injustement ») cruel, mais agissant toujours dans l’intérêt du pays. Résultat : dans les sondages, Staline occupe aujourd’hui une place stable au sein des trois « plus éminents dirigeants du pays » de tous les temps.

Dans ces conditions, les discussions publiques sur la terreur et le stalinisme, sur la résistance au totalitarisme sont plus que jamais à l’ordre du jour : l’histoire rappelée par Mémorial est en conflit frontal avec la fierté historique reconstruite par le pouvoir.

Mémorial a étendu son activité à la défense des droits civiques et politiques. Or comme d’autres pouvoirs autoritaires, celui de Poutine cultive le mythe d’une « voix particulière de la Russie », qui ne permettrait pas l’importation des droits de l’homme, norme occidentale. Dans quelle mesure cela vous isole-t-il ?

La démocratie suppose, en plus des élections, une série de conditions et de mécanismes dont le partage des pouvoirs, l’indépendance des tribunaux et, évidemment, la protection des droits de l’homme. Les groupes Mémorial surveillent attentivement les élections, le comportement de la milice, les lieux d’emprisonnement, la condition des réfugiés, la situation au Caucase du Nord, la montée du nationalisme et de la xénophobie et beaucoup d’autres choses, et expriment leur jugement sur divers problèmes. En règle générale, ce jugement est critique. Est-ce qu’on peut dire qu’il exerce une influence sur la politique du pouvoir ? Presque pas. Est-ce que la société nous entend ? Quelquefois oui. Malgré les campagnes de propagande contre les organisations des droits de l’homme menées ces dernières années, qui nous présentent presque comme une « cinquième colonne », nous ne nous sentons pas isolés. En tout cas, on nous croit quand nous disons que les droits de l’homme ne sont pas une valeur exclusivement occidentale, et que l’observation de ces droits est absolument nécessaire pour les habitants de la Russie.

En fait, notre opinion publique est prise dans une contradiction. D’un côté, la majeure partie de la population a déjà adopté la version selon laquelle la Russie doit suivre sa « voie particulière » (bien que personne ne sache en quoi elle consiste) et qu’on ne peut pas lui appliquer des « normes étrangères ». Simultanément, la même majorité est persuadée que les droits de l’homme en Russie sont constamment transgressés, que la situation y est bien pire qu’en Occident. Mais la plupart de ces personnes ne sont pas prêtes à défendre leurs droits, et encore moins à le faire collectivement : cela paraît insensé, irréaliste, trop risqué. On préfère s’adapter individuellement, négocier.

De ce point de vue, peut-on déceler dans la vie ordinaire des traces des résistances au pouvoir de Poutine au sein de la société civile, au même titre qu’on a pu le montrer sous le totalitarisme soviétique ? En d’autres termes, existe-t-il aujourd’hui en Russie un désir de démocratie ? Si oui comment se formule-t-il ? Si non pourquoi ? Et que faire ?

Nous traversons une période d’apathie sociale, qui peut être comparée par son ampleur avec la période de la stagnation tardive qui a immédiatement précédé la Perestroïka. Mais le « désir de démocratie » en Russie aujourd’hui ne me semble pas plus faible qu’à l’époque soviétique. Cependant, plutôt que de parler de désir de démocratie, il vaut mieux parler de désir de transformations politiques. Mais la plupart craignent les transformations radicales et préfèrent, du coup, le statu quo. En plus, beaucoup sont sincèrement persuadés que le pouvoir actuel s’occupe de bâtir la démocratie. Et cette conviction peut très bien coexister avec l’opinion qu’on ne peut avoir aucune influence sur les décisions prises par le pouvoir — la très grande majorité de la population en est convaincue. À cet égard, les « traces de résistance » que vous évoquez existent, mais il ne s’agit pas exactement de « résistance à Poutine ». Ce à quoi on résiste, c’est moins à un nom ou à un homme, qu’à une tendance à la sclérose du pouvoir, qui a commencé déjà dans la deuxième moitié des années 1990, pour atteindre son apogée en 2003-2007.

Dans ce contexte, des propos directs en faveur de la démocratie (dans le sens normal de ce terme), on en trouve — simplement aujourd’hui, après la phase démocratique des années 1990, ils se sont déplacés sur Internet ou sont prononcés lors de meetings à faible affluence, souvent interdits. Leur motif central est la demande d’élections libres, c’est-à-dire des élections qui ne soient pas un moyen de légitimer la reproduction du pouvoir, qui permettent la rotation des élites politiques. Mais ce que je crois plus important, c’est l’apparition et le fonctionnement d’un assez grand nombre d’îlots d’indépendance à l’égard du pouvoir, qui ont nettement un caractère civique, sinon politique. Ce sont des organisations non gouvernementales, avant tout des organisations écologiques et de défense des droits de l’homme, les ressources d’Internet, les centres non gouvernementaux d’expertise et de recherche (surtout sociologiques et économiques), des maisons d’éditions isolées, diverses associations culturelles, des associations de défense d’intérêts concrets (protestation contre la destruction d’un parc, contre une construction intempestive, etc.).

