une école irrégulière

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Comment faire avec les jeunes « décrocheurs » qui expriment le désir de reprendre un parcours de formation ? Anne Tristan a rejoint le « pôle innovant lycéen » en 2004. Cette structure de l’Éducation nationale, fondée en 1997 par Gilbert Longhi, accueille chaque année entre 100 et 130 élèves de plus de 16 ans. Pour que leur retour à l’enseignement soit possible, l’institution fait le pari de prendre en compte l’irrégularité des parcours en cherchant à modeler autrement l’espace et le temps.

Personne ne grandit avec la régularité d’un métronome. L’enfant semble parfois « très mûr pour son âge » et l’entourage parierait presque sur sa « précocité ». À d’autres moments, il est houspillé pour ses « régressions » ou les pauses qu’il s’autorise. Le temps de l’adolescence est celui des plus grandes discordances : simultanément adulte et enfant, nous sommes écartelés entre divers temps. La mécanique humaine n’est pas régulière, mais cette lapalissade, les pendules de l’institution scolaire tiennent à l’ignorer.

Le temps de formation s’écoule de la même façon pour tous, entre l’âge de 7 ans et celui de 16 ans minimum. L’année scolaire dure 9 mois, au cours desquelles les semaines s’égrènent identiques. Une sonnerie hache la journée toutes les 55 minutes. Les professeurs obéissent à ce rythme et découpent leurs programmes imposés en séances et séquences, les inspecteurs au besoin leur fournissent des tableaux de « progression ». La même nourriture intellectuelle est ainsi proposée à tous les enfants. À eux d’écouter et de suivre ! Ils ont le droit de légèrement devancer la pendule et de sauter une, voire deux classes. Ils peuvent bénéficier de jokers, et obtenir un, voire deux redoublements. Mais aucun autre écart n’est prévu, encore moins l’arrêt intempestif.

Ils sont cependant nombreux à quitter le collège ou le lycée, avant même la fin de l’obligation scolaire. Chaque année l’équipe du pôle innovant lycéen accueille une centaine d’entre eux, désireux de reprendre une scolarité.

Lors de leur entretien initial, ils expliquent leur rupture. Ils ont tous une bonne raison : prédictions scolaires funestes ; drames ou tragédies familiales, personnelles ; parents trop riches, trop pauvres ; spleen ou passion vécus l’année de troisième, celle justement du grand aiguillage à ne pas louper. On les appelle des décrocheurs, mais ils ont souvent été décrochés, telle N., atteinte d’une maladie orpheline qui fréquentait l’école pendant ses périodes de rémission ; son lycée a considéré ces périodes trop courtes. Ils mêlent ces phrases à leur récit : « Je n’avais plus confiance en vous, les profs. » « Je ne vois pas l’intérêt d’apprendre ce que l’on apprenait. » « Ça ne sert à rien l’école. »

Ils reviennent malgré tout solliciter les enseignants, parce qu’ils sont écœurés du « vide » dans lequel ils disent être tombés. Ils reconnaissent avoir connu le plaisir de l’école buissonnière. Puis la répétition des grasses matinées les a hébétés. Les amis se sont éloignés. Un jour, ils ont eu l’amertume de croiser tel vieux copain qui entre temps avait obtenu un diplôme. L’angoisse des parents est devenue insoutenable. Ils tournent en rond dans les heures et dans l’espace. « J’en ai marre, concluent-ils, de ne rien faire de ma vie ! » Un besoin de futur pointe dans leurs propos, un besoin vague, incertain, qui risque encore d’être entravé par le présent. Face à cette promesse, nous proposons une maîtrise du temps – et donc de l’espace – différente de celle qu’ils ont connue. Leurs anciens emplois du temps ne leur ont servi à rien selon eux. Nous devons donc les aider à trouver eux-mêmes comment ils emploieront leur temps.

Mais d’abord il faut rassurer. Élèves et parents réclament une « vraie école » avec des classes et des horaires. Ils veulent être « cadrés ». Nous posons donc ce cadre, tel un décor. Les élèves sont attendus à 9 heures et libérés à 16 h 45. Les repères ainsi sont simples, même si les jeunes préfèrent remarquer – un rien inquiets – que dans les lycées normaux « on commence plus tôt ». Nous rassurons : le passage dans notre pôle « anormal » sera transitoire. Ils resteront un an avec nous, le temps d’obtenir un passage dans une classe de lycée professionnel ou général, à leur niveau.

Et c’est ainsi qu’ils démarrent l’année, en se montrant toujours touchants de ponctualité et d’assiduité. Ils ont besoin de faire comme s’ils étaient déjà réconciliés avec eux-mêmes, comme si leur horloge et celle de la société ne s’étaient jamais désaccordées. Ils enchaînent les cours ; maths, français, langues alternent avec des ateliers correspondant aux dispositions diverses de notre public hétérogène.

