avant-propos

gratuités

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Les sceptiques n’ont de cesse de le rappeler : la gratuité n’existe pas. On ne le contestera pas : ce que j’obtiens sans payer, il a fallu le produire, et produire a un coût, nécessairement. Mais le rappel de cette évidence ne clôt pas la question, au contraire : reste à explorer les différents modes de production de la gratuité, dans ses différents champs. Car c’est la gratuité, au singulier, qui n’existe pas. L’accès à un bien ou à un service sans contrepartie financière se pratique, s’organise et fait débat dans différents domaines d’activité, à chaque fois d’une manière spécifique : le peer-to-peer ce n’est pas la gratuité des musées, et le logiciel libre ce n’est pas une pizza offerte pour une pizza achetée. À rebours, dans un même secteur, elle peut être produite de plusieurs façons : un ado qui laisse ses pairs télécharger les fichiers mp3 contenus dans son disque dur est un fournisseur de musique gratuite, Skyrock aussi.

Il faut donc commencer par distinguer des gratuités. On peut en repérer trois. La gratuité comme production d’une sphère non-marchande dans l’économie, conquise grâce à des financements socialisés : c’est le modèle de l’école, des bibliothèques, de l’hôpital, et la définition même des services publics. La gratuité comme refus des individus de se soumettre aux lois du marché : piraterie, « perruque » dans les ateliers, « autoréductions » dans les supermarchés, mais aussi travail coopératif, développement de logiciels libres, bidouilles de hacker ou glanage, toutes formes qui s’insinuent dans les plis du capitalisme, s’y aménagent des espaces ou le minent de l’intérieur. La gratuité enfin comme pointe avancée de la société de consommation, sophistication ultime des techniques de vente : produits gratuits appelant des versions payantes, lecture à l’œil sur fond de clignotement publicitaires, secteurs de vente entiers (presse, radios, moteurs de recherche) construits sur une offre gratuite financée par la publicité ou les produits dérivés.

Distingués, ces trois modes de production de la gratuité permettent de mieux comprendre pourquoi elle fait débat, et en particulier pourquoi elle sème le trouble à gauche. Selon les formes concrètes qu’elle prend, elle va en effet : 1) soit unir les amis de l’égalité dans la volonté de dé-marchandiser toutes les activités qui peuvent et doivent l’être (ce sont les premier et deuxième modes de production identifiés plus haut) ; 2) soit les diviser, étatistes d’un côté (premier mode de production), libertaires de l’autre (deuxième mode de production) ; 3) soit les rassembler à nouveau, mais cette fois contre elle, en tant que cheval de Troie des marchands, de TF1 à Google (troisième mode de production). Les fronts sont donc mouvants, d’autant que la droite, à l’occasion, ne répugne pas à faire de la gratuité son mot d’ordre : Chirac, puis Sarkozy, ont promu celle des musées, des maires de droite celle des transports en commun. Il reste toutefois parfaitement possible de défendre la, pardon, les gratuités, non pas malgré leur diversité, mais grâce à elle.

On le sait, aujourd’hui, son dénigrement s’est trouvé un objet privilégié dans la dénonciation du partage de fichiers audio et vidéo via internet. Une dénonciation remarquable en ce qu’elle est très littérale (on ne se contente pas de critiquer, on souhaite des mouchards numériques, et que la police intervienne), et parce qu’elle ne tremble pas lorsqu’il s’agit de monter en généralité : pour Denis Olivennes, auteur du rapport qui fut à l’origine de la loi Hadopi, « la gratuité, c’est le vol », ni plus, ni moins. C’est prendre le mode de production des majors pour le seul possible, et (essayer de faire) croire qu’une diffusion gratuite empêche la rétribution des artistes : la Sacem a bien des défauts, mais sa simple existence a le mérite de prouver que c’est faux. Quand la gratuité est détachée de ses conditions de production, et quand la diversité de celles-ci est occultée, on quitte l’économie politique pour la morale. À la question très concrète et très ouverte du financement de l’art, on répond par une culpabilisation grossière des publics jugés déviants. « J’apprends, écrivait Brecht, que le gouvernement estime que le peuple a “trahi la confiance du régime” et “devra travailler dur pour regagner la confiance des autorités”. Dans ce cas, ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? »

Il faut reconnaître qu’en effet le peuple de la gratuité se laisse assez mal gouverner, et qu’il ne cadre pas avec l’image qu’on donne de lui. L’homo gratuitus, dans l’imaginaire de ses détracteurs, c’est le cousin pique-assiette de l’homo economicus. Il a toutes les tares du consommateur (zappeur, passif, influençable, calculateur mais incapable de reconnaître la vraie valeur des choses, égocentré, irresponsable, en un mot : adolescent), mais rien ne le rachète, puisqu’il ne paie même pas. Quand on y regarde de près, la caricature ne tient évidemment pas. Ainsi de cette gratuité produite par et pour des collectifs non-marchands (logiciel libre, perruque. . . ), où la frontière est enfoncée entre usage et production, consommation et participation, puisque ceux qui produisent et ceux qui consomment sont les mêmes. Mais c’est flagrant aussi du côté du vieux service public : ces dernières années, par exemple, les lycéens ont très activement manifesté leur attachement à l’enseignement gratuit, plus assidûment, plus promptement, et plus efficacement que les adultes qui le leur dispensent.

On le voit donc, dès qu’elle est frottée aux modalités concrètes (et plurielles) de la gratuité, sa critique indifférenciée, montée trop haut, tombe. Inversement, reconnaître qu’il existe plusieurs formes de gratuité, c’est en cultiver le désir et en renforcer la défense. De trois manières au moins. Premièrement, la diversité des gratuités ouvre un champ d’expérimentation et d’innovation qui fonctionne comme un véritable laboratoire politique. On (la gauche) aurait ainsi tout à gagner à s’intéresser de près au dépassement de la vieille alternative État/marché qu’est en train d’opérer le courant des Commons, une veine de production non-marchande sans être pour autant étatisée, prometteuse tant en théorie qu’en pratique, et à l’occasion critique, c’est-à-dire exigeante envers l’idée même de gratuité. Deuxièmement, puisque les gratuités sont diverses, elles invitent à des choix et à des préférences, discutés collectivement. Entre le streaming (sites d’écoute en ligne) et le peer-to-peer (échange de fichiers), il est par exemple possible de choisir, au regard de leurs effets tout à fait différents sur la diversité de l’offre : ce n’est pas que la gratuité ne vaut rien, c’est que toutes les gratuités ne se valent pas. Troisièmement, partir de la multiplicité des gratuités, c’est espérer leur multiplication. Historiquement, la gratuité a souvent été l’autre nom des grands droits-créances : « école laïque, gratuite et obligatoire », « avortement libre et gratuit », etc. Depuis lors, chaque proposition de gratuité nourrit l’espoir d’un nouveau « droit à », dont rien ne garantit qu’il verra effectivement le jour, mais que rien n’oblige non plus à enterrer d’avance.

Post-scriptum

Dossier coordonné par Aude Lalande & Victoire Patouillard. Sommaire ici. Conférence-rencontre au centre Georges Pompidou le 3 février 2010 (détails pratiques ici)