Malheureusement ces associations se dissolvent aussi rapidement qu’elles apparaissent, quand leur problème est résolu d’une manière ou d’une autre (dans le bon ou le mauvais sens). Les îlots d’indépendance sont nombreux, quelques-uns sont reliés entre eux, mais il n’est pas certain qu’une société civique réelle puisse être bâtie sur cette base. La terreur communiste a effacé presque tous les liens horizontaux entre les hommes, a atomisé la population. Le niveau de la solidarité publique dans le pays est particulièrement bas ; le niveau de la méfiance mutuelle particulièrement élevé. C’est la raison pour laquelle je regarde avec un tel espoir chaque groupe lié par un sentiment de solidarité et par des valeurs communes, non sanctionnées par l’État. Que devons-nous faire ? Aider la création et le développement de ces groupes.

Vous évoquiez la « phase démocratique des années 1990 ». Rétrospectivement, comment la considérez-vous ? Telle une parenthèse, ou bien a-t-elle malgré tout constitué l’amorce de changements démocratiques entrés — bien plus qu’on ne pourrait le croire en France — dans les moeurs ?

Du matin au soir, la télévision affirme qu’aujourd’hui la Russie se « relève ». Cela présuppose, probablement, qu’à l’époque d’Eltsine elle était couchée. C’est une absurdité. Les années 1990 ont beaucoup mérité de notre liberté et de notre démocratie.

Il est cependant plus exact de faire commencer cette période à la fin des années 1980. C’est à ce moment qu’a déferlé une vague sans précédent d’activités publiques. C’est à ce moment — malheureusement pour peu de temps — que les hommes ont cru et ressenti que quelque chose dépendait d’eux. C’est à ce moment qu’est apparue une véritable vie politique, une réelle lutte de forces politiques, une polarisation des positions. Le moteur essentiel de ce développement démocratique a été la presse libre. L’absence totale du contrôle sur la presse a aidé la formation de prises de positions indépendantes de la propagande chez une partie importante de la population, surtout chez les jeunes. C’est l’époque des combats au parlement, une réelle lutte de partis politiques. C’est la coexistence de quelques centres d’influence concurrents — le président, le parlement, le gouvernement, les gouverneurs, les « oligarques ». Et quoi qu’on puisse penser de chacun d’eux, ce polycentrisme assurait, même d’une manière déformée, la présence d’un champ politique. Les années 1990, c’est l’époque de la croissance impétueuse des organisations non politiques — le pouvoir ne leur (ne nous) prêtait pas attention.

Il faut nuancer, bien sûr. D’une part, les années 1990 ne sont pas une phase homogène : en 1991 l’activité publique a diminué d’un seul coup ; beaucoup de personnes croyaient en un « bon tsar », et après l’arrivée au pouvoir d’Eltsine, elles ont considéré que tous les problèmes étaient résolus. D’autre part, ces années ont été davantage des années de liberté que des années de démocratie. Mais ces années nous ont laissé beaucoup d’impulsions démocratiques, qui peuvent porter leurs fruits plus tard.

Quel rapport ces « impulsions démocratiques » entretiennent-elles avec la démocratie comme régime politique ? Car après tout, formellement, la Russie est une démocratie.

Les institutions de la démocratie existent en Russie. Mais leur influence a été anéantie au cours des dix dernières années. Les élections des gouverneurs de province ont été remplacées par leur simple nomination. Le parlement, sans discussion, même apparente, estampille toutes les lois dont les projets lui sont envoyés par le gouvernement ou par la chancellerie présidentielle. Les tribunaux obéissent au pouvoir exécutif. La presse, qui est formellement indépendante, dépend en fait directement ou indirectement, par l’influence de ses propriétaires, du pouvoir exécutif. La télévision — principale ressource effective de l’information, qui relie un énorme pays — s’est retrouvée sous le contrôle complet de l’État, et n’offre que des discussions simulées, la présence d’un large spectre d’opinions sur des questions secondaires, peu significatives, maintenant les limites de l’autorisé dans le cadre de ce qui est nécessaire pour préserver la stabilité du système. Il y a peu d’espoir que ces institutions évoluent d’elles-mêmes rapidement dans le sens de la vraie démocratie.

Mais il existe aussi d’autres institutions : des partis politiques de type libéral — malheureusement aujourd’hui très marginalisés par le pouvoir —, des médias comme la radio « Ekho Moskvy » [Écho de Moscou], le journal New York Times, et « Novaya gazeta » [Le nouveau journal], quelques structures paragouvernementales, responsables des droits de l’homme. Et, surtout, il y a beaucoup d’organisations non gouvernementales. Il ne faut pas exagérer le rôle et l’influence de ces institutions, mais leur potentiel démocratique ne fait aucun doute : aujourd’hui, ce sont elles les gardiennes des valeurs démocratiques et les points de croissance de la démocratie politique.

Les hommes de pouvoir ou les politologues qui sont à leur service aiment à dire que la démocratie de type occidental ne peut pas être bâtie en Russie, que le pouvoir actuel construit une démocratie propre à la Russie. Dans le même temps, certains, en Occident, déçus par la tournure des événements, affirment que la démocratie en Russie est impossible, privée de base culturelle et de tradition historique. Il me semble que les uns et les autres ont tort. Un avenir européen pour la Russie me paraît indubitable. Il découle de toute notre histoire. Je suis sûr que les principes et les formes fondamentales de la démocratie sont aussi actuels pour la Russie que pour n’importe quel autre pays européen. Simplement, pour qu’ils s’incarnent, il faudra sans doute beaucoup plus de temps que nous ne le pensions il y a vingt ans.

Site de Mémorial : www.memo.ru

Post-scriptum

Traduction par Hélène Kaplan, présidente de l’Association des Amis de Mémorial en France (AAMF)