Dès la troisième semaine, cependant, les discordances de temps et les inadéquations à l’espace se manifestent. Des parents téléphonent pour excuser leur enfant qu’ils n’ont pas réussi à tirer du lit ! Des élèves s’esquivent pour aller respirer l’air de la rue. Les mêmes enregistrent une remontée du mercure sur le thermomètre de leur culpabilité : « Je vais encore rater mon année ! »

Alors, sans vraiment ranger notre décor, nous commençons à moduler notre environnement. La ponctualité et la fréquentation de nos salles ne sont pas des objectifs en soi. L’essentiel est de ne pas rompre le lien qui vient d’être renoué avec l’École. Cette mission revient au tuteur. Chaque enseignant assure le tutorat d’une douzaine d’élèves qu’il rencontre au minimum une fois par semaine. Cette rencontre dispose d’un créneau dans notre grille horaire commune, mais le rendez-vous peut être déplacé et se dérouler hors de l’établissement. L’enjeu est d’avoir avec l’élève un échange sincère sur ses atouts et ses empêchements et d’aménager le temps et l’espace de telle sorte qu’ils lui soient utiles.

À ce stade de l’année, ils ont déjà pu constater notre flexibilité. Nos cours durent 90 minutes, ce qui permet de ménager un sas d’entrée dans la séance, les retardataires peuvent prendre place, tandis que les autres reprennent le fil du propos. Cette souplesse n’est rien au regard de ce dont certains ont besoin.

B. avait passé un an et demi, confinée dans une chambre (dont quatre mois à l’hôpital) quand elle a frappé à notre porte. Trois jours après la rentrée, elle ne donne plus signe de vie. Une fois jointe au téléphone, elle bégaie qu’elle est terrorisée par le regard de ses camarades, mais qu’elle voudrait « faire des devoirs ». Il lui est proposé de venir chercher cours et exercices. B. se satisfait longtemps de ses discrètes allées et venues. Un jour, son tuteur l’invite à réaliser un travail en temps limité, et l’installe dans notre salle commune, sur laquelle s’ouvrent les autres classes. Cette « espèce d’espace » est claire, agréable, assez vide aux heures de cours. Le jour J, B. est inopinément rejointe par un autre élève, échappé de cours, pour éviter, dit-il, « de péter un câble ». Ils se mettent à converser, sans qu’aucun professeur alors disponible ne les interrompe. À la pause de midi, d’autres les rejoignent ; B. est convié à partager un kebab. Elle revient le lendemain pour… profiter de la pause déjeuner. Cela lui suffit pour réintégrer les cours quelques semaines plus tard. A., 21 ans, a été plus radical. Il s’était inscrit aux épreuves anticipées de français de la filière L, mais ne fréquentait le pôle qu’en dehors de ses états d’ivresse. Son tuteur s’est borné à lui accorder sa confiance, lui fournir une adresse où lutter contre sa dépendance. Pour le reste, A. a conduit sa préparation quasi seul.

Le tutorat étant notre filet de sécurité, la maille des rendez-vous doit être serrée. Il en va de même d’ailleurs de nos évaluations collectives. Au lieu du conseil de classe trimestriel, nous proposons un conseil de progrès toutes les huit semaines. Chaque élève y dresse lui-même son bilan, ce qui lui permet de prendre conscience de ce dont il est maître.

La fréquence de ces conseils tient aussi à celle des petites vacances que certains redoutent, sûrs de renouer le cercle vicieux de leurs obsessions ou tentations. Et de fait, au retour ils doivent souvent reconstruire leur espoir démoli.

Mais aucun parcours n’est linéaire pour cette raison nous tenons beaucoup aux discussions collectives que nous proposons dans des ateliers de projet personnels. Nous échangeons sur nos représentations de la réussite et de l’échec. Nous invitons des adultes qui acceptent de raconter leurs propres aléas. « Ce ne sont pas des cours », se plaignent certains élèves, qui déplorent ces « bla-bla » et ces détours.

Pourtant, au sein du pôle, l’une des classes baptisées le Lycée de la solidarité internationale (LSI) rappelle que le détour peut être utile. Rencontres avec des associations, travaux sur la notion de développement équitable, l’année au LSI inclue aussi trois semaines de séjour au Sénégal. Les élèves participent à des chantiers de construction d’école. Loin des classes françaises, d’aucuns retrouvent une confiance perdue, tel E. qui se déplaçait voûté, muet, et regard toujours baissé. Il s’est découvert, utile, « fréquentable ! » selon ses mots, et a entamé les démarches pour s’inscrire dans un BEP peinture qu’il n’osait pas convoiter.

L’expérience au pôle n’est évidemment pas toujours aussi heureuse ; tous les élèves ne parviennent pas à « re-conjuguer le futur », selon la formule de Gilbert Longhi, le premier proviseur à avoir hébergé ces structures pour décrocheurs. Mais notre rôle en tout cas est de laisser au temps et à l’espace présents le plus de souplesse possible de façon que l’adolescence irrégulière y explore son juste déploiement.■